La Modernité insécurisée, anthropologie des conséquences de la mondialisation Bréda Charlotte, Deridder Marie, Laurent Pierre-Joseph (Éds.)

breda_deridder_laurent_modernite_insecuriseeCet ouvrage collectif et interdisciplinaire traite de la reformulation des tissus sociaux et culturels induite par la mondialisation. Il met ainsi l’accent sur les bouleversements des cadres de vie et des modes de sécurisation des populations.

Il s’articule en cinq parties. La première analyse les conséquences du processus de globalisation, sur des sociétés au mode de vie jusque-là encore coutumier. La deuxième porte sur les effets sociaux des changements climatiques. La troisième qui est centrée sur les modifications intervenues dans le quotidien des personnes ; souligne l’inventivité sociale de ces dernières. La quatrième aborde ensuite la reformulation des relations entre les États et leurs institutions. Enfin, ce livre s’attarde sur les transformations des imaginaires. Ce faisant, il étudie les ruses identitaires mises en place par les populations pour symboliser l’espace et le temps, alors que ces deux dimensions sont irréversiblement distendues.

Bréda Charlotte, Deridder Marie, Laurent Pierre-Joseph (Éds.), La Modernité insécurisée, anthropologie des conséquences de la mondialisation, Paris, L’Harmattan, 467 pages.

De nouvelles normes de mesure de la responsabilité sociale

Par Cécile Lapenu et Florent Bédécarrats

Extrait 

La microfinance a été conçue comme un outil de développement tout en restant ancrée dans le secteur marchand, ce qui brouille les distinctions traditionnellement établies entre le politique et l’économique, le public et le privé, le commercial et le social.

Malgré une grande diversité d’approches, d’organisations et de pratiques, le secteur est cimenté par des normes partagées, qui ont avant tout été financières, afin de pérenniser les systèmes et de soutenir leur croissance. Elles ont favorisé un modèle commercial, privilégiant les sociétés anonymes par rapport aux organisations de l’économie sociale (ONG, mutuelles, coopératives, associations villageoises, etc.). Dans le sillage des accords de Bâle pour la stabilité financière, la microfinance a été soumise à un contrôle, dit «prudentiel», essentiel pour la sécurité des économies des petits épargnants mais qui a poussé les institutions de microfinance (IMF) à mettre en avant leur rentabilité et à se montrer plus frileuses dans leurs politiques de prêt.

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PAC 109 – Les océans, des biens publics menacés L'interdiction du chalutage profond en Europe dans l'impasse institutionnelle

Par Florian Hévelin

Passage au crible n°109

Pixabay

Le 30 janvier 2014, la flotte de pêche du groupe français Intermarché – la Scapêche – s’est engagée à ne plus plonger ses filets au-delà de 800 mètres de profondeur. De plus, les associations de protection de la biodiversité marine ont accès aux données de ses neuf grands chalutiers pêchant en eau profonde. Intermarché amplifie la vague des initiatives privées lancées par de grandes enseignes de la distribution française telles que Casino, Auchan ou bien encore Carrefour. Paradoxalement, cet engagement en faveur de la conservation de la faune abyssale intervient après que la Scapêche s’est réjouie le 10 décembre 2013 du rejet par le Parlement européen d’une proposition de loi formulée dès juillet 2012 et qui visait l’interdiction du chalutage profond. Vaincues sur le plan européen, les ONG environnementales sont toutefois parvenues à contraindre certains responsables de réguler leurs activités pour prévenir la destruction des fonds marins. Sensibiliser les consommateurs aux enjeux environnementaux est par conséquent devenu pour elles, aussi important que d’exercer leur lobbying auprès des institutions communautaires.

Rappel historique
Cadrage théorique
Analyse
Références

Rappel historique

La conservation de la ressource halieutique prend tout son sens dans le cadre de la PCP (Politique Commune de la Pêche). Dans les années soixante-dix, les premiers règlements communautaires adoptés à ce sujet ne lui attribuaient pas encore cette fonction écologique. En effet, ils portaient principalement sur la création d’une organisation sectorielle, calquée sur la PAC (Politique Agricole Commune), le financement de la modernisation de l’outil de production et la mutualisation des espaces maritimes nationaux. Bien que l’épuisement des réserves de poissons fasse l’objet d’une attention particulière depuis les années soixante, la PCP n’y a répondu qu’en 1983 par un texte très peu amendé depuis. Ce dernier fixe, pays par pays, des quotas de capture et impose des normes techniques de pêche sur le maillage des filets, la taille des prises ou encore la motorisation des navires.

Le débat actuel sur l’interdiction de la pêche en eau profonde et des techniques qui lui sont associées n’apparaît cependant pas inédit. Dans un contexte politique marqué par l’ouverture à la société civile des institutions communautaires, des échanges avaient abouti en 1998 à l’interdiction de l’usage des FMD (Filets Maillants Dérivants). L’Union européenne s’alignait alors sur une résolution de l’ONU concrétisant la campagne internationale de Greenpeace en faveur de la protection des dauphins. À cette même occasion, des initiatives privées anticipant la législation européenne avaient vu le jour. Rappelons à titre d’exemple, qu’Unilever avait proposé en 1997 au WWF (Fonds mondial pour la nature) – soit un an avant l’interdiction de l’usage des FMD – la création d’un Conseil de bonne gestion des ressources halieutiques. Mais chargée de délivrer des écolabels, cette instance serait entrée en concurrence directe avec la Commission européenne qui en délivrait pareillement. L’écolabel MSC (Marine Stewardship Council) qu’elle élabora monopolise aujourd’hui le marché de la certification écologique de la pêche et paralyse les initiatives de l’Union européenne dans ce secteur. Désormais, l’état existant des rapports de force au sein du système européen, contraint donc les ONG vertes, militant pour l’interdiction du chalutage profond, à orienter en priorité leurs stratégies vers une gouvernance privée des océans.

Cadrage théorique

L’existence d’une communauté épistémique. L’expertise des ONG vertes, reconnue par la Commission européenne, facilite leur activité de lobbying et la mise à l’agenda de leurs propositions politiques.
La privatisation du politique. La régulation du chalutage profond prend la forme de contrats informels entre les ONG et producteurs/distributeurs de poissons des grands fonds afin de pallier le déficit de gouvernance européenne en la matière.

Analyse

La représentation des intérêts environnementaux au sein de la Commission européenne coïncide avec la création d’une Direction générale dédiée à l’environnement (1973) et avec un progrès du droit communautaire dans ce domaine (Acte Unique européen, 1986). Le coût élevé du lobbying à Bruxelles a permis la structuration de deux types de réseaux. D’une part, des groupements fédératifs rassemblent de multiples associations nationales d’environnement travaillant sur des thématiques communes. Dans le cadre de la lutte contre le chalutage profond, plus de soixante-dix d’entre elles se sont ainsi regroupées au sein de la Deep Sea Conservation Coalition. D’autre part, Green 10 coordonne depuis 1991 l’activité de lobbying des dix ONG les plus importantes sur le plan européen et international (WWF, Greenpeace, Friends of the Earth, Birdlife International, etc.). Dès lors, les considérer comme de simples « organisations non gouvernables » (Nielson1) risque d’occulter la « communauté épistémique » (Haas) qu’elles représentent pour la Commission européenne. Répondant au besoin de mieux appréhender les transformations actuelles de l’action publique (internationalisation et transnationalisation) en général et l’influence des groupes environnementaux sur les politiques publiques en particulier, le concept de communauté épistémique convient parfaitement à l’analyse des canaux par lesquels les nouvelles idées ont pu circuler des ONG vers l’actuelle commissaire des affaires maritimes et de la pêche. Parmi ces organisations, l’association française Bloom illustre la manière dont la production scientifique privée peut obtenir la reconnaissance de la Commission européenne et fonder la légitimité de la mise à l’agenda de propositions politiques. L’efficacité de son apport réside en effet dans la critique multidimensionnelle de la pêche en eau profonde, envisagée sous l’angle du développement durable. Bloom a démontré que : 1) Cette activité n’était pas rentable et dépendait – notamment pour le cas français – de subventions allouées par les États. 2) L’emploi dans le secteur de la pêche n’est concerné que pour une part infime car seuls 2% des navires opérant dans l’Atlantique Nord Est demeurent parties prenantes. 3) Cette technique de pêche, considérée comme « la plus destructrice de l’histoire », épuisent les écosystèmes pour ne pêcher finalement que trois espèces de poissons ciblées – grenadier de roche, sabre noir et lingue bleue – et rejeter par-dessus bord des centaines d’autres mortes.

Le champ du lobbying européen s’avère toutefois profondément asymétrique. Ces ONG interviennent sur un terrain dominé par les groupes d’intérêts économiques disposant de moyens considérables dont celui de produire une expertise concurrente. Or, la majorité des parlementaires européens et les États visés par l’interdiction du chalutage profond (France, Espagne, Grande-Bretagne, Portugal) se sont ralliés à l’industrialisation de la pêche. Dans l’impasse institutionnelle, les ONG de défense des océans ont par conséquent renforcé leurs investissements pour contraindre l’offre à se conformer à une éthique de la consommation. La diffusion des bonnes pratiques en la matière passe alors par la vulgarisation de leur savoir. Dans cette logique, Bloom a organisé une conférence filmée, popularisé une bande dessinée (Pénélope Bagieu) ou encore établi le classement des principaux supermarchés français, Intermarché se voyant décerner le bonnet d’âne. Face au succès de cette stratégie de dénonciation (show and shame) révélatrice du partage forcé de la publicité, les grandes enseignes ont dû négocier avec les ONG afin de recouvrer leur crédibilité. Ces dernières ont ensuite symboliquement récompensé les engagements volontaires en faveur de la protection de la biodiversité marine. WWF a par exemple publié sur son site officiel un article intitulé « Les ONG saluent l’engagement de la flotte d’Intermarché ». Cette stratégie de revalorisation de l’image de marque des entreprises faisant preuve de responsabilité sociétale (show and fame) semble à présent partie intégrante du répertoire d’action de ces acteurs non-étatiques. Mais la privatisation de la gouvernance européenne des océans, envisagée de manière temporaire, pourrait bien se pérenniser dans un contexte international caractérisé par l’anomie. Autrement dit, les océans apparaissent plus que jamais comme des biens publics menacés.

Références

Berny Nathalie, « Le lobbying des ONG internationales d’environnement à Bruxelles », RFSP, 58 (1), 2008, pp. 97-121.
Haas Peter M., «Introduction: Epistemic Communities and International Policy Coordination », International Organization, 46 (1), 1992, pp. 1-35.
Le Monde, « Pêche en eau profonde : Intermarché ne pêchera plus au-delà de 800 mètres », 31 janv. 2014.
Lequesne Christian, L’Europe bleue. A quoi sert une politique communautaire de la pêche ?, Paris, Sciences Po, 2001.

PAC 108 – Une rivalité coopérative L’échec de la médiation entre Apple et Samsung

Par Adrien Cherqui

Passage au crible n°108

Apple SamsungSource: Flickr

Le 19 février 2014 a marqué la fin du processus de médiation au terme duquel les dirigeants d’Apple et de Samsung Mobile Communications devaient négocier un accord. Rappelons que cette tentative de compromis lancée en janvier 2014 par le tribunal de San Diego, avait incité les deux groupes à trouver un arrangement pour éviter un nouveau procès.

Rappel historique
Cadrage théorique
Analyse
Références

Rappel historique

Selon le cabinet d’études IDC, plus d’un milliard de smartphones a été vendu en 2013, soit 38% de plus qu’en 2012. Trois firmes occupent actuellement le podium des ventes mondiales. En termes de parts de marché détenues en 2013, Samsung en détient 31,3%; avec 313,9 millions d’unités vendues ; Apple, qui a vendu 153,4 millions d’iPhones, en conquiert 15,3%. Quant à la troisième, la chinoise Huawei, elle se situe encore loin derrière celles-ci avec seulement 48,8 millions de ventes pour 4,9%.

Apparaissant le 6 mars 1983 avec le premier dispositif de communication sans fil érigé par Motorola, le secteur de la technologie mobile s’est construit sur l’innovation et le développement de nouvelles normes techniques. La popularisation des téléphones mobiles durant la décennie quatre-vingt-dix et l’apparition de standards innovants comme le GSM (Global System for Mobile Communication), la 3G et désormais la 4G, ont rendu possible l’intégration d’innombrables services tels que l’exploitation de contenus audiovisuels, d’applications et le surf sur le web. Ces derniers sont aujourd’hui pleinement exploités par les smartphones. Profondément transformé par ces multiples changements, le domaine des télécommunications s’est historiquement organisé autour de quelques constructeurs. Plusieurs d’entre eux tels que Nokia, Huawei, Samsung, LG et plus récemment Apple – avec la sortie en 2007 du premier iPhone qui a démocratisé ces produits – constituent à présent un véritable oligopole. Celui-ci se caractérise par une concurrence exacerbée, notamment dans la recherche et le développement. Dans ce contexte, des dynamiques compétitives induisent une utilisation illégale de brevets appartenant à des groupes rivaux.

Les deux géants, Samsung et Apple, s’affrontent donc en justice depuis le mois d’avril 2011 dans plusieurs dossiers. La délibération la plus emblématique demeure celle d’août 2012 au cours de laquelle un jury a condamné le sud-coréen Samsung à verser plus d’un milliard de dollars à Apple pour la violation de brevets relatifs aux iPads et iPhones. Au cours de ces procédures juridiques, Samsung a principalement reproché à Apple d’exploiter des technologies et des normes techniques qu’il avait brevetées. Pour sa part, Apple estime que Samsung a plagié le design de ses iPhones et de ses iPads, ainsi que leur interface utilisateur avec les gammes Galaxy S et Galaxy Tab. Mais au-delà d’une compétition que l’on considérerait restreinte à ces deux entreprises, l’affaire en cours vise également l’un des systèmes d’exploitation concurrents de l’iOS d’Apple : Android de Google utilisé en grande partie par Samsung.

Plus récemment, en juin 2013, la bataille juridique entre les deux grands de la téléphonie mobile a été portée devant l’USITC (United States International Trade Commission), une agence fédérale compétente en matière de contentieux commerciaux. Cette instance a reconnu que l’américain Apple avait violé l’un des titres de propriété essentiels de Samsung. L’USITC a alors interdit l’importation, la vente et la distribution par Apple d’outils de communication sans fil et de dispositifs musicaux portables. Toutefois, cette décision n’a jamais été exécutée. En effet, le 3 août 2013, le Président Barack Obama et son administration l’ont censurée, réaction qui a entraîné une vive réponse des autorités coréennes.

Cadrage théorique

1. La transnationalisation du marché de la technologie mobile. Les entreprises transnationales répondent à des logiques de production particulières donnant lieu à des coopérations en matière de recherche-développement. Mais la mutualisation des ressources, la réduction des coûts et l’augmentation de la productivité condamnent alors ces concurrents à plus d’intégration.
2. Le pouvoir structurel des firmes transnationales. Acteurs majeurs de la scène mondiale, certaines marques de la high-tech détiennent la capacité de se reconfigurer dans un secteur distinct, tout en imposant certains de leurs choix. Ce changement structurel – pour reprendre l’expression de Susan Strange – façonne et détermine les structures de l’économie globale au sein desquelles d’autres groupes évoluent.

Analyse

La téléphonie mobile se présente comme une industrie dynamique au sein de laquelle de nombreux opérateurs économiques interagissent. Ces derniers détiennent des ressources leur permettant d’être à la convergence de trois industries : la téléphonie mobile, le hardware et le software, autrement dit, le matériel et le logiciel. La mondialisation et l’essor de technologies novatrices déterminent alors les entreprises à se tourner vers de nouveaux modèles économiques. Or, ceux-ci impliquent l’optimisation de leur croissance, une meilleure réactivité et une plus grande compétitivité. Notons par ailleurs une production conçue initialement pour des marchés nationaux, transformée aujourd’hui en une organisation tournée vers un marché mondialisé. Ce changement structurel impulsé par la globalisation a conduit cette branche industrielle à sa transnationalisation et aux relations complexes qu’entretiennent Samsung et Apple.

Forte d’une expérience supérieure à Apple, Samsung opère à tous les stades d’élaboration des ordinateurs, des tablettes ou bien des smartphones. Du processeur à l’écran, en passant par le software, elle dispose des ressources nécessaires à la production d’appareils high-tech et domine largement toute la filière. Bien que ce groupe sud-coréen se révèle un concurrent majeur de l’américain Apple, des logiques de coopération se mettent paradoxalement en place. Rappelons que le processeur A5, conçu par Apple et produit par Samsung, reste une pièce centrale de l’iPad 2 et de l’iPhone 4S. En outre, la puce A8 qui équipera les prochains appareils Apple sera fabriquée par le groupe TSMC (Taiwan Semiconductor Manufacturing Company). Cependant, la firme américaine n’abandonne pas pour autant le groupe sud-coréen qui demeurera dans l’avenir responsable de 30% à 40% de la production de ce composant, afin d’éviter toute pénurie.

L’interdépendance caractérise à présent la fabrication du matériel informatique utilisé pour concevoir les téléphones mobiles et les tablettes. En d’autres termes, Samsung livre son savoir-faire technique et ses capacités industrielles à Apple, tandis que celui-ci lui offre un nouveau marché. Il s’agit d’un capitalisme d’alliance, un phénomène bien caractérisé en son temps par l’économiste américain John Dunning. Autrement dit, le couple rivalité-coopération structure désormais les nouvelles relations inter firmes.

Cette logique de production s’accompagne d’une diffusion des technologies qui participe de la redistribution du pouvoir au sein de la téléphonie mobile. Les caractéristiques hautement concurrentielles de ce domaine ont en effet conduit à l’utilisation de certains standards brevetés, devenus indispensables. Cet usage dorénavant courant s’est institutionnalisé. Lors des premiers procès l’opposant à Apple, Samsung a notamment fait référence à des brevets liés aux transmissions 3G, qualifiés de standard essential patents. Or, cette pratique s’apparente à ce que le sociologue Ulrich Beck qualifie de droit privé et qui vaut ici pour les normes techniques, ce qui montre la relative impuissance de l’acteur étatique et défie le concept d’État législateur.

Références

Balzacq Thierry, Ramel Frédéric (Éds.), Traité de relations internationales, Paris, Presses de Science Po, 2013.
Laroche Josepha (Éd.), Passage au crible, l’actualité internationale 2012, Paris, L’Harmattan, 2013. Coll. Chaos International.
Le Monde, « Brevets : Apple et Samsung échouent à s’entendre aux États-Unis », 23 février 2014, disponible à l’adresse suivante : http://www.lemonde.fr/technologies/article/2014/02/23/brevets-apple-et-samsung-echouent-a-s-entendre-aux-etats-unis_4371831_651865.html
Mosca Marco, « Les tops et les flops du marché des smartphones en 2013 », Challenges, 28 janvier 2014, disponible à la page : http://www.challenges.fr/high-tech/20140128.CHA9712/samsung-apple-huawei-lg-les-tops-et-les-flops-du-marche-des-smartphones-en-2013.html
Strange Susan, Stopford John, Henley John S., Rival States, Rival Firms: Competition for World Market Shares, Cambridge, Cambridge University Press, 1991.
Strange Susan, Le Retrait de l’État. La dispersion du pouvoir dans l’économie mondiale, trad., Paris, Temps Présent, 2011.
Strange Susan, « States, Firms and Diplomacy », International Affairs, 68 (1), 1992, pp. 1-15.

PAC 107 – La protection de la propriété intellectuelle comme arme monopolistique La vente par Google de Motorola Mobility à Lenovo

Par Robin Baraud

Passage au crible n°107

Pixabay

Google a annoncé, mercredi 29 janvier 2014, la vente de Motorola à Lenovo pour seulement 2,91 milliards de dollars, alors que le groupe l’avait acquis en 2012 pour 12,5 milliards de dollars. Cette revente d’un pionnier de la téléphonie mobile, qui n’a pas été redressé malgré d’importantes suppressions de postes, semble donc à première vue une transaction malencontreuse. Mais ce constat doit être tempéré car seuls 2 000 des 17 000 brevets détenus par Motorola seront finalement cédés à Lenovo. En outre, ce dernier bénéficiera d’accords d’exploitation sur une partie des 15 000 autres.

Rappel historique
Cadrage théorique
Analyse
Références

Rappel historique

Lenovo a acquis une renommée internationale en 2005 avec le rachat du département ordinateurs portables d’IBM. Le montant de l’opération s’avérait alors équivalent à plus de trois fois sa propre valeur. Après avoir achevé difficilement une intégration de ce service et avoir changé de dirigeant, à la mi-2013, Lenovo a atteint dans ce secteur la place de premier producteur mondial. Dès l’origine, l’entreprise recherchait avec cette acquisition, un transfert de technologies ainsi que l’image d’IBM, en partie grâce à l’appellation ThinkPad, déjà bien implantée sur les marchés occidentaux.

Environ 70% des smartphones vendus dans le monde sont aujourd’hui équipés d’un système d’exploitation développé à partir d’Android. Celui-ci est mis à la disposition des constructeurs par Google comme base logicielle sur laquelle ils détiennent la possibilité d’apporter un certain nombre de modifications permettant une adaptation aux besoins de leurs produits. Les partenaires de Google – dont le taïwanais HTC, le japonais Sony ou le Sud-Coréen Samsung – se sont inquiétés de l’achat de Motorola en 2012, craignant que la marque ne devienne, à terme, le seul distributeur de smartphones Android. Google avait commencé en 2010 à sortir en partenariat avec des constructeurs – tout d’abord HTC, puis Samsung, Asus et LG – une gamme de smartphones et tablettes haut de gamme à bas prix, avec pour système d’exploitation une version non modifiée d’Android. Il apparaissait donc cohérent pour ces firmes de voir dans la stratégie de Google une manœuvre visant à les évincer.

Dans la guerre que livre Google à ses principaux concurrents, il aura néanmoins utilisé les brevets acquis avec Motorola. Le 27 février 2012, il a perdu un procès majeur contre Apple. Dans cette action en justice, il demandait le retrait des Ipad et Iphone du marché car Apple avait utilisé certains titres de propriété industrielle de Motorola. Il connaît pourtant bien la puissance de leur contrôle. En effet, à chaque vente de l’un de ses terminaux Android, les constructeurs doivent reverser à Microsoft une somme de 5 à 15 dollars pour rémunérer le recours aux inventions brevetées de celui-ci.

Grâce à l’acquisition de Motorola Mobility, Lenovo est désormais passé du cinquième au troisième rang des producteurs mondiaux de smartphones, derrière Apple et Samsung. Déjà très implanté en Chine sur le marché bas de gamme, il prévoit à présent d’investir aussi le milieu de gamme afin de faire son apparition dès 2014 sur les marchés américains, voire européens. En l’occurrence, l’image de marque de Motorola et sa présence déjà importante pourraient lui faciliter leur accès. Autrement dit, le transfert de technologies semble une priorité secondaire dans cette transaction. Alors qu’il avait au contraire déterminé, le jeudi 23 janvier 2014, l’achat à IBM d’un parc de serveurs vieillissants pour 2,3 milliards de dollars. Pour des raisons similaires à celles du dossier de Motorola Mobility, Lenovo avait manifesté en novembre 2013 des visées sur Blackberry. Cependant, les autorités canadiennes avaient interdit ces visées, craignant que l’entreprise ne devienne chinoise.

Cadrage théorique

La propriété intellectuelle comme arme de concurrence transnationale. La dérégulation du commerce mondial s’est réalisée parallèlement à l’homogénéisation des législations nationales en matière de protection de la propriété intellectuelle. Cette dernière permet aux entreprises détentrices de brevets d’interdire légalement à leurs concurrents de produire des biens – matériels ou immatériels – équivalents aux leurs.
La recherche par les entreprises transnationales d’une rente de monopole. Pour un acteur économique se trouvant en situation monopolistique, aucune concurrence dans son secteur d’activité n’est, par définition, à craindre. En conséquence, il ne cherche plus à conquérir des avantages comparatifs, mais s’efforce plutôt de perpétuer unilatéralement sa prépondérance. En fait, résister à la dureté d’une logique concurrentielle s’avère toujours coûteux, c’est pourquoi il apparaît rationnel d’établir un monopole pour conforter ses profits.

Analyse

Le régime de protection de la propriété privée défendu par l’OMC autorise l’instauration de monopoles sur une technologie brevetée. L’objectif consiste à assurer aux entreprises une rémunération de leurs investissements en recherche et développement. Cette mesure de régulation de l’économie mondiale, qui tente d’encourager l’innovation et le progrès, confirme l’inexistence de l’idéal type de la concurrence parfaite. Dans le domaine de la téléphonie mobile, ces dispositions ont favorisé l’émergence d’un oligopole composé de firmes transnationales. Ces dernières bénéficient de moyens financiers tels, qu’elles détiennent ou négocient l’utilisation de nombreux brevets indispensables à l’élaboration de produits concurrentiels. Ces titres de propriété industrielle utiles à l’élaboration de téléphones portables peuvent être classés en deux grandes catégories. D’une part, ceux qui portent sur la partie physique de l’appareil et d’autre part ceux relatifs au logiciel assurant leur fonctionnement. Or, la concurrence actuelle entre les smartphones concerne principalement cette seconde part. Malgré des apports marginaux à la technologie existante – déverrouillage par reconnaissance tactile chez Apple par exemple –, l’amélioration des performances des composants matériels du téléphone demeure limitée en raison de la capacité des batteries, difficile à faire évoluer.

Google s’est positionné presque exclusivement sur le développement logiciel et exploite donc la situation. Afin de se démarquer, les constructeurs de smartphones utilisant Android ont alors mis au point des ajouts de plus en plus élaborés. Proposée par certains smartphones, la suspension de la mise en veille du téléphone lorsque le regard de l’utilisateur est dirigé sur celui-ci illustre cette stratégie, comme le montre par exemple Samsung. Mais cette pratique masque progressivement la base logicielle Android qui devient dès lors difficilement reconnaissable par le consommateur. Cela paraît problématique pour Google car ses produits assurant la collecte et l’analyse des données personnelles (Gmail, GoogleMaps, Google Calendar, etc.), qui viabilisent son modèle économique, cessent, par voie de conséquence, d’être mis en avant. Son objectif principal reste pourtant d’instaurer une norme autour de ses produits, comme a pu le faire Microsoft avec ses systèmes d’exploitation sur ordinateur. L’intérêt d’un tel dispositif global, tient dans le fait qu’il peut difficilement être concurrencé dans la mesure où une grande majorité d’utilisateurs l’a adopté. Autrement dit, les conditions pour que se mette en place une rente de monopole se trouvent réunies.

En acquérant les brevets de Motorola, Google a renforcé sa capacité monopolistique sur le développement des systèmes d’exploitation pour smartphones. Son avantage apparaît double. Tout d’abord, elle détient désormais la possibilité de mettre en difficulté ses principaux concurrents en rendant plus difficile et plus coûteux leurs efforts d’innovation. Par ailleurs, elle accentue la dépendance de ses partenaires envers son système d’exploitation Android. Au-delà de la marque Motorola, Lenovo détient également un savoir technologique précieux et profite de la bonne intégration sur le marché américain de sa nouvelle filiale. La Chine étant membre de l’OMC, il est en effet indispensable aux entreprises siégeant dans ce pays d’acheter leur entrée sur des marchés protégés par de nombreux brevets, comme celui de la téléphonie mobile.

Références

Andreff Wladimir (Éd.), La mondialisation, stade suprême du capitalisme ? Mélanges en hommage à Charles-Albert Michalet, Paris, PUN, 2013.
Chiu Justin, « L’anarchie mondiale dans le secteur de la téléphonie mobile. La guerre des brevets entre les fabricants de smartphones », Passage au crible, Chaos International, 7 janvier 2013, consultable sur le site de Chaos International : http://www.chaos-international.org.
Le Monde, « Google revend Motorola au chinois Lenovo mais garde les brevets », 30 janvier 2014, à l’adresse web : http://abonnes.lemonde.fr/technologies/article/2014/01/30/google-revend-motorola-au-chinois-lenovo-mais-garde-les-brevets_4356898_651865.html?xtmc=lenovo&xtcr=5 [3 mars 2014].