PAC 129 – Frapper le Kenya, terroriser le monde Le terrorisme transnational des shebabs somaliens

Par Philippe Hugon

Passage au crible n° 129

Al Shabaab fightersSource: Wikimedia

Le jeudi 23 mars 2015 les shebabs (al-shabaab ou jeunes en arabe) ont attaqué l’université de Garissa au Kenya, faisant plus de 150 morts. Ces actions qui ont visé des étudiants chrétiens, ont été perpétrées avec une extrême violence dans un lieu symbolique dispensant le savoir. Elles se sont déroulées un mois après que les shebabs ont fait allégeance à Al-Qaïda et ont menacé des centres commerciaux d’origine occidentale. Rappelons qu’en trois ans le Kenya a déjà connu trois attentats très meurtriers dont celui du centre commercial de Westgate Mall commis en 2013. De la même façon, l’Ouganda a été attaqué en juillet 2011 dans sa capitale, Kampala. Quant à l’Éthiopie, elle demeure fortement menacée.

Rappel historique
Cadrage théorique
Analyse
Références

Rappel historique
La Somalie, qui compte plus de 10 millions d’habitants répartis sur un territoire de 638 00 km2 n’a jamais connu d’État. En effet, bien qu’elle soit indépendante depuis 1959, elle reste organisée en clans et sous clans. Mais cette société clanique n’apparaît pas pour autant anarchique car les Somalis parlent la même langue – le somali – et forment un peuple homogène de tradition pastorale. Celui-ci respecte des valeurs privilégiant l’honneur, l’hospitalité et l’esprit de revanche. Pour ce pays où près de 100% de la population reste d’obédience musulmane, la loi islamique coexiste avec une loi tribale ou clanique.
Aujourd’hui, on observe toutefois de profondes mutations. La religion qui jusqu’ici unifiait, oppose désormais l’islam soufi traditionnel et l’islam salafiste. En outre, une relative désintégration sociale résulte de l’opposition entre les jeunes et les anciens quant aux codes de conduite. La montée en puissance des shebabs renvoie à ces différents déterminants. La Somalie subit depuis 35 ans une balkanisation clanique et un chaos sociopolitique qui ont fait plus de 500 000 morts. Dirigé par un seigneur de la guerre, chacun des clans est traditionnellement doté d’une milice. Les affrontements sont dus à de jeunes désœuvrés qui n’ont été socialisés que dans la violence.
Par ailleurs, plusieurs éléments dommageables pour le pays se conjuguent pour le fragiliser davantage. Mentionnons à titre d’exemple, les nouvelles influences islamistes (Frères musulmans, salafistes, rôle de l’Érythrée), les effets des pressions démographiques sur les ressources rares ou encore la généralisation d’une économie parallèle permettant divers trafics. Dans le même temps, cette société se trouve cependant intégrée dans la mondialisation grâce à sa diaspora. Les technologies de l’information participent aussi de son insertion mondiale, tout comme la taxation des ONG ou la piraterie des mers avec attaque de voiliers et de vraquiers. Ainsi, rappelons que la dime prélevée sur les tankers pétroliers (20000 navires et 1/3 des tankers du monde passent par le détroit) représentait 4000 actes de piraterie recensés entre 1990 et 2010. Certes, la force Atalante a réussi à les réduire depuis, mais sans jamais les faire disparaître.
Jusqu’en 1991, la Somalie a connu le régime socialiste de Barré, lié à l’URSS. Entre 1992 et 1994, les interventions militaires – qu’elles soient internationales ou bien américaines (« Restore Hope ») – ont toutes connu un échec. Une guerre civile a eu lieu de 1991 à 2005. Les tribunaux islamiques, soutenus notamment par l’Érythrée, avaient alors par le biais de la shura, pris le pouvoir, été 2006, contre les chefs de faction. Ils regroupaient des tendances variées (Hizb al-Islam (parti de l’Islam), al-Islah (proche des Frères musulmans), allant jusqu’aux islamistes radicaux des shebabs, accusés d’être la version africaine des Taliban d’Afghanistan.
Au lieu de négocier avec les composantes modérées des tribunaux islamiques, les États-Unis et les pays de la région ont préféré soutenir un gouvernement en exil ni représentatif ni légitime. Fin 2006, militairement appuyé par l’Éthiopie et les États-Unis, et indirectement par le Kenya, l’Ouganda et le Yémen, cette force de transition a repris le contrôle de Mogadiscio, sans pour autant que les seigneurs de la guerre ne soient contrôlés. Une force de l’Union Africaine, l’AMISOM, (African Union Mission In Somalia) a été mise en place en 2007. Les shebabs ont alors lancé des actions terroristes, principalement à Mogadiscio (fin 2009 contre l’Union africaine, attentat suicide en octobre 2011, 14 avril 2013).
Constitués en un mouvement organisé depuis des dizaines d’années, les shebabs seraient actuellement entre 5000 et 10 000 combattants. Certains ont été formés en Afghanistan ; d’autres sont issus d’Al-Ittiyad, matrice somalienne de mouvements islamistes forgés dans les années quatre-vingt-dix. D’autres ont été recrutés et entraînés par les tribunaux islamiques au pouvoir jusqu’en 2006. Puis, ils ont monté en puissance lors de la chute de ces derniers face à la coalition des pays d’Afrique orientale, soutenue par les États-Unis. Leurs revendications multiples s’appuient sur un nationalisme somalien et la volonté d’instaurer un État islamique fondé sur la charia. Ils tirent également leur puissance du contrôle des trafics exercé par des jeunes sans perspectives et auxquels ils proposent la mise en place d’un djihad global grâce à leur insertion dans des réseaux transnationaux.

Cadrage théorique
1. Une violence intergénérationnelle. Au sein de la Somalie, la violence résulte d’un affrontement entre les shebabs, – des jeunes socialisés dans la violence – et le gouvernement officiel ; les combats étant essentiellement menés par la force africaine de l’AMISOM.
2. Une violence transnationale. La violence des shebabs revêt également une dimension régionale et transnationale qui s’explique par la présence de nombreux Somalis dans les pays limitrophes (plus de 600 000 réfugiés au Kenya), des Somalis qui manifestent explicitement la volonté de déstabiliser le système sécuritaire des pays voisins, à commencer par le Kenya. Ils sont liés aux circuits de transferts d’argent car la Somalie est devenue un territoire de guerre par procuration entre l’Éthiopie et l’Erythrée, tout en demeurant un enjeu pour les pays alliés des États-Unis qui luttent contre le djihadisme.

Analyse
Les shebabs peuvent être analysés comme un mouvement somalien. Issus historiquement des tribunaux islamiques, ce sont des jeunes, sans perspectives autres que le maniement des armes, la violence et le contrôle des trafics. Ils peuvent facilement se déployer dans l’espace somalien en raison de la faible légitimité du gouvernement. Compte tenu de l’incapacité pour l’État de contrôler son territoire et d’assurer au minimum les principales fonctions régaliennes, ils mêlent intimidation par la violence et protection des populations. Certes, ils ont instauré une charia impopulaire – interdiction de mâcher du khat, d’écouter de la musique –, mais ils ont également établi un ordre facilitant les échanges commerciaux. C’est pourquoi ils bénéficient d’appuis leur permettant une certaine capacité militaire sur le plan conventionnel.
Leurs principales ressources restent l’autorité qu’ils imposent sur les trafics et les impôts locaux qu’ils prélèvent sur les hommes d’affaires et les commerçants. Enfin, ils tirent aussi leurs revenus des relations qu’ils entretiennent avec les pirates. Soutenus par des forces venues notamment d’Afghanistan et d’Erythrée, les shebabs se sont opposés au gouvernement fédéral de transition. Fin 2010, ils contrôlaient encore une large partie de Mogadiscio ainsi que le centre et le sud du pays. Mais face aux actions militaires de l’AMISOM, ils ont finalement perdu une capacité de nuisance au cœur de la Somalie. Ils ont alors dû quitter les principales villes, à commencer par Mogadiscio. Puis, ils se sont disséminés dans les zones rurales et fondus dans la population. Par ailleurs, le 1er septembre 2014, ils ont perdu leur chef Abdi dit Godane, remplacé par Ahmed Umar Abou Oubaïda.
Leur action est surtout devenue régionale et transnationale. En effet, comme dans le cas de Boko Haram, la régionalisation de leurs interventions compense leur perte d’emprise sur le territoire somalien. Il semble aujourd’hui avéré qu’ils aient des liens avec les compagnies de transfert d’argent, certaines ONG kenyanes ainsi qu’avec la diaspora. Grâce à l’appui de réfugiés ou d’émigrés somaliens, ils peuvent ainsi s’insérer progressivement dans des réseaux djihadistes d’ampleur mondiale. Par des attentats suicides ou des actions terroristes, ils cherchent à mener des combats asymétriques qui visent la médiatisation par l’horreur. Certes, ils ne participent pas encore actuellement d’un djihad global. Mais ils ont toutefois noué des liens personnels et organisationnels avec des groupes affiliés à Al-Qaïda ou Boko Haram qui indiquent clairement leur objectif à terme.
Autant dire que les pays voisins sont à présent de plus en plus menacés. Affichant 700 kilomètres de frontières communes avec la Somalie, le Kenya apparaît politiquement très divisé. Ce pays cherche désormais à accroître son dispositif militaire, tout en évitant les tensions entre chrétiens – qui représentent trois quarts de la population – et musulmans. Il s’efforce en outre de rassurer les touristes et les hommes d’affaires. Quant au Jubaland situé au sud-ouest de la Somalie, à la frontière avec le Kenya, il s’agit d’une zone tampon largement peuplée de Somalis. Les attaques des shebabs perpétrées sur ce territoire ont pour objet d’y attiser les tensions religieuses et d’y opposer les forces politiques. Quant à l’Éthiopie, elle a jusqu’à présent été épargnée, bien qu’elle partage 1600 kilomètres de frontières avec la Somalie. Organisée en Etat fédéral, elle comprend une population en majorité somalie vivant principalement en Ogaden. Mais ce pays reste un État pivot qui permet aux États-Unis de faire la guerre par procuration. Il est donc inévitable que les actions militaires au sein de la Somalie se transforment à brève échéance en actions terroristes liés aux réseaux transnationaux et aux Somaliens expatriés.
Les horreurs médiatisées qui visent à semer la terreur et à gagner des guerres médiatiques, pèsent sur le tourisme et les affaires des Occidentaux au Kenya, en Éthiopie ou en Ouganda. Dans le cas de la Somalie, comme dans celui de l’Afghanistan ou de Boko Haram, il apparaît que les solutions militaires menées par l’AMISOM ne peuvent revêtir qu’une efficacité limitée. En effet, les réponses durables restent d’ordre politique. Celles-ci passent par la mise en place de structures étatiques et l’établissement d’un gouvernement légitime.

Références
Hugon Philippe, Géopolitique de l’Afrique, 3e ed., Paris, SEDES, 2013.
Mashimongo Abelard Abou-Bakr, Conflits armés africains dans le système international, Paris, L’Harmattan 2013.
Véron Jean-Bernard, « La Somalie cas d’école des Etats dits « faillis » », Politique étrangère, 76 (1), print. 2011, pp. 45-57.

PAC 128 – La mondialisation d’un fanatisme Les destructions culturelles de l’État Islamique

Par Alexandre Bohas

Passage au crible n° 128

Temple of Baal Shamin PalmyraSource: Wikipedia

Avec la prise de Palmyre par les troupes de l’État Islamique en Irak et au Levant (EIIL ou Daesh en arabe) en mai dernier, un des sites les plus prestigieux de l’Antiquité se trouve désormais menacé de disparition. Cet événement témoigne des mobiles idéologiques de ce califat autoproclamé contre les édifices culturels.

Rappel historique
Cadrage théorique
Analyse
Références

Rappel historique
Ces dernières années, les atteintes contre des monuments religieux par divers groupes se revendiquant de l’islam radical, se sont multipliées. On peut citer le dynamitage des Bouddhas de Bamyan, en 2001, sous le régime afghan des Taliban, ou rappeler celui des mausolées musulmans de Tombouctou, en 2012, par les rebelles en lutte contre le régime malien durant leur occupation de la ville. À ces événements, s’ajoute l’instabilité politique de l’Égypte et de la Libye ; une situation qui a favorisé le pillage de nombreux musées et sites archéologiques, pour des raisons d’ordre aussi bien mercantiles que religieux.
Par ailleurs, les guerres civiles en Irak et en Syrie ont créé les conditions d’un établissement durable de l’EIIL dans certaines zones de ces deux pays. Or, 4 500 sites archéologiques se trouveraient sur le territoire occupé par cette entité. Ses partisans se sont attaqués à des sites mésopotamiens, mais aussi à des lieux de culte musulman comme le tombeau de Jonas à Mossoul. En Syrie, 90% des destructions ont porté sur des artefacts islamiques tels que des tombes, des autels et des mosquées, ceux-ci datant des XIIIe et XIVe siècles. Depuis la fin du mois de février 2015, les saccages perpétrés dans le musée de Mossoul ainsi que sur les sites assyrien et parthe de Nimroud et de Hatra ont été soigneusement filmés et diffusés sur les réseaux sociaux. Ces dévastations ont provoqué la consternation des opinions occidentales ainsi que la condamnation de l’UNESCO qui s’avère, par ailleurs, impuissante à assurer la protection de ces édifices classés au patrimoine mondial.

Cadrage théorique
Une réaction contre la pluralisation du monde. La mondialisation engendre une « pluralisation » (Cerny) des sociétés modernes. En favorisant les flux et mouvements transnationaux en termes culturel et socio-économique, elle provoque des réactions de repli identitaire avec rejet de l’autre, emblématique d’une « brutalisation du monde » (Laroche). En l’espèce, les vandalisations de monuments perpétrées par l’EIIL visent – au nom d’un islam purifié, extrémiste et dogmatique – à faire table rase des spécificités et des syncrétismes, présents et passés.

La transnationalisation d’une quête identitaire. Ces destructions culturelles en Irak, en Libye et au Mali sont exploitées pour manipuler des individus peu intégrés et déshérités. Ces derniers embrassent alors une idéologie fanatique, qui donne un sens à leur vide existentiel (Hoffer). Prenant appui sur une lecture fondamentaliste et antimoderne de l’islam, elle propose à ses partisans, d’origines très diverses, une vision simplifiée du monde et leur offre aussi une identité transnationale.

Analyse
Loin d’être spontanées, ces mises à sac ont été soigneusement calculées et organisées. Elles sont justifiées par le refus d’une idolâtrie, interdit commun à tous les monothéismes. À l’image de la controverse iconoclaste (VIIIe siècle) et du puritanisme anglais (XVIIe siècle) dans la religion chrétienne, l’EIIL invoque le caractère idolâtre de toute dévotion et de tout lieu de culte, actuel ou disparu, qui ne s’adresse pas directement à Dieu. Dans cette perspective, seul ce dernier peut faire l’objet d’une pratique religieuse. Les saccages de Nimroud et de Hatra résultent précisément de l’application outrancière de ce principe fondamental de l’islam, qui figure sur l’emblème de l’EIIL : «لا إله إلا الله » (« il n’y a de dieu que Dieu »).
Les films de l’EIIL montrant les dévastations de Hatra ou celles du musée de Mossoul résultent d’un montage élaboré. Des analystes ont émis, à ce propos, des doutes quant à l’authenticité de certaines statues détruites. Il s’agirait en fait de fac-similés en plâtre car les originaux auraient été vendus auparavant pour financer l’effort de guerre. Par ailleurs, les combattants apparaissant sur les films de propagande de l’EIIL ont été identifiés par leurs accents : ils proviendraient d’Afrique, du sous-continent indien et du Maghreb. En d’autres termes, aucun d’entre eux ne viendrait du Machrek, région allant de la Syrie à l’Égypte. Cette vidéo serait donc destinée à des musulmans vivant hors des théâtres d’affrontements et souvent marginalisés, avec l’objectif de les enrôler. Rappelons à cet égard que les armées de Daesh sont en effet, pour une large part, constituées de combattants étrangers.
En outre, il importe de considérer l’attraction mondiale qu’exerce l’EIIL auprès de certains jeunes musulmans. Elle ressemble à celle qu’opéraient, dans les années cinquante, les religions séculières décrites par le philosophe Eric Hoffer. Ces groupes de croyants fanatiques trouvent aujourd’hui un écho favorable à travers l’islam extrémiste qu’ils prônent. D’autant plus que la mondialisation renforce leur attrait en leur conférant une audience décuplée. Les relations déterritorialisées qui caractérisent la force de ces mouvements communautaristes, sont rendues possibles par les nouvelles technologies, notamment internet. Mais la mondialisation bouleverse les cadres traditionnels en rapprochant les cultures et les sociétés. Ce faisant, elle suscite des réactions identitaires qui cherchent souvent, par une intolérance violente, à réaffirmer des dogmes ébranlés. Ainsi les destructions culturelles de l’EIIL témoignent-elles de la volonté d’effacer la diversité des pratiques religieuses, historiques et culturelles, propre à la Mésopotamie.

Références
Cerny Philip G., Rethinking World Politics: A Theory of Transnational Pluralism, New York, Oxford University Press, 2010.
Evin Florence, « L’État islamique met en scène la destruction de la cité antique d’Hatra », Le Monde, 4 avril 2015.
Hoffer Eric, The True Believer: Thoughts on the Nature of Mass Movements, New York, Harber & Brothers, 1951.
Laroche Josepha, La Brutalisation du monde. Du retrait des États à la décivilisation, Montréal, Liber, 2011.
Schama Simon, « Artefacts Under Attack », Financial Times, 13 March 2015.

PAC 127 – L’asymétrie sociopolitique d’une coopération économique L’implantation dominatrice des firmes chinoises en Algérie

Par Moustafa Benberrah

Passage au crible n° 127

Chine Algerie BTPSource: Wikimedia

Le 16 avril 2015, la ville de Constantine a été déclarée capitale de la culture arabe pour un an. Pendant cette période, le Vieux Rocher accueillera pièces de théâtre, festivals, colloques, expositions, etc. Une enveloppe de sept milliards de dinars (700 millions de dollars) est consacrée à l’organisation de cet événement. À cette occasion, le Premier ministre algérien Abdelmalek Sellal a inauguré plusieurs grands projets qui englobent un pôle culturel comprenant un palais de la culture, une bibliothèque urbaine, un musée et des galeries, aux côtés d’un musée d’art et d’histoire, d’un palais des expositions et d’une salle de spectacles de 3000 places. Cette dernière a coûté 156 millions de dollars et sa construction a été octroyée à la CSCEC (China State Construction Engineering Corp). Cette cession a ravivé les polémiques autour du monopole chinois dans le secteur du BTP (bâtiment et travaux publics) en Algérie.
Rappel historique
Cadrage théorique
Analyse
Références

Rappel historique
En 2013, la RPC (République Populaire de Chine) est devenue le plus important fournisseur de l’Algérie avec 6.82 milliards de dollars d’importations (+14.33%), détrônant la France (6.25 milliards de dollars) qui occupait cette place jusqu’ici. Ce chiffre a atteint 8,2 milliards de dollars en 2014. En outre, elle représente son 10client avec 1.8 milliard de dollars. Notons que les échanges commerciaux, fortement déséquilibrés, sont passés de 200 millions de dollars en 2000 à 10 milliards de dollars en 2014. Cette évolution résulte des rapports privilégiés entre les deux pays qui trouvent leur origine très tôt avec la conférence de Bandung qui s’est tenue en 1955. Ce sommet afro-asiatique a vu l’adoption d’une résolution reconnaissant à l’Algérie le droit à l’autodétermination et à l’indépendance. De plus, la Chine est le premier pays non arabe à avoir reconnu son gouvernement provisoire (1958) et son indépendance en 1962. De son côté, l’Algérie a toujours soutenu le principe du One-China qui définit Taiwan comme partie intégrante de la Chine. Par la suite, le mouvement des non-alignés a sensiblement contribué au rapprochement politique et économique des deux nations.
Aujourd’hui, les relations sino-algériennes concernent tous les domaines stratégiques tels que l’industrie, l’agriculture, l’armement, les infrastructures etc. Ainsi, ce sont plus de 790 sociétés d’envergure qui restent actives en Algérie et plus d’une vingtaine d’accords de coopération qui ont été signés. Le dernier en date concerne un plan de coopération stratégique global pour la période 2014-2018 (286 milliards de dollars) qui tend à dynamiser les relations économiques entre les deux États. Cette mutation s’est traduite par l’afflux de milliers de ressortissants chinois. On estime leur nombre à environ 40 000 (des travailleurs sous contrats et des chefs d’entreprises accompagnés de leurs familles), dont 2 000 qui ont acquis la nationalité algérienne. Bien qu’elles soient contraintes par la loi à privilégier la main-d’œuvre locale, ces entités embauchent principalement des employés chinois. Elles marquent donc doublement le paysage urbain en participant activement à la construction de ses infrastructures et en introduisant une immigration inédite dans une zone coupée du monde durant la décennie noire .

Cadrage théorique
1. L’émergence d’une diplomatie économique. Bénéficiant de l’augmentation des prix du pétrole sur le marché international, l’Algérie a entamé une politique de redressement économique qui s’articule autour de trois axes principaux : 1) l’attraction des investissements étrangers, 2) les transferts de technologie et 3) la construction d’infrastructures nécessaires pour l’expansion économique. Elle a par conséquent forgé des outils juridiques qui permettraient à ses citoyens de s’impliquer davantage dans les projets menés par les firmes chinoises. Cependant, ces dispositions sont rarement respectées par ces entreprises et cette situation conduit au développement d’une contestation socioéconomique. Finalement, l’État algérien se trouve dépassé et parfois même concurrencé par ces acteurs transnationaux qui mettent en place leur propre logique économique, souvent en contradiction avec les intérêts mêmes du pays.
2. La construction de communautés transnationales. Moteur de l’intégration, le phénomène migratoire demeure une des conséquences de la mondialisation des échanges économiques. Les travaux d’Alain Tarrius ou de Michel Péraldi ont bien montré comment s’est construite la figure de l’entrepreneur migrant dans le contexte postfordiste lié à la crise industrielle, à la montée du chômage et au contrôle de l’immigration. En Algérie, cette évolution s’est traduite par un redéploiement des canaux marchands avec des travailleurs migrants qui s’organisent désormais en réseaux transnationaux.

Analyse
Les entreprises chinoises se sont particulièrement impliquées dans le secteur du BTP algérien. En effet, depuis le début des années deux mille, l’Algérie a initié une série de grands projets financés par la hausse de la rente pétrolière. Elle est ainsi devenue l’un des marchés les plus attractifs du secteur pour ces groupes qui ont remporté de 60% à 80% des contrats publiques et privés.
À l’automne 2005, le chef du gouvernement, Ahmed Ouyahia, a déclaré qu’il ne serait dorénavant plus fait « appel aux entreprises chinoises dans le bâtiment ». Cependant, la conduite de gigantesques chantiers tels que l’autoroute est-ouest, la grande mosquée d’Alger, l’opéra d’Alger et les milliers de logements sociaux, a conduit à l’arrivée massive d’une main-d’œuvre chinoise susceptible de répondre aux impératifs de coûts et de calendrier . Plusieurs camps de travailleurs se sont formés depuis le lancement des travaux. Des boutiques chinoises ont aussi fleuri dans les quartiers commerciaux d’Alger, puis dans d’autres villes où des compagnies chinoises – de bâtiments principalement – ont été créées. Ce phénomène n’est pas sans rappeler ce qui s’était passé aux États-Unis au milieu du dix-neuvième siècle à la suite du traité de Burlingame, en 1868. Aujourd’hui, les commerçants chinois sont établis au centre d’Alger, mais également dans d’autres grandes métropoles telles que Constantine et Annaba. Ils vendent souvent le même type de produits à des prix qui font oublier la réputation du made in china. Or, cet argument de vente attire autant les clients qu’il ravive les polémiques socio-économiques. En effet, le taux de chômage élevé et la concurrence que subissent les Algériens ont été à l’origine de divers incidents. Le 3 août dernier, de violents heurts entre Algérois et immigrés chinois ont par exemple éclaté dans la banlieue d’Alger. En fait, ces affrontements endémiques témoignent des vives tensions qui existent entre les deux communautés.
Plusieurs dispositifs juridiques et culturels ont été mis en place afin de canaliser ces troubles, faciliter le dialogue entre les deux sociétés et les aider à dépasser au quotidien le fossé ethnoculturel qui les sépare. Tout d’abord, les groupes chinois sont juridiquement obligés d’embaucher des Algériens. En outre, plusieurs programmes destinés à l’apprentissage du mandarin ont été mis en place. Ainsi, le chinois est-il enseigné à la faculté d’Alger aussi bien que dans les écoles privées qui s’ouvrent de plus en plus vite. Par ailleurs, l’ambassade de Chine organise des activités culturelles dans le pays, comme ce concours d’écriture en automne 2010 accessible au grand public. Enfin, une association d’amitié Algérie-Chine a vu le jour et les mariages mixtes se multiplient. Autrement dit, ces acteurs hors souveraineté concurrencent à présent l’autorité étatique et réussissent à orienter les politiques publiques de l’Algérie, devenant des interlocuteurs incontournables avec lesquels elle doit compter.

Références
Hammou Samia, « L’immigration Chinoise en Algérie : Le cas des commerçants Chinois à Alger » consulté le 15/05/2015 sur le lien : http://jcea2013.sciencesconf.org/conference/jcea2013/pages/Hammou_Samia.pdf
Rosenau James N., Turbulence in World Politics: A Theory of Change and Continuity, Princeton, Princeton University Press, 1990.
Selmane Arslan, « Constantine capitale de la culture arabe 2015 : Les bobards d’une manifestation de A à Z », consultable sur le site : www.elwatan.com, 26.02.15.
Strange Susan, Le Retrait de l’État. La dispersion du pouvoir dans l’économie mondiale, [1996], trad., Paris, Temps Présent, 2011.

PAC 126 – La haute mer victime de la criminalité transnationale Le naufrage du braconnier Thunder, Sao Tomé et Principe, 6 avril 2015

Par Valérie Le Brenne

Passage au crible n° 126

Naufrage ThunderSource: Sea Shepherd

Le 6 avril 2015, le Thunder a coulé dans les eaux de Sao Tomé et Principe. Accusé de pêche illégale, non déclarée et non réglementée (INN) et soupçonné de trafic d’êtres humains, ce navire battant pavillon nigérian faisait l’objet d’une notice mauve d’Interpol depuis 2003. Le capitaine du Bob Barker – un vaisseau de Sea Shepherd lancé à la poursuite du braconnier depuis plus de cent jours – a aussitôt déclaré qu’il s’agissait d’un sabordage délibéré.

Rappel historique
Cadrage théorique
Analyse
Références

Rappel historique
Depuis décembre 2003, les pays membres d’Interpol ont été régulièrement sollicités par l’organisation dans le cadre de la notice émise contre le Thunder. Plus particulièrement, l’Australie, la Norvège, la Nouvelle Zélande ont demandé que les autorités communiquent toute information concernant sa « localisation, ses activités, les personnes et les réseaux le possédant et sur ceux qui profitent de ses activités illégales » .
Construit en Norvège en 1969, ce vaisseau – qui mesurait plus de soixante et un mètres de longueur – a été repéré sous six noms différents entre 1986 et 2013 : Arctic Ranger, Rubin, Typhoon I, Wuhan N°4, Kuko et Thunder. En outre, il a simultanément battu plus de sept pavillons : Royaume-Uni, Saint-Vincent-et-les-Grenadines, Seychelles, Belize, Togo, Mongolie et Nigeria. Pour les bateaux impliqués dans des activités illicites, ces incessantes modifications visent à échapper à la surveillance des ORGP (Organisations régionales de gestion des pêches). Accusé de pêcher illégalement la légine – un poisson qui vit dans les profondeurs des mers australes et dont la chair, très appréciée des pays asiatiques, se vend à des prix extrêmement élevés –, le Thunder figure également dans la liste des contrebandiers signalés par la CCAMLR (Commission for the Conservation of Antarctic Marine Living Resource).
Soucieuse de préserver cette espèce, l’ONG Sea Shepherd – une organisation qui inter-vient en faveur de la protection des ressources halieutiques – a lancé, en septembre dernier, l’Opération Icefish. Pour ce faire, deux bateaux ont été armés afin de traquer les braconniers. Durant plus de cent jours, le Bob Barker a donc poursuivi le Thunder afin de l’intercepter. Simultanément, les militants ont récupéré des filets abandonnés qui contenaient plus de sept cent légines et d’autres animaux morts.
Tandis que le premier a bénéficié d’un ravitaillement à la fin du mois de mars, le Thunder s’est, quant à lui, trouvé à court de vivres et de carburant. Dans l’incapacité d’accoster et limité par ailleurs dans ses possibilités de transbordement, le capitaine aurait donc vraisemblablement décidé de couler son propre vaisseau dans le but de détruire toute preuve à charge. Selon le communiqué de presse publié par Sea Shepherd, ce dernier aurait ainsi maintenu les vannes ouvertes pour accélérer la voie d’eau et vider les cales.

Cadrage théorique
1. Une criminalité transnationale. Héritée du res communis romain, la liberté de circulation et d’exploitation constitue la règle fondamentale en haute mer. Hors des eaux territoriales, les navires ne sont soumis qu’aux lois de l’État qui les enregistre. Cependant, la transformation du régime d’immatriculation décidée après la Deuxième Guerre mondiale pour faciliter le transport maritime, a favorisé l’apparition des pavillons de complaisance. Ce faisant, les braconniers parviennent à se soustraire aux réglementations imposées par les ORGP. Étant donné la forte valeur marchande des espèces de poisson les plus vulnérables, ceux-ci peuvent donc compter sur une rente de monopole qui garantit la pérennité de leurs activités criminelles.

2. L’émergence d’une autorité hors souveraineté. Le déficit de dispositifs coercitifs incite certains acteurs hors souveraineté à déployer leurs propres moyens de contrôle. Ainsi, assiste t-on à une convergence croissante entre organisations internationales et acteurs privés en vue de lut-ter contre la pêche illégale.

Analyse
En 1982, la signature à Montego Bay de la Convention internationale sur le droit de la mer a marqué un tournant majeur dans la juridiction maritime. En codifiant des pratiques coutumières, le texte a notamment institué le principe des ZEE (Zones Économiques Exclusives) qui accorde, à tout État la revendiquant, une souveraineté sur un espace de deux cents milles marins. La convention a également créé le Tribunal international du droit de la mer auquel il in-combe de juger les contentieux induits par la délimitation de ces zones.
Pourtant, les négociations menées entre les puissances maritimes et les nouveaux États côtiers n’ont pas abouti à la création d’un statut clair pour la haute mer. Contrairement aux fonds marins qu’aucun État n’est autorisé à s’approprier, les eaux sus-jacentes demeurent libres de circulation et d’exploitation. Seules les ORGP interviennent dans la gestion des ressources halieutiques. Mais bien qu’elles instaurent des quotas et adoptent des mesures techniques, ces organisations internationales ne disposent que de faibles moyens de surveillance et de contrôle.
Dans un contexte marqué par l’intensification des captures mondiales, ce régime n’a donc guère suffi à enrayer les pratiques illicites. De plus, la raréfaction de plusieurs espèces participe à l’augmentation de leur valeur, en particulier dans les circuits illégaux. L’ampleur des risques réduisant de facto le nombre d’acteurs susceptibles de se livrer à ce type de braconnage, les contrebandiers bénéficient d’une rente de monopole qui rend ce commerce très lucratif.
Durant les années quatre-vingt-dix, l’augmentation des captures INN de légine a conduit la CCAMLR à adopter un ensemble de dispositifs contraignants pour les flottes pêchant dans ses eaux. Six fois supérieures aux volumes autorisés, ces prises ont gravement mis en péril les stocks, tout en affectant l’activité des pêcheurs respectueux des réglementations en vigueur. Si l’instauration de TAC (Totaux admissibles de capture) et l’obligation d’embarquer un observateur à bord ont réduit ce phénomène, de multiples navires pirates continuent cependant de prélever dans ces écosystèmes vulnérables. Comme ils battent plusieurs pavillons et ne respectent pas les règles en matière de signalisation par satellite, ces derniers se situent hors du contrôle des autorités concernées. De surcroît, ils réalisent leurs campagnes dans plusieurs régions océaniques, ce qui rend les opérations pour les appréhender particulièrement complexes.
Dans ces conditions, plusieurs ONG intervenant en faveur de la préservation des ressources marines se sont impliquées dans la lutte contre la pêche illégale. À l’instar des méthodes employées par Greenpeace, Sea Shepherd a développé un répertoire d’action spectaculaire qui consiste à traquer les navires afin de les empêcher de poser leurs filets. Bien que certaines de ces opérations restent sujettes à caution – le fondateur de Sea Shepherd, Paul Watson, demeure sous le coup d’un mandat d’arrêt international d’Interpol sur demande du Costa Rica –, leur portée participe toutefois à la construction d’un capital de légitimité. Dans le cadre de son programme Scale, Interpol a par exemple noué un partenariat avec la fondation américaine PEW en vue de lutter contre cette criminalité transnationale. Ainsi, assiste-t-on actuellement en matière d’expertise à un processus de convergence entre acteurs privés et organisations internationales.

Références
OCDE, Pourquoi la pêche pirate perdure. Les ressorts économiques de la pêche illégale, non déclarée et non réglementée, Paris, OCDE, 2006.
Revue internationale et stratégique (Éd.), Mers et océans, 95 (3), 2014, 206 p.
Strange Susan, Le Retrait de l’État. La dispersion du pouvoir dans l’économie mondiale, [1996], trad., Paris, Temps Présent, 2011.

Au sein de la Maison-Blanche, De Truman à Obama De Truman à Obama, la formulation (imprévisible) de la politique étrangère des États-Unis

au_sein_de_la_maison_blancheAuteur de près de 30 ouvrages en français ou anglais et parfois traduits dans d’autres langues (mandarin, espagnol, etc.), Charles-Philippe David a publié des recherches remarquées sur la paix, la guerre, la stratégie, les questions de sécurité et la politique américaine. Dans cette publication consacrée à la première puissance mondiale, il nous livre des clés indispensables sur la politique étrangère des États-Unis depuis 1945. Ainsi ses décisions apparemment contradictoires, voire aberrantes – notamment en matière d’intervention – prennent-elles tout leur sens. Le livre analyse par ailleurs les crises traversées par la superpuissance (Indochine, Cuba, etc.). Il décrypte aussi les arcanes de la Maison-Blanche, ses conseillers, ses experts, le Conseil de sécurité nationale et ses administrations en rivalité. En outre, les lecteurs trouveront par exemple de précieuses données traitant de la suprématie de Kissinger ou bien encore du bilan décisionnel de l’équipe Obama. Cette somme portant sur le système décisionnel américain s’avère donc incontournable.

Charles-Philippe David, Au sein de la Maison-Blanche, De Truman à Obama, la formulation (imprévisible de la politique étrangère des États-Unis), 3e éd. entièrement revue et augmentée, Paris, Presses de Sc. Po, 2015, 1182 pages, dont 144 de bibliographie auxquelles s’ajoutent un index des noms propres et 14 tableaux ainsi que des annexes.