PAC 15 – Un multilatéralisme sans contraintes Les engagements des États dans le cadre de Copenhague

Par Simon Uzenat

Passage au crible n°15

Source : Pixabay

Organisées sous l’égide de la CCNUCC (Convention-Cadre des Nations Unies sur les Changements Climatiques), les négociations avaient pour objectif de parvenir à un accord juridiquement contraignant lors de la 15eCdP (Conférence des Parties), qui s’est tenue à Copenhague du 7 au 19 décembre 2009. Il s’agissait en l’occurrence de prolonger et d’intensifier les efforts programmés par le protocole de Kyoto – qui arrive à échéance le 31 décembre 2012 – et d’établir ainsi le futur régime multilatéral de régulation climatique.

Rappel historique
Cadrage théorique
Analyse
Références

Rappel historique

En décembre 1997, les délégués à la troisième CdP se sont accordés à Kyoto sur un protocole –formellement entré en vigueur en 2005 – qui engageait les pays industrialisés, mentionnés dans l’Annexe I, à réduire d’ici 2012 leurs émissions globales de GES (Gaz à Effet de Serre) d’une moyenne de 5,2% en deçà de leurs niveaux de 1990. En outre, cet accord organisait un système international de vérification et prévoyait l’instauration de mécanismes de sanctions. Les discussions menées dans le cadre de la conférence de Bali en décembre 2007 (CdP 13) ont par ailleurs abouti à l’adoption du PAB (Plan d’action de Bali) ainsi qu’à un processus biennal – la Feuille de route de Bali – qui fixait une date butoir pour l’achèvement des négociations lors de la CdP15 à Copenhague.

À cet égard, l’orientation poursuivie obéissait à une approche supranationale, marquée par la force d’une expertise transnationale (le GIEC), la légitimité du système onusien et l’unité européenne. À tel point que l’administration Clinton signa le protocole de Kyoto, sans pour autant obtenir par la suite la ratification du Congrès. Ce traité compte aujourd’hui 189 parties ; et même si les États-Unis reconnaissent désormais le rôle des GES sur le climat et la santé, ce pays refuse toujours la logique de Kyoto exigeant un objectif global réparti ensuite entre les pays, à proportion de leurs responsabilités passées et actuelles. Quant aux pays émergents – au premier rang desquels figurent le Brésil, la Chine et l’Inde – et aux PMA (Pays les Moins Avancés), ils entendent avant tout faire respecter leur droit au développement. Pour ce faire, ils n’hésitent pas à utiliser les organisations internationales pour corriger les disparités économiques, sociales et territoriales entre pays industrialisés et PED (Pays En Développement). En l’espèce, l’Accord de Copenhague apparaît principalement comme le produit de ces rapports de force et enregistre la poursuite d’une redistribution mondiale de l’autorité politique.

Cadrage théorique

La conclusion de cet accord et les engagements fournis par les États au 31 janvier 2010, renvoient à deux concepts étroitement liés.

1. Le multilatéralisme. Loin de se réduire à la description d’une nouvelle configuration interétatique, il désigne plutôt l’émergence d’une nouvelle gouvernance mondiale, fragmentée et hybride. Associant acteurs privés et publics, États et sociétés civiles, superposant le micro et le macro, cette dernière demeure au centre des recherches et des discours sur une prétendue démocratisation des relations internationales. Or, il s’avère que cette dynamique comprend plusieurs processus équivoques et engage, à ce titre, des visions du monde extrêmement hétérogènes. Le multilatéralisme peut alors être davantage appréhendé comme une ressource idéologique et opérationnelle à la disposition des acteurs internationaux.
2. Les BPM (Biens Publics Mondiaux). Avant de représenter un enjeu majeur des relations internationales, les BPM apparaissent comme le produit original d’une construction sociale qui puise son sens dans une vision intégrée – voire sacralisée – du développement, tant dans l’espace que dans le temps. À cet égard, une expertise et un savoir transnationalisés constituent aussi bien une condition de possibilité que les outils privilégiés d’évaluation d’une démarche objective. Toutefois, cette rationalité contemporaine entre parfois violemment en conflit avec les cadres historiques de souverainetés publiques et privées étroitement circonscrites.

Analyse

Un très grand nombre d’observateurs estime que le sommet de Copenhague n’a conduit qu’à un accord minimaliste sacrifiant l’intérêt général de l’Humanité. En effet, iI rompt brutalement avec l’esprit de Kyoto. Certes, il conforte le septième principe de la Déclaration de Rio (1992) relatif aux « responsabilités partagées et différenciées » des États, mais il se contente d’enregistrer la proposition du GIEC de limiter la hausse des températures à 2°C. Par ailleurs, il ne prévoit aucun mécanisme international de vérification et de sanction. Il faut en outre noter qu’aucun pays ne l’a formellement signé en décembre 2009, l’Assemblée plénière de la CCNUCC se contentant d’en prendre note.

Il convient cependant de dépasser ces approches normatives afin de mieux cerner les principes d’organisation et les lignes de force d’une gouvernance mondiale – de l’environnement notamment – encore très largement en chantier. De façon générale, l’Accord de Copenhague, qui intervient 16 mois après la chute de Lehmann Brothers, marque une étape importante dans la redéfinition des sphères publiques et privées. Au lieu de stigmatiser l’individualisme stato-national, il conviendrait plutôt d’analyser en quoi la crise économique et financière – et les nouvelles relations qui se sont nouées entre organisations internationales, systèmes bancaires et gouvernements – a accéléré l’hybridation des cadres de gouvernance et contribué à rendre encore plus hétérogènes les intérêts d’acteurs de plus en plus nombreux et compétents. Ce faisant, les stratégies de négociation des États expriment des visions du monde plus spécifiques et, par conséquent, plus difficilement conciliables. Enfin, l’absence de transparence lors des négociations de Copenhague – les pays en développement en ont été écartés, tandis que les ONG ne pouvaient accéder au centre de conférences – a largement contribué à crisper les positions de chacun et à fragiliser les positions les plus ambitieuses.

Il s’agit donc moins de la faillite du système interétatique proposé par l’ONU que de la difficulté à établir un régime multilatéral intégrant toutes les parties concernées : les firmes, les collectivités locales ou les ONG. En outre, même si les réflexions de la CCNUCC se fondaient sur les travaux du GIEC depuis la 1ère CdP à Berlin en 1995, la crise de légitimité, traversée par ce dernier, affaiblit considérablement son autorité. Dès lors, l’adoption d’un instrument juridiquement contraignant et s’imposant à tous les États demeurait tout à fait improbable. Inversant la logique qui avait prévalu à Kyoto – et tirant les leçons de son échec car l’objectif de 5% n’a même pas été atteint –, l’Accord de Copenhague définit donc un cadre de coopération fondé sur la flexibilité et le seul volontarisme. En témoigne la diversité des engagements pris par les États en la matière – transmis à la CCNUCC le 31 janvier 2010 – et dont le cumul permet d’envisager une baisse de 13,3% à 17,9% des émissions des pays industrialisés à l’horizon 2020 par rapport aux niveaux de 1990, très en retrait par rapport aux 25 à 40% jugés nécessaires par le GIEC dans son 4ème rapport (2007). L’Europe a ainsi programmé une diminution de 20% par rapport à 1990, les Etats-Unis de 17% par rapport à 2005 (soit 4% par rapport à 1990), la Russie de 25% par rapport à 1990 (soit une hausse de 13,5% par rapport à 2007), la Chine une réduction de l’intensité carbone de 45% par rapport à 2005 et l’Inde de 24%.

Le multilatéralisme doit donc être avant tout compris comme une nouvelle fenêtre d’opportunité et d’expression de stratégies singulières. À cet égard, le sommet de Copenhague dessine une nouvelle architecture de la scène mondiale et l’Accord, un dispositif mondialisé de consentement.

Références

Kaul Inge, Grunberg Isabelle, Stern Marc (Ed.), Global Public Goods. International Cooperation in the 21st Century, New York, Oxford University Press, 1999.
Keohane Robert O. (Ed.), International Institutions and State Power, Boulder, Westview Press, 1989.
Kindleberger Charles P., The International Economic Order. Essays on Financial Crisis and International Public Goods, Berkeley, University of California Press, 1986.
Knight Andy, A Changing United Nations: Multilateral Evolution and the Quest for Global Governance, New York, Palgrave, 2000.
Petiteville Franck, Le Multilatéralisme, Paris, Montchrestien, 2009.

PAC 14 – La santé publique à l’heure du capitalisme philanthropique Le financement dans les PVD par la Fondation Gates

Par Clément Paule

Passage au crible n°14

Source : Pixabay

Lors de la réunion annuelle du Forum Économique Mondial de Davos, Bill et Melinda Gates ont annoncé le 29 janvier 2010 que leur fondation financerait la recherche, le développement et la distribution de nouveaux vaccins dans les PVD (Pays en Voie de Développement) à hauteur de 10 milliards de dollars d’ici 2020. Selon l’ex-PDG de Microsoft, cet investissement devrait permettre de réduire considérablement la mortalité infantile liée aux maladies infectieuses. Ainsi, l’homme le plus riche du monde – classement Forbes de 2009 – entend-il contribuer à améliorer la santé publique mondiale par le biais de sa fondation créée en 1999. La Bill & Melinda Gates Foundation représente en effet la première organisation philanthropique de la planète, disposant d’un fonds de dotation estimé à 34 milliards de dollars en septembre 2009. En l’espace d’une décennie, cet acteur privé s’est donc imposé à l’échelle internationale comme un intervenant majeur des politiques sanitaires. À telle enseigne que ses contributions annuelles dans ce domaine – qui excédaient déjà un milliard de dollars en 2007 – dépassent désormais le budget de l’OMS et les financements bilatéraux de nombreux États.

Rappel historique
Cadrage théorique
Analyse
Références

Rappel historique

Ce type d’organisation philanthropique associée au patrimoine d’un capitaine d’industrie s’est particulièrement développé aux États-Unis depuis plus d’un siècle. Certaines spécificités de ce pays, comme la place occupée par l’État, le secteur associatif non-lucratif – non-profit sector ou third sector – ou bien encore l’éthique protestante, n’y sont pas étrangères. En effet, l’enrichissement massif d’une génération d’industriels américains à la fin du XIXème siècle a permis l’émergence de ces acteurs privés. Trois organisations – le big three – incarnent ce premier moment philanthropique : il s’agit des fondations Carnegie, Rockefeller et Ford fondées respectivement en 1911, 1913 et 1936. Ces dernières se différencient des œuvres caritatives traditionnelles par leur volonté de rationaliser le don et par l’ampleur de leurs dotations. Investissant par le biais de subventions accordées à l’enseignement, au maintien de la paix ou à la médecine, elles ont rapidement connu un rayonnement mondial. Suspectées à l’origine de favoriser l’évasion fiscale, elles ont par ailleurs été accusées de diffuser l’impérialisme culturel des États-Unis. En l’espèce, les recherches effectuées sur le big three ont notamment montré le poids de ses membres dans la politique étrangère des États-Unis. Aujourd’hui, ces fondations perdurent et ont même accru leurs fonds de dotation ; en 2008, la Fondation Ford disposait par exemple de plus de 11 milliards de dollars.

Mais, si cette philanthropie première a su s’adapter aux évolutions du XXème siècle, elle est à présent dépassée par une autre génération de fondations privées. Celles-ci émanent d’une aristocratie financière de formation récente, constituée d’entrepreneurs ayant tiré parti des nouvelles technologies et de la dérégulation des marchés : Bill Gates, la famille Walton ou Eli Broad en constituent les parangons emblématiques. Quant à Warren Buffet, il s’est engagé en 2006 à donner la plus grande partie de sa fortune à la Fondation Gates, soit environ 30 milliards de dollars sur plusieurs années. Une telle concentration financière a permis à l’ex-PDG de Microsoft d’investir massivement dans un programme sanitaire destiné aux PVD. Rappelons toutefois que l’implication de ces acteurs philanthropiques dans ce domaine n’est pas une nouveauté. N’est-ce pas dans les laboratoires de la Fondation Rockefeller que Max Theiler – lauréat du prix Nobel de médecine, 1951 – a mis au point le vaccin contre la fièvre jaune en 1937 ? Néanmoins, les financements massifs des Gates depuis plus d’une décennie marquent un considérable saut quantitatif.

Cadrage théorique

1. Philanthro-capitalisme (venture philanthropy). Les nouveaux entrepreneurs sociaux dont font partie les Gates ont rationalisé le third sector en important les techniques entrepreneuriales des firmes de capital-risque. Cette doctrine s’oppose à la philanthropie traditionnelle dont elle dénonce la pesanteur bureaucratique. En l’occurrence, elle insiste sur la flexibilité, l’évaluation et le retour social sur investissement.
2. Diplomatie d’un acteur privé. Depuis sa création, la Fondation Gates se trouve à l’origine d’innovations majeures dans le domaine sanitaire. Si les organisations internationales et les États restent les principaux acteurs du secteur, les contributions financières du géant philanthropique lui permettent de mener une véritable diplomatie. Or, cet impact normatif induit des effets sur les formes et le contenu des politiques internationales en matière sanitaire.

Analyse

La montée en puissance de la Fondation Gates ne peut s’expliquer sans la prise en compte du repositionnement de l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé) qui s’est opéré au cours des années quatre-vingt-dix. Confrontée à des difficultés budgétaires et à des dissensions internes, cette organisation internationale avait alors opté pour une stratégie d’ouverture vers les acteurs privés qui associerait les grandes fondations philanthropiques aux institutions internationales dans le cadre de partenariats public-privé. Mais dès lors, ces nouvelles entités ont déterminé à l’échelle mondiale la définition et la mise en œuvre des programmes sanitaires, en particulier dans la lutte contre les maladies infectieuses. Pour sa part, la Fondation Gates s’est montrée omniprésente au sein de ces organismes, participant au Fonds mondial de la lutte contre le SIDA, la tuberculose et le paludisme. Elle a également joué un rôle décisif dans la création de la GAVI (Global Alliance for Vaccines and Immunization), en la dotant de 750 millions de dollars. Cependant, l’investissement des Gates ne se réduit pas à une participation financière car ses experts siègent aux comités directeurs des partenariats. En outre, la Fondation a soutenu la mise en place de nouveaux mécanismes financiers – comme l’IFFIm (International Finance Facility for Immunization) – propres à intéresser l’industrie pharmaceutique dans la recherche de nouveaux vaccins.

La stratégie sanitaire promue par Bill Gates réside en effet dans une immunisation généralisée au profit des PVD, solution jugée rentable et efficace. Ce faisant, l’ex-dirigeant de Microsoft relance des initiatives qui avaient échoué par le passé, évoquant même en 2008 l’éradication possible de la malaria. Toutefois, cette orientation a été qualifiée de trop étroite par des spécialistes de la santé publique ou du développement, qui dénoncent là une idéologie technologique. Selon eux, cette vision verticale négligerait les aspects politiques et socio-économiques des réalités locales. De surcroît, certaines personnalités scientifiques s’inquiètent du poids d’un acteur privé susceptible d’imposer à ce point ses priorités. Le responsable du programme de lutte contre le paludisme de l’OMS s’est ainsi plaint en 2007 de pressions exercées par la Fondation Gates en faveur de l’adoption du programme controversé, IPT (Intermittent Preventive Therapy). Plus généralement, l’irruption du géant philanthropique dans la gouvernance sanitaire mondiale risque de bouleverser les politiques nationales de santé des PVD. À cet égard, un tel pari sur la vaccination n’est pas sans conséquences car il peut conduire à des déséquilibres dans l’offre sanitaire au détriment, par exemple, des soins obstétriques ou nutritionnels, moins médiatisés.

Si les apports financiers de la Fondation Gates sont salués par de nombreux observateurs, ils suscitent aussi certaines réserves déjà adressées aux organisations créées, en leur temps, par Rockefeller ou Ford. Dans cette logique, le discours technologique et entrepreneurial du philanthro-capitalisme pourrait dissimuler un redéploiement du soft power américain. Sans présumer des Gates et de leurs intentions, force est donc de constater que leur contribution a conduit à encourager les partenariats public-privé et les mécanismes hybrides de financement. Or, un tel dispositif constitue bel et bien une relégitimation du marché.

Références

Abélès Marc, Les Nouveaux riches. Un ethnologue dans la Silicon Valley, Paris, Odile Jacob, 2002.
Guilbaud Auriane, Le Paludisme. La lutte mondiale contre un parasite résistant, Paris, L’Harmattan, 2008. Coll. Chaos International.
Muraskin William, « The Global Alliance for Vaccines and Immunization: is it a New Model for Effective Public-Private cooperation in International Public Health? », American Journal of Public Health, 94 (11), nov. 2004, pp. 1922-1925.
OCDE, Fondations Philanthropiques et Coopération pour le Développement, Tiré-à-part des Dossiers du CAD, 4 (3), 2003.
Piller Charles, Smith Doug, “Unintended Victims of Gates Foundation Generosity”, Los Angeles Times, 16 décembre 2007, à l’adresse web: http://fairfoundation.org/news_letter/2008/01march/criticism_of_gates_foundation.pdf [6 fév. 2010].

PAC 13 – Quand nécessité fait loi La conférence de réconciliation nationale pour l’Afghanistan Londres, 28 janvier 2010

Par Hervé Pierre

Passage au crible n°13

Source : Pixabay

« Nous devons tendre la main à tous nos compatriotes, en particulier à nos frères désabusés qui ne sont pas membres d’Al-Qaida ou d’une autre organisation terroriste », a déclaré Hamid Karzaï devant les délégués de 70 pays rassemblés à Londres, le 28 janvier 2010. L’option de la réconciliation, amorcée dès 2003 par un président afghan distinguant déjà les bons des mauvais talibans, est devenue en 2009 une priorité politique pour Kaboul. Cette réorientation stratégique devrait se traduire par la convocation au printemps 2010 d’une grande assemblée traditionnelle (Loya Jirga). Elle devrait également conduire à la création d’un fonds de 358 millions d’euros permettant de dissuader les plus pauvres de rejoindre la rébellion.

Rappel historique
Cadrage théorique
Analyse
Références

Rappel historique

En 1979, l’invasion soviétique fait suite au renversement du président Daoud par l’insurrection communiste. Elle provoque l’émergence de multiples groupes de résistants qui – dans le contexte de la Guerre froide – reçoivent un soutien substantiel des États-Unis. Cependant, la relative unité des mouvements de moudjahiddines ne survit pas au retrait de l’Armée Rouge qui s’opère à partir de 1989. La situation devient rapidement anarchique et les rivalités entre chefs font de nombreuses victimes civiles. À partir de 1992, des étudiants (taleb), qui prétendent rétablir l’ordre et la justice, se regroupent en zones tribales pakistanaises autour du mollah Omar. Leurs succès militaires se multiplient pour culminer en 1996 avec la prise de Kaboul. Le nouveau régime – pas nécessairement antioccidental à ses débuts –, se radicalise vite au contact de Ben Laden. Il développe alors un programme politique exclusivement fondé sur la charia et favorise nettement l’ethnie pachtoune.

À dominante tadjike, l’Alliance du Nord – soutenue par les États-Unis – renverse le gouvernement taliban en 2001 dont la chute de Kandahar en 2002 marque la fin. À partir de 2003, la rébellion prend progressivement le relais. Elle est composée d’une myriade de groupes concurrents qui partagent simplement la volonté de résister à toute forme d’ingérence extérieure. Les orientations de ces derniers demeurent très diverses et le pragmatisme de certains leaders – venus très tardivement au talibanisme – ne manque pas d’être remarqué. En 2003, The Economist évoquera même pour la première fois l’existence d’un neo-talibanisme pour décrire ce que des chercheurs comme Amin Tarzi considèrent alors comme un phénomène totalement nouveau.

Cadrage théorique

Le discours performatif destiné à diaboliser l’adversaire sert paradoxalement les intérêts des deux camps engagés dans une lutte absolue. Il laisse par conséquent peu de place pour une troisième voie qui chercherait à distinguer les bons des mauvais.

1. Le discours performatif. J.L. Austin a montré comment certains discours ne remplissent pas une fonction descriptive ou informative, mais constituent bien plutôt des actes en soi. Donner aujourd’hui aux rebelles afghans le nom de taliban présuppose qu’il existe une unité de facto entre les groupes combattants et qu’on peut établir un lien historique avec le mouvement ayant dirigé l’Afghanistan de 1996 à 2001. De plus, la forte charge émotionnelle du terme représente une arme politique servant tout autant ceux qui se réclament du mouvement que ceux qui le combattent avec acharnement.
2. La diabolisation. L’adversaire est perçu comme un bloc homogène, défini négativement, par opposition à un autre modèle. À l’origine de cette vision simpliste et déformée de la réalité classiquement analysée par Robert Jervis, existe une tendance à surestimer ses propres référents qui conduit – par manque d’empathie – à nier la pertinence, voire l’existence même de rationalités différentes. Réduit à une essence supposée, l’Autre incarne uniquement l’image de l’Ennemi irréductible, catalyseur de toutes les peurs, angoisses et fantasmes.

Analyse

Le processus de réconciliation par réintégration dans le jeu politique national d’une fraction des talibans marque une évolution notable qui témoigne d’une appréciation plus fine de cette rébellion sans unité. Si elle se concrétisait, la politique de la main tendue pourrait sonner le glas des talibans au sens propre – la fonte des effectifs combattants – comme au sens figuré avec la disparition de toute unicité du discours. Cependant, cette évolution se heurte à deux difficultés majeures.

1. Le credo de la guerre contre le terrorisme. La promotion d’une politique de réconciliation nationale montre la faiblesse – perçue par tous les acteurs de la scène afghane – plus que la force du président Karzaï. Ce dernier – dont la popularité et la crédibilité déjà bien entamées ont souffert du simulacre d’élections démocratiques en août 2009 – entretient des rapports très tendus avec l’administration Obama. La perspective d’une réduction drastique des forces de la Coalition à l’horizon 2011 ne lui laisse par conséquent pas d’autres choix que de renforcer ses propres effectifs. Plus que de désarmer le dushman (bandit), l’exécutif afghan entend surtout conquérir une puissance propre à modifier le rapport de force. Dans cette logique, la réconciliation pour la paix apparaît donc comme un leurre, un calcul politique du président Karzaï, destiné uniquement à renforcer sa position personnelle dans un contexte de guerre.

Diaboliser l’adversaire justifie le combat, les appels de fonds et, les renforts de troupes. Il suppose également le soutien inconditionnel des opinions publiques car l’ennemi local est connecté à une guérilla transnationale dont le cerveau, le mollah Omar, voire Ben Laden, serait à l’origine. En réponse aux propositions du président Karzaï, la Secrétaire d’État américaine Hillary Clinton a choisi d’agiter le spectre du retour à l’obscurantisme religieux, préférant essentialiser le taliban plutôt que de lui reconnaître une part de rationalité. Pour soutenir cette politique de rapprochement, elle a finalement déclaré qu’« on ne fait pas la paix avec ses amis ». Engagés dans une guerre totale contre le terrorisme international, les États-Unis partagent en l’espèce le monde en deux ensembles qui s’excluent mutuellement et ne laissent place à aucune troisième voie.

2. La contestation, comme ressource rentable. Au niveau micro, le marginal qui s’offre – à peu de frais – le qualificatif de taliban, obtient localement une visibilité sans commune mesure avec la réalité de son pouvoir. Ainsi, le dushman de la vallée de Tagab inscrit-il sa lutte locale et opportuniste dans un ensemble mythique qui le dépasse. Mais une telle posture lui procure soutien logistique et caisse de résonance. Au niveau macro, les leaders du djihadisme mondial, réfugiés dans les zones tribales pakistanaises, catalysent et s’approprient des formes diverses de violence sociale qu’ils transforment ensuite en ressource rentable sur la scène mondiale. C’est dire combien les propositions de Londres sont rejetées en bloc par ceux qui font de la lutte contre l’Occident un fonds de commerce. À cet égard le Conseil du commandement des talibans a clairement indiqué le 28 janvier que « Les tentatives de l’ennemi d’acheter les moudjahidine en leur offrant de l’argent et des emplois pour qu’ils abandonnent le jihad étaient vaines ».

La solution au problème afghan via la réconciliation nationale masque difficilement ses ambigüités. En effet, cette politique est promue par calcul, soutenue par défaut, voire refusée en bloc par les principaux protagonistes. En l’occurrence, le communiqué final de la conférence de Londres apparaît très révélateur car – en dépit du nombre de discussions sur le sujet – il ne mentionne qu’une seule fois le terme même de réconciliation.

Références

Tarzi Amin, Crews Robert D., The Taliban and The Crisis of Afghanistan, Cambridge, Harvard University Press, 2008.
Austin John, Quand dire, c’est faire, trad., Paris, Seuil, 1970.
Ledgard Jonathan, « Taking on The Warlords…», The Economist, 22 mai 2003.
Jervis Robert, Perception and Misperception in International Politics, Princeton, Princeton University Press, 1976.

PAC 12 – Une remise en cause du savant et du politique Dividendes et suspicions mondiales autour des politiques de vaccination

Par Clément Paule

Passage au crible n°12

Source : Pixabay

L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE) devrait lancer fin janvier 2010 une enquête sur la menace de fausses pandémies. En effet, la sous-commission santé de cette institution a mis en cause, dans une motion votée le 18 décembre 2009, d’éventuelles collusions entre l’industrie pharmaceutique et les experts de l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé). En l’occurrence, il s’agirait d’évaluer la gestion de la pandémie de grippe A/H1N1, et en particulier la campagne mondiale de vaccination préconisée au plan mondial. Cette polémique semble renforcée par les derniers rapports épidémiologiques confirmant la forte baisse de l’activité du virus dans de nombreux pays, notamment aux États-Unis et dans la majeure partie de l’Europe et de l’Asie. Les grands laboratoires – ou big pharma – sont suspectés d’avoir contribué à créer une psychose qui leur aurait permis de vendre des produits insuffisamment testés ; ces entreprises paraissant avoir profité des politiques publiques d’immunisation. Le laboratoire britannique GSK (GlaxoSmithKline), qui a commercialisé massivement son vaccin Pandemrix™, a ainsi annoncé, le 15 janvier 2010, un chiffre d’affaires de 945 millions d’euros pour le quatrième trimestre de l’année 2009.

Rappel historique
Cadrage théorique
Analyse
Références

Rappel historique

Depuis son apparition au printemps 2009, le virus H1N1 aurait causé plus de 14 000 décès dans 209 États. Pourtant, la lutte transnationale contre la pandémie s’est rapidement orientée vers des mesures de vaccination préconisées par le groupe d’experts SAGE (Strategic Advisory Group of Experts on Immunization) de l’OMS. Néanmoins, les stratégies de prévention des autorités nationales sont restées marquées par une grande hétérogénéité. En l’espèce, certains États comme la France, le Canada ou la Suisse ont opté pour une couverture vaccinale de niveau maximal et ciblant plus de 75% de la population. En revanche, une politique plus modérée a été décidée en Allemagne et aux États-Unis ; de la même manière, seuls 5% des Chinois – soit 65 millions de personnes – ont-ils été immunisés dès le début de l’année 2010. Pour leur part, les campagnes vietnamiennes ou saoudiennes ont aussi débuté durant cette période. Au contraire, la Pologne fait figure d’exception car elle a refusé en novembre 2009 tout achat de produits pharmaceutiques, les estimant peu fiables. Soulignons par ailleurs que de nombreux États n’ont pu accéder immédiatement au marché des vaccins. Quant aux commandes massives lancées par les pays de l’hémisphère Nord – plus d’un milliard de vaccins en septembre 2009 – elles ont été honorées prioritairement.

En outre, la modification du schéma d’immunisation courant novembre 2009 – avec la limitation à une injection au lieu des deux initialement prévues – a bouleversé les politiques nationales et créé des excédents. Cette situation a été aggravée par la réticence des populations à la vaccination qui n’a finalement concerné que 8% des Français – soit 5 millions –, à peine un demi-million de Marocains ou encore moins de 4 millions de Britanniques. Enfin, 62 millions d’Américains auraient suivi la recommandation de l’OMS, malgré le précédent historique de 1976 où la suspicion d’une épidémie de grippe porcine avait provoqué une vaste campagne de prévention.

Cadrage théorique

1. Le principe de précaution. Présent dans la déclaration de Rio sur l’environnement et le développement de juin 1992, il répond à l’incertitude provoquée par les risques environnementaux ou sanitaires. Inscrit dans la constitution française en 2005 après les affaires du sang contaminé ou de la vache folle, il a été invoqué pour justifier les campagnes massives de prévention face au virus H1N1.
2. Les controverses sociotechniques. Ce concept, proposé par Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe, entend restituer les luttes portant sur la définition de situations difficilement gouvernables. Ici, la gestion de la pandémie s’inscrit dans un contexte d’incertitude où un discours d’autorité scientifique se trouve contesté par plusieurs expertises concurrentes.

Analyse

Le leadership de l’OMS dans la gestion de la pandémie a démontré la puissance normative de cette institution définissant le contenu des politiques nationales de prévention. Toutefois, la légitimité de cette organisation a été ébranlée lorsque sa directrice a reconnu le 18 janvier 2010 un excès de prudence face à la grippe A/H1N1, excès qu’elle a justifié par un impératif de santé publique. L’invocation du principe de précaution a alors ouvert une fenêtre d’opportunité à de nombreux acteurs critiques revendiquant une expertise alternative, voire profane. Soulignons à cet égard que certains médecins avaient rapidement affiché leur scepticisme envers les campagnes de vaccination pourtant conseillées par le SAGE. En juillet 2009, l’un d’entre eux évoquait par exemple des intérêts financiers et industriels qui surévalueraient la menace des virus grippaux. Mais l’OMS a aussi été la cible de théories conspirationnistes l’accusant d’avoir purement et simplement créé la pandémie. La journaliste Jane Burgermeister a notamment porté plainte contre l’organisation et le laboratoire Baxter, dès juin 2009, pour bioterrorisme et tentative de génocide.

Ces dénonciations, jusque-là peu médiatisées ont été renforcées par les déboires de campagnes de vaccination jugées disproportionnées – citons les 13 millions de doses commandées par la Suisse pour 7,7 millions d’habitants – face à une pandémie finalement modérée. C’est pourquoi la quinzaine d’experts du SAGE a bientôt concentré les suspicions de collusions avec l’industrie pharmaceutique, réputée pour ses capacités de lobbying. Depuis décembre 2009, l’OMS a donc été contrainte de se livrer à plusieurs justifications publiques requises par des États-membres, comme l’Inde et le Vietnam. Elle s’est par ailleurs efforcée de donner des garanties de transparence et dans le même temps – malgré la confidentialité des débats – de détailler les garde-fous devant permettre d’éviter tout conflit d’intérêt impliquant ses experts. Mais en perdant leur monopole du discours d’autorité scientifique sur les techniques, ces derniers paraissent cependant délégitimés. Cette configuration du savoir – assimilée dans sa forme absolue par Jürgen Habermas à une idéologie – semble contestée par ces accusations ouvertes et tout autant par des résistances passives, comme les faibles taux de vaccination en dépit des recommandations du SAGE.

La prolifération et l’audience croissantes de discours alternatifs qui prennent la forme d’expertises concurrentes multiples, vont de pair avec la fragilisation du modèle vertical d’information et de décision. Un tel processus n’est pas sans rappeler d’autres controverses sociotechniques, comme celle du sang contaminé ou de la vache folle qui ont mêlé incertitude scientifique et stratégies divergentes d’acteurs. Toutefois, la spécificité du cas étudié ici tient davantage à l’effet pervers induit par la prévention. En témoigne la défense de certains gouvernements mis en cause pour leur gestion du risque pandémique. Ainsi, en France, la Ministre de la Santé a-t-elle répondu à ses détracteurs en invoquant également le principe de précaution. Cette norme, qui selon François Ewald obligerait à exagérer la menace, semble une justification nécessaire pour les décideurs, en particulier en cas d’incertitude. En effet, les coûts politiques d’une éventuelle catastrophe les conduiraient de plus en plus systématiquement à envisager le pire. Dans cette logique, l’action publique dépendrait de plus en plus d’une expertise censée définir le risque en amont. Néanmoins, en cas de fiasco, il s’ensuivrait une responsabilité diluée entre les gouvernants et leurs conseillers caméraux, pouvant conduire à une délégitimation générale. La faillite d’une expertise officielle peu transparente pourrait alors ajouter au risque sanitaire les dangers d’un marché de l’anxiété facilement exploitable.

Références

Callon Michel, Lascoumes Pierre, Barthe Yannick, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris, Seuil, 2001.
Ewald François, Gollier Christian, De Sadeleer Nicholas, Le Principe de précaution, Paris, PUF, 2009. Coll. Que sais-je ?
Habermas Jürgen, La Technique et la science comme « idéologie », Paris, [1968], Gallimard, 1990.
InVS (Institut de Veille Sanitaire), Stratégies vaccinales A (H1N1) 2009 dans 18 pays d’Europe, d’Amérique du Nord, d’Asie et d’Océanie, 31 octobre 2009, à l’adresse : http://www.invs.sante.fr/international/notes/strategies_vaccinales_a_h1n1_monde_311009.pdf [22 janvier 2010].
Page du site de l’OMS consacrée à la pandémie de grippe A/H1N1 : http://www.who.int/csr/disease/swineflu/en/index.html [26 janvier 2010].

La RAND Corporation (1989-2009) La reconfiguration des savoirs stratégiques aux États-Unis

Randcorporation
Jean-Loup Samaan

Préface de Jean-Jacques Roche

Fondée en 1948, la RAND Corporation est une institution américaine dédiée à l’étude des questions stratégiques. Depuis sa création, elle participe au processus de décision politique par le biais de ses études et rapports. À ce titre, elle est considérée comme l’un des principaux think tanks américains.

La fin de la guerre froide aurait dû sonner le glas des soviétologues. Au-delà d’un simple savoir, l’analyse de l’URSS est devenue au cours des cinquante dernières années un véritable commerce aux États-Unis. Au sein de ce marché des idées stratégiques, la RAND Corporation a fait figure de matrice organisationnelle. Créée pour et par la guerre froide, pouvait-elle lui survivre ? Aujourd’hui, vingt ans après la chute du Mur de Berlin, ce think tank californien n’a pourtant pas fermé ses bureaux. Au contraire, il en a ouvert d’autres dans le monde entier.

À travers la RAND, cet ouvrage analyse ainsi l’histoire de l’après-guerre froide, tout en dévoilant les grands débats qui ont irrigué la politique étrangère des États-Unis depuis 1989.

Jean-Loup Samaan est chargé de mission à la DAS (Délégation aux Affaires Stratégiques) du ministère français de la Défense. Docteur en science politique de l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, il a été auparavant visiting scholar à Duke University et à la RAND Corporation. Auteur de plusieurs articles et d’une précédente publication consacrée au Hezbollah libanais, il enseigne les relations internationales à Sciences Po Paris et dans les universités de Paris VIII et Rouen.

Jean-Jacques Roche est Professeur de science politique à l’Université Paris II Panthéon-Assas où il dirige l’ISAD (Institut Supérieur de l’Armement et de la Défense). Spécialiste des théories des relations internationales, il a récemment publié Relations internationales, 4e éd., 2009 et Théories des relations internationales, 7e éd., 2008. Il mène actuellement des recherches sur les nouveaux mercenaires.

Commander l’ouvrage