PAC 63- Les atouts politiques d’une puissance culturelle La politique de grandeur culturelle du Qatar

Par Alexandre Bohas

Passage au crible n°63

Qatar, baie de l’Ouest. Pixabay

Le Qatar fait régulièrement la une des journaux par ses acquisitions d’œuvres d’art. Consciente des ressources limitées que recèle son sol, la famille régnante a investi à l’étranger. Dès lors, il s’agit de comprendre son implication dans le domaine artistique pourtant réputé hasardeux et improductif.

Rappel historique
Cadrage théorique
Analyse
Références

Rappel historique

À la faveur des hausses du prix des hydrocarbures et de la crise financière, la micro-monarchie du Qatar a procédé à de nombreux placements dans différents fleurons de l’économie mondiale. Elle détient désormais des institutions touristiques de luxe comme le Carlton, Le Royal Monceau, Harrods ou l’Hôtel Savoy. Elle dispose par ailleurs de participations minoritaires dans des multinationales françaises – comme Vinci, Lagardère, Vivendi, Total, LVMH, Suez Environnement – mais aussi européennes telles que Volkswagen, Porsche ou la Barclays.

Outre ces actifs, elle rachète également des tableaux de maîtres, ce qui lui a valu de prendre la tête du classement 2011 des plus grands investisseurs sur le marché de l’art. À cet égard, on estime qu’en sept ans les exportations des États-Unis au Qatar se montent à 428 millions de dollars. À titre d’exemple, en 2009, l’émirat a acquis les Rothko du financier Ezra Merkin pour 310 millions de dollars, deux ans seulement après ceux de la collection Rockefeller. Il s’est de même assuré pour 45 millions d‘euros la dation Claude Berri qui était à l’origine destinée à la France. Pour exposer ensuite ses œuvres, il a fait appel aux plus grands architectes reconnus internationalement. Ainsi, le musée national du Qatar a-t-il été conçu par Jean Nouvel. Quant au musée de l’art islamique, inauguré en 2008, il a été dessiné par le Sino-américain Pei et celui de l’art moderne par Jean-François Bodin.

Cadrage théorique

La société anarchique de l’international. Bien que l’anarchie caractérise la sphère internationale, cet état peut revêtir différentes formes. En effet, il se trouve modelé par des facteurs idéologiques et matériels de sorte qu’il s’apparente davantage à une « société internationale » (Hedley Bull) qu’à la guerre permanente que dépeignent les réalistes. Ses membres sont conduits à entretenir des relations de coopération, à participer à des institutions et à intérioriser des valeurs communes telles que la loyauté et la reconnaissance mutuelle.

La puissance paradoxale des petits États. Tandis que ces derniers sont souvent négligés par les internationalistes, les théories les concernant les limitent à des diplomaties visant la promotion de normes, de la paix et d’opérations humanitaires (Christine Ingebritsen). Or, nous avons assisté ces dernières années au déclin relatif des grandes puissances. A contrario, les « lilliputiens » étatiques (Robert Keohane) semblent avoir bénéficié de la mondialisation marquée par une intensification des relations et un essor des acteurs transnationaux. Dans cette configuration, plusieurs d’entre eux apparaissent aux avant-postes en concentrant d’énormes capitaux et en se posant en nœuds incontournables des flux financiers, culturels, marchands et humains.

Analyse

À la faveur des mutations rapides du capitalisme et de l’ordre mondial, les observations de Katzenstein sur l’adaptation et la résistance des petits États s’avèrent confirmées. En effet, la mondialisation a intensifié la concurrence intersectorielle, provoqué la formation d’économies-monde et la concentration des richesses. Aussi, la puissance ne passe-t-elle plus simplement par la maîtrise de capacités productives et distributives qui assurent une indépendance, sinon une autonomie, des États-nations. À l’inverse, elle provient bien plutôt de l’autorité et du rayonnement résultant de la détention d’un ou de plusieurs de ces pôles d’attraction globale. Autrement dit, il ne s’agit pas de s’extraire du jeu international, mais au contraire d’y trouver une place de premier ordre. À titre d’exemple, si les États-Unis maintiennent aujourd’hui une prépondérance structurelle, c’est aussi grâce à la position centrale qu’occupent Hollywood dans le secteur cinématographique, Wall Street dans la finance mondiale et la Silicon Valley dans les nouvelles technologies de l’information et de la communication.

Avec un monde devenu fragmenté et ordonné en archipels, les pays de taille réduite se montrent prompts à se polariser sur un domaine précis. C’est pourquoi certains d’entre eux, à l’image du Qatar, connaissent un essor spectaculaire. À l’instar de Singapour ou même des paradis fiscaux, le Qatar cherche dorénavant à se spécialiser dans le monde du savoir et celui des beaux-arts. Ces derniers doivent lui permettre de parvenir à la reconnaissance mondiale, rempart contre des voisins menaçants comme l’Arabie Saoudite ou bien l’Iran. Ils doivent contribuer au développement d’un territoire tirant l’essentiel de ses ressources de l’industrie gazière. Rappelons que le Qatar a lancé en 1996 la très célèbre chaîne de télévision Al-Jazira qui s’est imposée depuis dans le paysage audiovisuel. Ensuite, la monarchie a accueilli des artistes réfugiés d’Irak, tandis que ses dirigeants se révèlent de grands collectionneurs d’art. Par ailleurs, elle a attiré de nombreuses universités comme les Américains de Georgetown, Northwestern, Carnegie, et Cornell, les Européens de Stenden, et les Canadiens de Calgary et North Atlantic, qui se sont établis dans le pays en développant des cursus complets. Remarquons que cette stratégie se rapproche de celle d’Abou Dhabi qui s’est lancé dans la construction des succursales du Louvre et du Guggenheim après avoir ouvert les campus de Paris-Sorbonne Abou Dhabi, d’HEC, de l’University of New York et même de Saint Joseph de Beyrouth.

Finalement, cette politique de grandeur culturelle démontre bien que la puissance ne se réduit pas uniquement à des capacités et ressources géostratégiques. En l’occurrence, elle résulte de transformations mondiales qui créent des opportunités pour certains acteurs jusqu’à présent négligés. Disposant d’un gouvernement autonome et formellement souverain – du fait de leur caractère étatique – ceux-ci attirent des organisations non-étatiques, telles que les firmes, pour se constituer en centres attractifs dans la mondialisation.

Références

« A Smithsonian in the Sand », The Economist, 29 Dec. 2010.
Barthe Benjamin, « Qatar. Les ambitions démesurées d’une micro-monarchie », Le Monde, 25 fév. 2012, pp. 4-5. Supplément Géo et Politique.
Bull Hedley, The Anarchical Society. A Study of Order in World Politics, New-York, Columbia University Press, 1977.
« Ce que le Qatar possède en Europe », Challenges, 14 fév. 2012.
Elkamel Sara, « Qatar Becomes World’s Biggest Buyer of Contemporary Art », The Guardian, 13 July 2011.
Hartvig Nicolai, « Qatar Looks to Balance Its Arts Scene », New York Times, 6 Jan. 2012.
Ingebritsen Christine, “Norm Entrepreneurs: Scandinavia’s Role in World Politics », Cooperation and Conflict, 1 (37), 2002, pp. 11-23.
Katzenstein Peter J., Small States in World Market: Industrial Policy in Europe, Ithaca, Cornell University Press, 1985.
Katzenstein Peter J., « Small States and Small States Revisited », New Political Economy, 8 (1), 2003.
Keohane Robert O., « Lilliputians’ Dilemmas: Small States in International Politics », International Organization, 2 (23), Spring 1969, pp. 291-310.
Laroche Josepha (Éd.), La Loyauté dans les relations internationales, 2e éd., Paris, Harmattan, 2011.
Le Grand Dominique , « Le Qatar, premier acheteur d’art », Le Soir, 2 août 2011.
Waage Hilde Henriksen, « The ‘Minnow’ and the ‘Whale’: Norway and the United States in the Peace Process in the Middle East », British Journal of Middle Eastern Studies, 34 (2), Aug. 2007, pp. 157-176.

PAC 62 – L’hybridité des juridictions pénales dans la lutte contre l’impunité La condamnation à perpétuité du Khmer rouge, Dutch, le 3 février 2012

Par Yves Poirmeur
Passage au crible n°62

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Le 3 février 2012, le Khmer rouge Kaing Guek Eav, dit Dutch, a été condamné en appel à la prison à perpétuité pour crimes contre l’humanité, violations graves des conventions de Genève, homicide et torture par les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens. Dans les années soixante-dix, il avait dirigé à Phnom Penh le Centre de détention secret S 21. Ce jugement aggrave la peine de 35 ans de réclusion prononcée en première instance et annule les réparations qui avaient été accordées à l’intéressé pour sa détention illégale par le tribunal militaire cambodgien entre 1999 et 2007. Cette sanction s’avère bien tardive car elle intervient plus de trente ans après la mort entre 1975 et 1979 d’au moins 12 272 personnes dans la prison placée sous la responsabilité de Dutch. Elle apparaît cependant exemplaire et marque un progrès dans la lutte contre l’impunité des auteurs de crimes internationaux les plus graves.

Rappel historique
Cadrage théorique
Analyse
Références

Rappel historique
La création des Chambres extraordinaires chargée de juger les hauts dirigeants du Kampuchéa et les plus hauts responsables du génocide qui a fait près de deux millions de victimes est devenue possible au terme d’une évolution des rapports de force politique particulièrement chaotique. Les Accords de Paris (1991) avaient d’abord privilégié la réconciliation nationale et prévu l’intégration des Khmers rouges à la vie politique, plutôt que leur traduction en justice. C’est après l’échec de ce processus, qui s’est achevé avec la « mise hors la-loi de la clique du Kampuchéa démocratique » (Loi du 7 juillet 1994), le ralliement au pouvoir d’un de leurs chefs (Ieng Sary) gracié par le roi, et la condamnation de Pol Pot par sa propre armée (juin 1997) que le gouvernement cambodgien, en quête de légitimité internationale, a sollicité l’aide de l’ONU pour juger les dirigeants Khmers rouges. Cette demande a été acceptée par l’Assemblée générale des Nations Unies (Résolution 52/135 du 12 décembre 1997). La création d’un troisième TPI aux côtés de ceux déjà institués par le Conseil de sécurité pour juger les responsables des violations du droit international humanitaire en Yougoslavie (TPIY, 1993) et du génocide au Rwanda (TPIR, 1994) n’avait pas les faveurs du gouvernement cambodgien qui souhaitait conserver le contrôle de sa justice pénale pour des raisons de sécurité nationale et avait déjà, à cet effet, promulgué une loi instituant des Chambres extraordinaires (10 juin 2001). Outre qu’elle se heurtait aussi à l’opposition de la Chine et aux réticences des États à devoir financer un tribunal international supplémentaire, elle ne pouvait pas trouver de fondement juridique dans l’existence d’une menace contre la paix et la sécurité (Charte, art. 41), en raison de l’ancienneté des crimes concernés.

Cadrage théorique
1. Une justice négociée. A la différence des Tribunaux Pénaux Internationaux créés unilatéralement par le Conseil de sécurité (Chapitre VII), les juridictions pénales internationalisées reposent sur un fondement contractuel. Supposant l’existence d’un État avec lequel l’ONU peut négocier la mise en place de juridictions pénales spécialisées dans la répression de crimes internationaux étroitement circonscrits, l’accord bilatéral fixe, selon le cas, les règles de : 1) leur création, 2) leur fonctionnement, 3) leur financement et 4) détermine les droits et les obligations respectives des contractants. La négociation présente l’inconvénient d’être lente, mais elle offre l’avantage d’amener l’État à souscrire un ensemble d’obligations substantielles concernant le fonctionnement de la juridiction et les règles de droit pénal. Elle applique ces dernières en imposant des critères de justice élevés en échange de l’aide internationale et de la légitimité qu’en l’espèce, elle confère.
2. L’internationalisation des juridictions pénales nationales. Les Chambres extraordinaires relèvent du système judiciaire cambodgien. Toutefois, l’ONU reste étroitement associée à leur administration et à leur fonctionnement. L’organisation prend en charge la majeure partie de leurs dépenses et intervient dans la désignation de certains de leurs membres, ce qui en fait des juridictions mixtes.

Analyse
C’est à l’issue d’un très long processus de négociation mené entre le Cambodge et le Secrétaire général de l’ONU qu’un accord bilatéral sur les modalités de la coopération internationale pour, « la poursuite, conformément au droit cambodgien, des auteurs des crimes commis pendant la période du Kampuchéa démocratique » a été signé le 6 juin 2003. Fruit d’un compromis, cette justice internationalisée se caractérise fondamentalement par une mixité, génératrice d’ambiguïtés. Ceci apparaît tout d’abord dans la composition et l’administration des Chambres extraordinaires qui sont gérées par un Bureau d’administration comprenant un directeur cambodgien et un directeur-adjoint désigné par l’ONU. Elles sont constituées d’un Tribunal d’instance de cinq juges, trois cambodgiens et deux étrangers et d’une Chambre d’appel de la Cour suprême de sept membres, quatre cambodgiens et trois étrangers. Les enquêtes et les poursuites relèvent respectivement de deux juges d’instruction et de deux procureurs dont l’un est cambodgien et l’autre étranger .Les juges et les procureurs sont désignés par décret royal. Le juge d’instruction, le procureur et les juges internationaux sont respectivement choisis par le Conseil suprême de la magistrature sur trois listes établies par le Secrétaire général de l’ONU. Bien que les juges internationaux soient minoritaires et n’assurent la présidence d’aucun organe de jugement, les décisions ne peuvent être prises sans l’aval d’au moins l’un d’entre eux, puisqu’elles sont rendues à la majorité qualifiée de quatre juges en première instance et de cinq en appel. Quoi qu’il en soit, ils ne peuvent jamais imposer leur jugement sans l’appui d’au moins deux juges cambodgiens, ce qui laisse planer des doutes sur l’indépendance de ces juridictions, sur la nomination desquelles, les autorités nationales gardent la mainmise. Enfin, une chambre préliminaire tranche les désaccords éventuels entre les procureurs ou les juges d’instruction.
Cette hybridité tient aussi au droit qu’appliquent ces juridictions. Elles sont non seulement compétentes pour connaître des crimes de génocides, crimes contre l’humanité et des crimes de guerres tels que les définit le droit pénal international, mais aussi, à titre subsidiaire, d’infractions de droit commun prévues par le Code pénal cambodgien de 1956 auquel la loi qui les a instituées (art. 3) se réfère, notamment l’homicide, la torture et les persécutions religieuses. En raison de la limitation de leur compétence rationae personae aux seuls « hauts dirigeants » et « hauts responsables », cette extension des incriminations revêt l’avantage de permettre des poursuites contre eux lorsque les éléments constitutifs des crimes internationaux ne sont pas réunis. Mais c’est au prix d’une modification des règles de prescription établies au moment de la commission des faits, ce qui cadre mal avec le principe de non rétroactivité de la loi pénale. Quant à la procédure pénale suivie, elle relève du droit processuel cambodgien, sous réserve qu’il se conforme aux principes du droit international, spécialement aux règles du droit à un procès équitable.
Si la condamnation de Dutch témoigne de l’indéniable intérêt du mécanisme des juridictions internationalisées pour lutter contre les crimes internationaux les plus graves, les modalités de l’institutionnalisation des Chambres extraordinaires révèlent la capacité du politique à laisser une large place à l’impunité.

Références

Boyle David, Lengrand Julie, « Le retrait des négociations pour un tribunal mixte au Cambodge », Actualité et droit international, mars 2002 ; Ung Boun-Hor «Le drame cambodgien : des victimes en quête de justice », in : Gaboriau Simone, Pauliat Hélène (Éds.), La Justice pénale internationale, Limoges, Presses Universitaires de Limoges, 2002.

Martineau Anne-Charlotte, Les Juridictions pénales internationalisées. Un nouveau modèle de justice hybride ?, Paris, Pedone, 2007 ;

 

PAC 61 – La responsabilité sanitaire des firmes agrochimiques La condamnation de la firme américaine Monsanto par le TGI de Lyon

Par Valérie Le Brenne

Passage au crible n°61

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Le 13 février 2012, le Tribunal de Grande Instance de Lyon a jugé l’entreprise américaine Monsanto responsable de l’intoxication d’un céréalier charentais par le Lasso, un pesticide interdit en France depuis 2007. Le tribunal a alors demandé une expertise afin d’établir le montant des dommages et intérêts que devra verser la firme à la victime. En France, cette première condamnation pourrait faire jurisprudence si d’autres procès liés à l’utilisation de ce produit venaient à être instruits.

Cette affaire qui vient s’ajouter aux nombreux scandales sanitaires associés à la firme américaine, soulève la question de la régulation des produits phytosanitaires.

Rappel historique
Cadrage théorique
Analyse
Références

Rappel historique

En 2004, l’agriculteur avait inhalé des vapeurs toxiques en vérifiant une cuve de son exploitation. Après cet incident, des analyses médicales avaient révélé une intoxication au monochlorobenzène, un solvant présent dans le pesticide. En 2008, la MSA (Mutualité Sociale Agricole) a établi le lien de causalité entre ses troubles neurologiques et l’utilisation du produit phytosanitaire, ce qui a conduit à reconnaissance de son invalidité comme maladie professionnelle. Dès lors, le céréalier s’est engagé dans une procédure en responsabilité civile contre le géant américain, ce qui a fait de lui le porte-parole des victimes de pesticides en France.

Rappelons que, durant les années soixante, les démographes ont signalé l’accroissement de la population mondiale et alerté sur les risques de pénurie alimentaire. Dès lors, l’objectif visant à augmenter les rendements agricoles s’est imposé à toutes les sociétés occidentales. Sous l’impulsion des gouvernements nationaux, les exploitants ont donc mis en œuvre d’importants investissements dans le but de moderniser leur activité. Ainsi, la Révolution verte s’est-elle traduite par la mécanisation de la production, le remembrement des terres, l’usage d’intrants de synthèse, la sélection et l’hybridation des cultures.

Fondée en 1901 à Saint-Louis dans le Missouri, la firme américaine Monsanto représente un exemple emblématique d’entreprise ayant su profiter de ce contexte pour se hisser au rang de major dans le secteur agrochimique. Cependant, la réputation mondiale du groupe est régulièrement entachée par des scandales sanitaires et environnementaux.

Cadrage théorique

Retenons deux lignes de force :

1. L’accélération technologique : Pour anticiper l’accroissement des besoins alimentaires, les entreprises agrochimiques développent des produits destinés à améliorer les rendements agricoles. De cette manière, elles contribuent au processus d’« accélération technologique », tel que l’a analysé Susan Strange. Simultanément, elles prennent en charge des domaines auparavant réservés à l’acteur étatique, et réduisent par voie de conséquence ses capacités de régulation.
2. Une régulation « faillie » : la dénonciation de multiples scandales sanitaires par des « acteurs hors souveraineté », selon l’expression de James Rosenau, a progressivement conduit à l’émergence et à la diffusion de normes en matière de gouvernance mondiale des produits phytosanitaires. Néanmoins, la persistance de conflits d’intérêts entre des logiques de marché et des enjeux sanitaires semble à l’origine d’un déficit de précaution et d’une inadéquation des mécanismes de régulation étatiques.

Analyse

La condamnation de Monsanto par le Tribunal de Grande Instance de Lyon révèle à quel point les pratiques agricoles se sont transformées sous les effets de la Révolution verte. En effet, l’accroissement de la population mondiale induit une pression constante sur les productions agricoles. Afin de réduire les risques de pénurie alimentaire et pour rester compétitifs, les exploitants doivent perpétuellement accroître les rendements de leurs cultures. Pour les firmes chimiques, le secteur agricole représente donc un marché substantiel sur lequel se positionner. De ce fait, les entreprises développent et commercialisent des produits destinés à améliorer le niveau de productivité agricole. En participant ainsi au processus d’accélération technologique, ces acteurs privés contribuent simultanément au renversement du rapport de pouvoir existant entre l’acteur étatique et les marchés. En prenant en charge des domaines jusque-là soumis à la gestion étatique, les firmes réduisent substantiellement les capacités d’intervention de la puissance publique. Désormais, le pouvoir de régulation de l’État ne s’exerce qu’en marge des marchés. Aussi symbolique soit-elle, la condamnation de Monsanto par le Tribunal de Grande Instance de Lyon témoigne des limites de la régulation française en matière de produits phytosanitaires. Rappelons à cet égard que, si la France demeure le premier producteur agricole en Europe, elle y est également le premier pays consommateur de pesticides. L’imbrication des enjeux agricoles et économiques a par conséquent longtemps éclipsé les conséquences sanitaires des pesticides et a engendré un manque de précaution de la part des États.

Néanmoins, les multiples dénonciations des firmes agrochimiques par les acteurs de la société civile ont progressivement conduit à la formation et à la diffusion de normes en matière de produits phytosanitaires. Dans cette perspective, plusieurs agences de sécurité sanitaire ont été créées en France durant la décennie quatre-vingt-dix afin de prévenir, en amont, les risques liés à l’usage d’intrants chimiques dans l’agriculture. Cela s’est traduit sur le plan européen par l’adoption de directives destinées à harmoniser les conditions de mise sur le marché des pesticides dans les États-membres. En constante évolution, ces dispositifs de régulation se construisent sur la base d’une accumulation des savoirs et n’interviennent, souvent, qu’après l’accord de mise sur le marché. Autant dire que l’inadéquation des mécanismes de prévention s’avère particulièrement problématique pour les exploitants et les salariés agricoles, lesquels figurent parmi les premières populations exposées à ces produits. L’augmentation du nombre de cancers et la multiplication des troubles neurologiques demeurent les principales maladies professionnelles liées à l’usage des pesticides. Mais la reconnaissance progressive de ces affections par la MSA participe à l’émergence d’une revendication professionnelle. Malgré la prégnance d’un important phénomène d’autocensure, certains exploitants agricoles mobilisent désormais quelques-uns des modes d’action déployés par les acteurs des ONG environnementales pour porter leur cause auprès des autorités publiques.

Enfin, les dommages causés par l’usage irraisonné des pesticides constituent dorénavant un précédent en matière de régulation des biotechnologies, notamment à l’heure où les firmes agrochimiques présentent les technologies OGM comme une alternative à l’utilisation des produits phytosanitaires. Dans cette perspective, certains États européens se montrent aujourd’hui réticents à autoriser les importations de ces semences sur leurs territoires. Soulignons cependant que les logiques de marché conduisent ces firmes à se tourner vers les pays en développement pour exporter les produits phytosanitaires interdits et commercialiser des semences transgéniques.

Références

Champion Emmanuelle, Gendron Corinne, « Le ‘développement durable’ selon Monsanto », Écologie et politique, 29 (2), 2004, pp.121-133.
Parmentier Bruno, Nourrir l’humanité. Les grands problèmes de l’agriculture mondiale au XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2009.
Rosenau James, Turbulence in World Politics: a Theory of Change and Continuity, Princeton, Princeton University Press, 1990.
Strange Susan, Le Retrait de l’État. La dispersion du pouvoir dans l’économie mondiale, [1996], trad., Paris, Temps Présent, 2011.
lemonde.fr, Planète, « Monsanto, un demi-siècle de scandales sanitaires », disponible à la page: http://www.lemonde.fr/planete/article/2012/02/16/monsanto-un-demi-siecle-de-scandales-sanitaires_1643081_3244.html, dernière consultation : 8 mars 2012.

Les sentiers de la guerre Table ronde du 13 mars 2012

Le mardi 30 mars 2012, dans l’amphithéâtre Gestion de la Sorbonne, s’est tenue la quatrième table ronde du Mécano de la scène mondiale.
 Autour de l’ouvrage de Josepha Laroche, La Brutalisation du monde, du retrait des États à la décivilisation, Montréal, Liber, 2012.


Avec l’auteur, professeur de Science Politique à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et directrice de Chaos International. Jean-Jacques Roche : Professeur de Science Politique à l’Université Paris 2 et Directeur de l’ISAD. Frédéric Ramel : Professeur de Science Politique à l’IEP de Paris et Directeur scientifique de l’IRSEM. Jérôme Larché : Médecin et Directeur délégué de Grotius International.

La synthèse de la quatrième séance du cycle Mécano de la scène mondiale organisée autour de l’ouvrage de Josepha Laroche, La brutalisation du monde.

 
Le mécano de la scène mondiale
Les sentiers de la guerre
Autour de l’ouvrage de Josepha Laroche, La Brutalisation du monde, du retrait des États à la décivilisation, Montréal, Liber, 2012.

Avec l’auteur Josepha Laroche, professeur de Science Politique à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et directrice de Chaos International.
Jean-Jacques Roche : Professeur de Science Politique à l’Université Paris 2 et Directeur de l’ISAD.
Frédéric Ramel : Professeur de Science Politique à l’IEP de Paris et Directeur scientifique de l’IRSEM.
Jérôme Larché : Médecin et Directeur délégué de Grotius International.

I. De l’État pacificateur au retrait de L’État
II. Des acteurs non-étatiques dans un monde globalisé
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Josepha Laroche commence par rappeler que le titre de la table ronde Les Sentiers de la guerre est inspiré d’un texte de Freud, Considérations actuelles sur la guerre et la mort publié en 1915. Dans un premier temps, elle avait choisi cette expression comme titre d’ouvrage. Puis en approfondissant sa réflexion, il lui est finalement apparu qu’elle ne traitait pas à proprement parler de la guerre et de la paix, mais bien plutôt de la régression des violences interindividuelles au cours des derniers siècles et de leur actuel retour en force.

Pour ce faire, elle s’est appuyée sur un cadre d’analyse associant la psychanalyse, l’histoire et la sociologie politique des relations internationales. Il lui semble en effet que l’étude du politique devrait accorder à la dimension symbolique et psychique une place beaucoup plus importante qu’elle ne le fait.

I. De l’État pacificateur au retrait de L’État

Retour sur la pacification de la scène mondiale

Josepha Laroche explique que, dans la première partie de son ouvrage, elle a revisité la théorie de Norbert Élias consacrée au processus civilisationnel afin d’analyser les changements actuels de la scène mondiale. À partir de la fin du Moyen-Age, l’émergence de l’État et sa détention d’un monopole de la violence physique légitime ont induit une modification de l’économie psychique des individus se traduisant par un autocontrôle de leurs pulsions et affects. Sur le plan international, les États souverains se sont progressivement reconnus dans l’échange et l’altérité. L’art diplomatique s’est alors professionnalisé, assurant par là même une mission pacificatrice. Jean-Jacques Roche la rejoint sur ce point, mais en invoquant plutôt la notion d’amitié, présente dans la Charte des Nations Unies.

L’émergence de la brutalisation des rapports dans la sphère internationale

Josepha Laroche a choisi de recourir au concept forgé par l’historien George Mosse lorsqu’il a traité de la Première Guerre mondiale. Selon la thèse de ce dernier, la Grande Guerre représente un tournant historique au cours duquel les hommes ont cessé d’être considérés comme des êtres humains pour être appréhendés comme de simples quantités à massacrer par millions. Pour le théoricien allemand, cette tuerie de masse a transformé durablement l’économie psychique des hommes. Elle les a rendus durablement brutaux, plaçant l’indifférence à l’égard de toute vie humaine au cœur du social. Dès lors une nouvelle dimension a été conférée à la mort, cette guerre devenant ainsi la matrice de toutes les violences à venir. Aujourd’hui ce phénomène est à mettre en corrélation avec le retrait des États qui favorise les violences infra-étatiques et transnationales fondées sur l’exacerbation du narcissisme des petites différences.

Jérôme Larché rejoint cette théorie en mettant en avant la banalisation du fait militaire. Ce phénomène viendrait de la privatisation progressive de l’ordre et de la distance existant entre gouvernants et gouvernés.

Pour Jean-Jacques Roche, ces nouvelles formes de violences sont à attribuer à la remise en cause des instruments qui avaient permis la paix et l’équilibre des forces dans le monde westphalien.

Frédéric Ramel prend, pour sa part, appui sur le concept de corps politique pour analyser les sources de la guerre. Il entrevoit trois axes principaux : 1) L’aspiration à créer un nouveau corps politique. 2) Une carence du corps politique. 3) L’absence totale de corps politique. Comme Josepha Laroche, il défend une nouvelle approche de la décivilisation. Cependant, selon lui, il faudrait la penser en rapport avec le corps politique parce qu’elle marginalise une part de la société civile.

II. Des acteurs non-étatiques dans un monde globalisé

Les divergences conceptuelles face aux nouveaux types de violences

Pour Josepha Laroche, il convient de mettre en exergue la montée en puissance des différents communautarismes sur la scène mondiale. Mais elle se refuse à recourir au concept de société civile et a fortiori à la notion de communauté internationale. En effet, pour évoquer la multiplicité des acteurs hors souveraineté, elle préfère parler : 1) d’États qui disposent de moins en moins d’emprise sur les organisations sociales 2) d’une scène mondiale en proie à l’anomie et à la guerre de chacun contre chacun.

En revanche, Jean-Jacques Roche revient sur le rapport existant entre l’État et la société civile. Longtemps, la société civile a été considérée comme un facteur de paix, alors que les États étaient censés représenter la guerre. Or, cette approche n’est pas exacte car elle apparaît trop schématique et réductrice. Au contraire, ces dernières décennies les sociétés civiles ont été à l’origine de nombreuses guerres. Comme elles ont désormais acquis un poids plus important dans les Relations Internationales, il conviendrait, selon lui, de forger un nouveau pacte social.

Frédéric Ramel défend à nouveau le concept de corps politique, mais dans une acception qui intègre les dimensions matérielles, affectives et morales des individus. La tendance actuelle serait d’essayer de créer un corps politique mondial, une Global Governance. Cependant, lorsque l’on évoque la société civile, il faut également y intégrer la dimension économique car elle induit de nouveaux types de conflits sociaux (par exemple : la crise de la finance actuelle). Une guerre civile représenterait ainsi la source de l’émergence d’un corps politique.

Le mixing micro-macro dans le processus de globalisation

L’outil psychanalytique permet d’appréhender la scène mondiale en intégrant à l’analyse les émotions et les pulsions individuelles. Il nous aide à mieux comprendre les représentations des acteurs sociaux et les violences de masse dans lesquelles ils sont impliqués. Pour donner un exemple concret, Josepha Laroche revient sur le génocide perpétré au Rwanda. Elle souligne que les génocidaires élaborent des discours de rationalisation qui visent à les mettre en harmonie psychique avec l’acte qu’ils ont commis. Au terme de ce travail de reconstruction émotionnelle et psychique, ils n’éprouvent, le plus souvent, aucune culpabilité. Jean-Jacques Roche rejoint cette analyse en faisant référence aux enfants soldats. Cette approche permet de prendre en compte la dimension micro- macro à travers les représentations des acteurs.

Jérôme Larché, quant à lui, expose l’émergence de zones grises qui caractériseraient une forme de sécession sociale. Ce construit social à l’échelle mondiale implique de ne pas limiter le traitement des phénomènes au plan local. Il s’agit au contraire d’en mesurer toute la dimension glocale avec l’apparition de ces zones de pathologie sociale.

Pour Frédéric Ramel, il convient de mettre en exergue les paradoxes de la notion de guerre pour illustrer ce changement de paradigme. Il en dénombre trois : 1) Sur le plan linguistique, il existe un recours massif au terme de guerre dans le langage médiatique. En revanche, on assiste au refus de l’utiliser dans le champ politique. La guerre disparaît de l’horizon des États. 2) Sur le plan stratégique, on voit apparaître un brouillage car on ne sait plus qui est défini comme ennemi : acteur hors souveraineté ? ou État ? 3) Sur le plan pratique, la guerre reste liée à l’action des États, particulièrement en Occident. Ainsi, assiste-t-on à des débordements de moyens, par exemple en Irak ou en Afghanistan. Cependant, en dépit de ces phénomènes, les États perdent ou n’arrivent pas à gagner politiquement des guerres : Jean-Jacques Roche et Frédéric Ramel insistent particulièrement sur ce point. Se pose alors la question de l’efficacité de l’outil militaire.

À la fin de la table ronde, les questions de l’assistance permettent d’aborder la problématique guerre zéro mort et de revenir sur la perception de la mort dans les sociétés actuelles. Tous les intervenants s’accordent pour considérer que la mort au combat est devenue aujourd’hui un tabou dans les pays occidentaux, avec un seuil de tolérance très bas. C’est pourquoi, lorsque des soldats meurent au combat, les autorités leur rendent solennellement hommage (Président de la République, corps constitués, ministre de la Défense, etc.). Or, Jean-Jacques Roche rappelle pourtant que, dans les guerres, 90% des victimes sont des civils. Il existe donc un paradoxe au cœur des représentations sociales. Pour autant, cela ne remet pas en cause la thèse de la brutalisation qui pointe les conflits infra-étatiques liés à l’exacerbation des communautarismes.

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La note de Frédéric Ramel
Entrevue, l’Actualité médicale, Québec, 14 mars 2012
 Revue IRIS, 86, été 2012
Le Soir, Belgique, 24 avril 2012

PAC 60 – La lente autonomisation des réseaux sociaux en Chine Le veto de la Chine au projet de la résolution du Conseil de sécurité sur la Syrie

Par Justin Chiu

Passage au crible n°60

Pixabay

Le 4 février 2012, la Chine et la Russie ont opposé leur veto à un projet de résolution du Conseil de sécurité de l’ONU condamnant la répression en Syrie. Déclenchée à Derra en mars 2011, la révolte syrienne a déjà coûté la vie à plus de 8000 civils. Les vidéos montrant la répression sanglante – notamment à Homs – qui ont été diffusées dans le monde entier grâce à Internet, ne sont pas passées inaperçues en Chine. De nombreux intellectuels s’interrogent par exemple sur la décision de leur gouvernement. Les arguments officiels – Raison d’État et principe de non-ingérence – ne semblent plus légitimes comme les commentaires émanant des réseaux sociaux le démontrent. Devant l’émergence d’une opinion publique en Chine, les autorités sont contraintes d’évoluer. C’est ainsi que le 14 février, le Premier ministre, Wen Jiabao, a indiqué qu’il était prêt à discuter de la situation en Syrie.

Rappel historique
Cadrage théorique
Analyse
Références

Rappel historique

Le printemps arabe réveille les affects et les émotions refoulés de la population chinoise. Rappelons qu’en 1989, les étudiants qui demandaient plus de démocratie et de liberté ont été violemment réprimés par le régime. Engagées à la fin des années soixante-dix, la réforme économique et la politique d’ouverture de Deng Xiaoping avaient suscité un minimum d’espace public au cours des années quatre-vingt au point que cette décennie s’est avérée exceptionnellement riche en débats politiques et intellectuels. Mais après la répression de la place Tiananmen, les revendications politiques ont brutalement disparu des mouvements sociaux. Le strict contrôle de l’État, l’amélioration du niveau de vie et l’affaiblissement des soutiens extérieurs ont incité les héritiers de ce mouvement démocratique à promouvoir l’émergence d’une société civile fondée sur la protection des droits civiques.

Selon le gouvernement chinois, le nombre d’incidents collectifs serait passé de 8700 en 1993 à 74000 en 2004. Soulignons en l’occurrence que les mouvements sociaux représentent toutes les couches sociales car les Chinois ont vu leur vie bouleversée par le démantèlement du système social communiste et l’insertion de leur pays dans la mondialisation. Désormais, les protestations émanent aussi bien des ouvriers, des citadins, que des paysans, des fonctionnaires ou des chômeurs : elles sont donc très hétérogènes. Parallèlement, la conscience des droits civiques se propage dans une Chine enrichie, les juristes en général et les avocats en particulier deviennent non seulement parties prenantes de la société civile mais leurs fers de lance. Au tournant du XXe siècle, la construction d’un État de droit se tient ainsi au cœur de la propagande du Parti communiste chinois. Face à la pression internationale, la notion de droits de l’Homme est officiellement adoptée en 2004, lors du 12e congrès de l’Assemblée nationale du Parti.

Considérés comme une menace pour la sécurité, les nouveaux médias sociaux des pays étrangers sont alors censurés ou purement et simplement interdits en Chine. Pourtant, contrairement à ce que l’on pourrait croire, le marché des réseaux sociaux y est à présent fleurissant et très concurrentiel. Néanmoins, quelques acteurs privés dominent ce monde virtuel de 513 millions d’internautes. En l’occurrence, Tencent (créé en 1999, équivalent de MSN Messenger), RENN (équivalent de Facebook, créé en 2005), Weibo (entre Facebook et Twitter, créé en 2009).

Cadrage théorique

1. Une conscience accrue des droits de l’homme. Les réformes économiques et institutionnelles, entamées depuis trente ans, ont permis le développement de l’économie chinoise et ont amélioré considérablement les conditions de vie d’une majeure partie de la population. Cependant, la croissance du PIB ne saurait masquer les inégalités sociales, les disparités régionales et la profonde dégradation de l’environnement au sein de l’Empire du milieu. D’autant moins qu’elles sont largement véhiculées aujourd’hui sur la toile. Bien éduqués et enrichis, les Chinois tolèrent de plus en plus mal la situation misérable des démunis et réclament le respect qui leur est dû en tant qu’êtres humains.
2. La monté en force de la société civile grâce aux réseaux sociaux. Si l’on considère l’efficacité, le faible coût d’intermédiation et le puissant moyen de communication que cristallise Internet, on comprend mieux alors qu’il soit devenu un outil d’autonomisation si précieux pour de larges franges de la population. Avec la Toile, le rapport au temps et à la distance entre la société civile et l’État se trouvent radicalement modifiés. C’est pourquoi l’acteur étatique doit trouver de nouvelles ressources de légitimité et de nouveaux moyens de gouverner face aux critiques émanant de la société civile.

Analyse

S’affirmant comme chef de file des pays émergents, la Chine n’hésite plus à exprimer un point de vue différent des pays occidentaux, comme nous l’avons constaté lors de la Conférence de Copenhague sur le changement climatique en 2009. En second lieu, au plan national, elle doit réussir cette année sa transition politique en plaçant Xi jinping à la tête de l’État-parti. En cette période sensible, le gouvernement ne peut donc soutenir un projet international qui reviendrait à renverser un régime autoritaire.

Bien que les messages de compassion se multiplient sur les réseaux sociaux, cela ne signifie pas pour autant que tous les Chinois reconnaissent les revendications démocratiques de l’opposition syrienne. En fait, la société chinoise désapprouve surtout son gouvernement parce qu’il interdit aux Syriens toute possibilité d’aide extérieure et soutient un régime répressif. Mais le débat sur la situation syrienne trouve vite ses limites dans la mesure où quelques jours après le veto, les internautes chinois sont déjà fascinés par d’autres grands événements.

Les critiques de la presse et des intellectuels ne sont pas absentes en Chine. Néanmoins, ceux qui ne savent pas suffisamment s’autocontrôler et qui franchissent la ligne rouge restent peu nombreux. En effet, ils risqueraient alors d’être accusés de crime de subversion, comme ce fut par exemple le cas du professeur Gui Quan qui a dénoncé la gestion du séisme de Sichuan en 2009.

La démocratisation d’Internet constitue un enjeu majeur pour la population et une préoccupation pour le gouvernement chinois. C’est pourquoi 30 000 fonctionnaires du service du ministère de l’Information exercent en permanence une censure. Cette activité apparaît toutefois de plus en plus inefficace au regard du nombre massif d’internautes. Pour éviter tout dérapage, les sites des réseaux sociaux sont censés contrôler leurs usagers. Ainsi, les messages publiés en tibétain sur Weibo sont-ils systématiquement surveillés. En décembre dernier, l’État chinois a exigé des microbloggers une inscription obligatoire sous leur vrai nom. Cette mesure vise notamment les 200 millions d’utilisateurs de Weibo. Mais les incessantes ripostes des mini-bloggers contre cette atteinte à leur vie privée témoignent assez d’une conscience accrue des droits de l’homme en Chine.

Références

Chen Yingfang, « Les mouvements de protestation des classes moyennes », in : Jean-Louis Rocca (Éd.), La Société chinoise vue par ses sociologues, Paris, Presses de Sciences Po, 2008, pp. 187-219.
Elias Nobert, La société des individus, trad., Paris, Fayard, 1991.
Laroche Josepha, La Brutalisation du monde, du retrait des États à la décivilisation, Montréal, Liber, 2012.
Merklé Pierre, La Sociologie des réseaux sociaux, Paris, La Découverte, 2010. Coll. Repères 398.
Nangfang Zhoumo (南方周末 ou Southern Weekly) : http://www.infzm.com/
Pedroletti Brice, Bougon François, « Le veto de Pékin sur la Syrie critique en Chine », Le Monde, 8 Fév. 2012.
Rosenau James N., Turbulence in World Politics: a Theory of Change and Continuity, Princeton, Princeton University Press, 1990.
Simmel Georg, Les Pauvres, trad., Paris, PUF, 1998.
Zheng Youngnian, « China and Democracy: Not a Contradiction in Terms », in: John Wong, Bo Zhiyue (Éds.), China’s Reform in Global Perspective, Singapore, World Scientific Publishing, 2010, pp. 13-53.