Joseph Mankiewicz, L’affaire Cicéron, 1952 CinéRI

Cadrage socio-politique

L’Affaire Cicéron

Date de sortie : 1952

Réalisation : Joseph Mankiewcz

Distribution : Ben Astar, Herbert Berghof, Danielle Darrieux, Walter Hampden, Oscar Kalrweis, James Mason, Roger Plowden, Michael Rennie.

Pour aller plus loin :

– Amiel Vincent, Joseph L. Mankiewicz et son double, Paris, PUF, 2010.

– Binh N. T., Mankiewicz, Paris, Rivages, 1986.

– Cave Brown Anthony, La guerre secrète, Paris, Tempus Perrin, 2012.

– Dureau Christian, Danielle Darrieux: 80 ans de carrière, Paris, Éditions Carpentier, 2011.

– Kersaudy François, L’affaire Cicéron, Paris, Tempus Perrin, 2010.

– Morley Sheridan, Odd Man Out: James Mason. A Biography, Amazon, Kindle, 2016.

 

Texte de présentation : Josepha Laroche

Réalisation : Adrien Cherqui

L'Affaire Cicéron

PAC 154 – L’opposition syrienne De l’incohérence au désastre

Par Akram Kachee
Passage au crible n°154

> English version

SyrieSource: Wikimedia

Le 5 décembre 2016, le Conseil de sécurité des Nations unies s’est réuni pour traiter de la Syrie et examiner plus particulièrement le cas d’Alep. La Chine et la Fédération de Russie se sont prononcées négativement sur un projet de résolution qui visait notamment à mettre fin à toutes les attaques menées dans la ville d’Alep pour une période renouvelable de sept jours.
Depuis la tenue de cette session, des discussions semblent se mettre en place en dehors des Nations unies. Cependant, ni le régime syrien, ni la Coalition, principal organe d’opposition politique, ne prennent part à ces négociations.

Rappel historique
Cadrage théorique
Analyse
Références

Rappel historique
Avant les premières manifestations de mars 2011, il existait des groupes composés de plusieurs partis politiques. Certains d’entre eux se retrouvaient par ailleurs dans plusieurs blocs politiques. Au nombre de ces derniers, on notait : le Bloc National Démocrate, la Déclaration de Damas, les Frères Musulmans, la Gauche Marxiste, ainsi que plusieurs partis kurdes qui n’avaient pas rejoint la Déclaration de Damas contrairement à d’autres partis kurdes.
Entre la fin du printemps et le début de l’été 2011, une nouvelle revendication se fait jour au sein de cet ensemble. Les manifestants réclament une forme d’organisation politique propre à refléter leurs actions et leurs idées, dans l’unité. Au regard de la situation, le CCN (Comité de Coordination Nationale) est créé le 30 juin 2011 à Halboun, située dans la banlieue de Damas. Egalement dénommée « l’opposition de l’intérieur », cette instance comprend quinze organisations partisanes et un très grand nombre de personnalités indépendantes . Majoritairement de tendance gauche-laïque, celle-ci compte aussi quelques islamistes modérés. Le CCN formule à l’époque un programme qui s’articule autour de « trois non » : non à la violence, non au communautarisme, non à l’intervention étrangère.
Parallèlement, plusieurs tentatives émanant de Syriens en exil visent à créer une vitrine de l’opposition pour mieux faire connaître son combat. Après plusieurs conférences internationales, le bureau des Frères Musulmans, situé en Turquie, centralise finalement les initiatives en vue de créer un conseil national. Puis, d’autres opposants syriens en exil viennent les rejoindre, en particulier le Parti du peuple, une branche du Parti communiste syrien. C’est aussi à ce moment-là que les chancelleries occidentales recherchent un interlocuteur qui pourrait bénéficier d’un minimum de légitimité aux yeux des manifestants. Alors que les Occidentaux pensent que l’Islam politique pourrait jouer un rôle dans le processus de transition, Nicolas Sarkozy propose que les étapes suivies dans l’opération libyenne servent de modèle dans le règlement du dossier syrien.
Un CNS (Conseil National Syrien) est créé le 16 septembre 2011 à Istanbul sous l’impulsion de la Turquie et du Qatar, deux pays qui soutiennent les Frères Musulmans. Bien que cette instance ait été très bien accueillie par une bonne part de l’opinion syrienne, des voix s’élèvent pour dénoncer un « copier-coller » qui assimilerait cette organisation au Conseil National de Transition Libyen.
Le premier président du CNS, Burhan Ghalioun, se retrouve confronté à la lourde tâche d’apporter un soutien au mouvement et d’en définir les grandes orientations. Devant la complexité de cette réalité politique, il peine à communiquer de manière cohérente et lance des appels contradictoires (tout à la fois pour et contre une intervention étrangère). Ainsi, dans le texte fondateur du CNS, B. Ghalioun précise par exemple que « le CNS refuse toute forme d’ingérence et d’intervention qui porterait atteinte à la souveraineté nationale syrienne ». Mais pourtant, le document stipule plus loin que « pour répondre à l’appel de la révolution, le CNS demande à toutes les instances internationales de prendre leur responsabilité de protection du peuple syrien». Entre temps, les puissances occidentales expriment clairement leur soutien au CNS et le reconnaissent comme le seul représentant légitime du peuple syrien.
Au printemps 2012, afin de laisser au conflit une chance d’être résolu grâce à la « maison arabe », la Ligue arabe propose de former un cadre de conciliation entre le Comité de Coordination National représentant le mouvement de l’intérieur et le Conseil National Syrien en exil. Sous cette impulsion, une négociation a lieu qui permet un rapprochement des points de vue et la signature du pacte du Caire, le 3 juillet 2012. Très complet sur les modalités de transition, ce texte a servi de base aux conférences de Genève 1 et 2. Mais le même jour, Burhan Ghalioun a dénoncé sa propre signature, prétendant n’avoir signé qu’une version préliminaire. En outre, il s’est dit victime d’annonces officielles qui auraient été formulées sans son accord.
Face aux échecs répétés et à la perte de légitimité du CNS, Hillary Clinton propose alors d’élargir l’opposition à une large coalition. Mais viennent s’y joindre des personnalités de la société civile non représentatives du mouvement syrien. Créée en juillet 2013, cette coalition est présidée par Ahmad Jarba, proche de l’Arabie Saoudite. Elle intègre aussi quelques figures de l’opposition historique au régime, comme Michel Kilo.
Par la suite, la militarisation et la fragmentation des factions armées a dominé sur le terrain, accentuant le manque de coordination entre l’opposition et les forces opérationnelles en présence. De plus, treize groupes armés, dont Jabhat al-Nosra (filiale d’Al-Qaida), ont refusé de reconnaître la Coalition car il s’agit, à leurs yeux, d’une émanation occidentale et d’un organe contre-révolutionnaire.
Devant ces difficultés, une réunion a été organisée à Riyad en 2015 ; l’objectif étant d’intégrer des représentants des groupes armés à la Coalition. En dernière instance, cette rencontre a conduit à la création du Haut Commissariat aux Négociations.

Cadrage théorique
1. La Coalition et le régime, un fonctionnement en miroir. En fait, l’ensemble des organes de l’opposition syrienne reproduit la culture et certains modes de fonctionnement du régime honni. Les opposants n’ayant pas réussi à mener un travail d’autocritique, ils ont en effet échoué à faire œuvre de pédagogie pour diffuser les valeurs démocratiques au sein de la société syrienne. Un échec d’autant plus remarquable qu’ils n’ont pas davantage su appliquer à leur propre fonctionnement ces principes démocratiques qu’ils appelaient de leurs vœux pour la Syrie. Finalement, c’est le rejet de l’autre qui a fondé leur projet politique.
2. Conseil National et Coalition, une contre-révolution en marche. Dès le départ, le rôle des Frères Musulmans s’est avéré considérable. Aujourd’hui encore, il constitue le noyau dur de la Coalition. C’est particulièrement le cas de sa branche al-Tali’a qui représente un courant favorable à la lutte armée. Cet organe, qui fonde sa légitimité sur les événements des années quatre-vingt, prétend incarner à lui seul le statut de victime de la répression qui fut menée à cette époque. Ses membres participent désormais à la Coalition en créant de multiples groupes satellites destinés à manipuler les débats à leur propre profit, élargissant notamment leurs cercles d’influence via un clientélisme actif.

Analyse
Dès l’émergence des premiers organes d’opposition en 2011, une ligne de fracture s’est creusée entre le CCN agissant à l’intérieur de la Syrie et le CNS en exil. Or, cette division a affecté la suite des événements. En effet, les positions sont devenues de plus en plus inconciliables entre ces deux blocs. D’une part une opposition de l’intérieur, de gauche, laïque, défavorable à une intervention occidentale et majoritairement pacifique (CCN). D’autre part, un mouvement qui représente l’opposition en exil (CNS). Marqué plutôt à droite – malgré le soutien d’une fraction communiste, sous influence islamiste – il œuvre en faveur d’une intervention extérieure et encourage la lutte armée. Ces deux lignes s’opposent également sur les modalités d’une transition éventuelle. Pour l’opposition de l’intérieur, il paraissait inutile de réclamer la chute du régime. Elle a par conséquent défendu d’emblée le principe que des négociations, avec certains éléments du régime, pourraient permettre de préserver la population. Elle préconisait de s’orienter plutôt à moyen terme vers un changement en profondeur qui provoquerait vraisemblablement la chute d’Assad. A contrario, le Conseil National a rapidement demandé le départ définitif et sans conditions du président syrien. Aujourd’hui, le CNS se maintient toujours dans cette posture de refus total de tout dialogue avec les institutions existantes.
L’absence de courant laïc indépendant et démocratique accrédite l’idée suivant laquelle il n’y aurait de choix qu’entre le régime d’Assad et les djihadistes. Cette impasse contribue par ailleurs à dilapider le capital de sympathie que le soulèvement syrien avait tout d’abord accumulé.

Références
Bechara Azmi, Syria: A Path to Freedom from Suffering, al-Doha, Arab Center for Research and Policy Studies, 2013.
Rsas Muhammad, « La haine comme guide en politique », Al Akhbar, 29/04/2016

PAC 153 – Uber ou l’irrésistible ascension mondiale des firmes numériques

Par Alexandre Bohas

Passage au crible n°153

> English version

Uber

Le 27 septembre 2016, la société Uber a annoncé son projet de commercialiser des drones-taxi permettant de transporter des passagers par les airs. Quelques jours plus tôt, elle avait lancé une offre test de taxi assurée par des voitures autonomes à Pittsburgh. Tout en proposant déjà des services de véhicules de tourisme avec chauffeurs, cette entreprise entend se développer dans l’ensemble du secteur du transport par des moyens innovants.

Rappel historique
Cadrage théorique
Analyse
Références

Rappel historique
Fondée en 2009 à San Francisco par Garrett Camp et Travis Kalanick, la startup a rapidement connu un essor économique, atteignant en 2015 un chiffre d’affaires de 1,5 milliard de dollars. Elle s’est développée rapidement dans 66 pays et plus de 500 villes, revendiquant le statut de leader dans les solutions de transport par voie terrestre. Grâce à sa plateforme internet, elle propose de mettre en relation des passagers ou des commanditaires de transport avec des conducteurs. Souhaitant attirer toujours plus d’internautes, elle a décliné ce service d’intermédiation en une vingtaine d’offres telles que la course de taxi par des chauffeurs professionnels (Uber X), dans des berlines de luxe (Uber Berline) ou par des particuliers (UberPOP), le covoiturage (UberPool) et la livraison de repas à domicile (UberEats). Par ailleurs, elle multiplie les expérimentations en logistique et mobilité. Enfin, elle a récemment signé des partenariats en matière de mobilité intelligente, autonome et électrique avec deux grands constructeurs d’automobiles, Volvo et Toyota.
Devant les perspectives prometteuses de rentabilité et de croissance, la valorisation actuelle d’Uber est estimée à 70 milliards de dollars, bien qu’elle ait perdu plus d’un milliard de dollars au cours du premier semestre 2016 et que sa dette dépasse 15 milliards de dollars. Pour financer ses ambitions, elle a non seulement recueilli les fonds d’investisseurs spécialisés en capital-risque mais aussi d’opérateurs du web tels que Baidu, Google et Amazon. Remarquons que l’opposition de nombreux professionnels, au premier rang desquels les chauffeurs de taxi, n’empêche en rien son ascension. Toutefois, elle se heurte à de puissants concurrents tels que Didi en Chine, avec qui elle vient de fusionner sa filiale chinoise, et Lyft, dans un contexte où l’automobile est un secteur convoité par les géants de l’internet, Google et Apple.

Cadrage théorique
1. Le pouvoir structurel des États-Unis. À la suite de la distinction établie par Max Weber, Susan Strange définit cette notion comme « le pouvoir de choisir et de façonner les structures de l’économie politique globale dans laquelle les autres États, leurs institutions politiques, leurs entreprises, ainsi que leurs savants et les autres professionnels doivent opérer ». Dès lors, nous devons examiner de près la redéfinition du fonctionnement et des règles de gestion entrepreneuriale opérées par les firmes de l’internet pour comprendre comment elles contribuent à la prépondérance américaine.
2. La digitalisation de l’économie. En quelques années, l’expansion d’internet constitue une rupture moins par les transformations industrielles qu’elle entraîne que par les changements fondamentaux qu’elle introduit dans les comportements de consommation. En effet, elle provoque des bouleversements dans les interactions entre acheteurs et vendeurs, au sein desquelles s’imposent des modèles inédits de ce qu’il est convenu d’appeler le management.

Analyse
À la manière de la destruction créatrice schumpétérienne, l’émergence de modèles innovants permis par le numérique constitue une révolution qui ébranle de nombreux secteurs. En concentrant les industries à la pointe de la recherche et des évolutions économiques, l’Amérique s’assure une avance dans la transformation des marchés, une part conséquente de la valeur créée par ces innovations et une attractivité renouvelant son soft power.
Les entreprises de la Silicon Valley, auxquelles s’apparente Uber, bouleversent l’économie mondiale en introduisant des plateformes numériques qui mettent en lien une offre et une demande. Celles-ci constituent une rupture dans le monde entrepreneurial, qui déstabilise les acteurs déjà établis tout en séduisant de nombreux consommateurs. Alors que le processus de production s’organise traditionnellement le long d’une chaîne de valeur, la novation réside dans l’attractivité d’une plateforme qui simplifie, rend plus efficients et sécurise les échanges, tout ceci à moindre coût. De même, au lieu de mettre l’accent sur les économies d’échelle de l’offre, celles de la demande deviennent l’enjeu crucial. Des utilisateurs nombreux abaissent d’autant le point mort, c’est-à-dire le seuil de rentabilité, et augmentent l’efficience de la plateforme. Ainsi, centralisant l’essentiel du trafic par effet de réseaux, ces compagnies s’imposent comme intermédiaires incontournables. Dans ce contexte, les filières de production classiques sont soit mises en concurrence les unes avec les autres, soit purement et simplement rendues inutiles. Qui plus est, l’omniprésence du web dans la société les rend dépendantes de leur mise en valeur sur ce médium.
Ces opérateurs ont en outre pour avantage concurrentiel de fonctionner avec moins d’actifs d’une part et de disposer de sources de rentabilisation différentes d’autre part. Cette nouvelle donne les rend alors invulnérables, à l’instar d’Airbnb dans l’hôtellerie et d’Amazon dans l’édition. Formant de véritables places de marché (marketplace) digitales sur le plan mondial, ils ne sont en rien limités par des zones de chalandise et des emplacements physiques. De surcroît, ils n’achètent pas les biens qu’ils proposent, évitant ainsi les stocks et donc le besoin en fonds de roulement. Par ailleurs, ils monnayent la connaissance des consommateurs qu’ils détiennent, la visibilité et la publicité qu’ils offrent aux vendeurs. En effet, leurs revenus résultent autant des commissions liées aux transactions offre-demande qu’ils organisent que de la connaissance des clients qu’ils commercialisent auprès d’autres firmes. De plus, se situant dans la sphère virtuelle, ils se trouvent à la limite du formel et de l’informel, ce qui leur permet de court-circuiter les cadres législatifs nationaux et de remettre en cause la division rigide entre consommateurs et vendeurs.
Enfin, derrière l’image ludique et décontractée que renvoient ces organisations, leurs dirigeants ont veillé à garder l’esprit ‘startup’ des débuts. Une disposition qui compte sur le dévouement sans mesure de ses employés et sur des conditions de travail hors de tout cadre syndical mais qui entraîne une rotation rapide du personnel. Ajoutons que cette mise sous pression du capital humain provient aussi des investisseurs en capital-risque dont les attentes en matière de valorisation s’accroissent avec le montant investi et le période écoulée. Par conséquent, des pans entiers de l’activité mondiale sont menacés par le déferlement de ces entités qui proposent un surplus de valeur, d’efficience et de flexibilité à leurs clients, bénéficient de financements abondants et mettent davantage à contribution leurs employés.
En somme, l’expansion de ces entreprises numériques recouvre une portée politique qui témoigne bien du pouvoir structurel des États-Unis d’Amérique. Par le biais de ses acteurs non-étatiques, notamment économiques, ce dernier façonne les modes de vie, les conditions de marché et les représentations collectives. Finalement, il se pose en modèle et oriente l’évolution des sociétés.

Références
Hagerty James and Bensinger Greg, « Uber’s Self-Driving Cars Debut in Pittsburgh », Wall Street Journal, 16 sept. 2016
Levêque François, « Uber, et si on oubliait un instant les taxis et les chauffeurs ? », La Tribune, 9 nov. 2016.
Strange Susan, States and Markets, 2e éd., Londres, Pinter, 1994,
Hartmans Avery and McAlone Nathan, « The story of how Travis Kalanick built Uber into the most feared and valuable startup in the world », 1 Aug. 2016, disponible sur le site internet: www.businessinsider.com

Ernst Lubitsch, To be or not to be, 1942 CinéRI

Cadrage socio-politique

To be or not to be

Date de sortie : 1942

Réalisation : Ernst Lubitsch

Distribution : Jack Benny, Felix Bressart, Carole Lombard, Sig Ruman, Robert Stack.

Pour aller plus loin :

– Arendt Hannah, Du mensonge à la violence, trad., Paris, Calmann-Lévy, 1972.

– Bruce George, L’insurrection de Varsovie, trad.. Paris, Robert Laffont, 1973.

– Eisenschitz Bernard, Narboni Jean, Ernst Lubitsch, Paris, Les Cahiers du cinéma, 2006.

– Goffman Erving, Les Cadres de l’expérience, Société des individus, Paris, Minuit, 1991.

– Kleinberger Alain, Nacache Jacqueline (Éds.), To be or not to be, Ernst Lubitsch: Un classique dans l’histoire, Paris, Editions Le Bord de l’eau, 2014.

– Leveratto Jean-Marc, To be or not to be. Analyse d’une œuvre, Paris, Vrin, 2012.

– Michel Henri, Et Varsovie fut détruite, Paris, Albin Michel, 1984.

Texte de présentation : Josepha Laroche

Réalisation : Adrien Cherqui

PAC 152 – Une transgression conformiste Le prix Nobel de littérature décerné à Bob Dylan

Par Josepha Laroche

Passage au crible n° 152

bob_dylan_nobel_prizeSource: Flickr – Xavier Badosa

À la surprise générale, le 13 octobre 2016, l’Académie suédoise a choisi de récompenser le musicien et poète américain Bob Dylan en lui conférant le prix Nobel de littérature « pour avoir créé dans le cadre de la grande tradition de la musique américaine de nouveaux modes d’expression poétique ».
Le chanteur américain succède ainsi à l’écrivain biélorusse, Svetlana Alexievitch, première femme de langue russe à avoir reçu cette distinction. Toutefois, il a fait savoir qu’il ne serait pas présent à Stockholm, le 10 décembre, lors de la cérémonie de remise des prix par le roi de Suède, Carl XVI Gustaf.
Rappel historique
Cadrage théorique
Analyse
Références

Rappel historique
Recherchant un dispositif original qui pourrait concourir à pacifier la scène mondiale, le chimiste, industriel et philanthrope suédois, Alfred Nobel, a créé par testament en date du 27 novembre 1895, cinq prix annuels : physique, chimie, physiologie-médecine et littérature ainsi qu’un prix de la paix. Il entendait de la sorte jeter les bases d’un système international de gratifications résolument pacifiste et cosmopolite. Ses dispositions testamentaires précisaient également que l’attribution du prix de la paix serait confiée au Parlement norvégien (Storting) et qu’il serait remis à Oslo. À l’époque, cette volonté a suscité une violente réprobation en Suède car la Norvège se trouvait encore placée sous l’autorité de Stockholm. Après la mort de Nobel qui intervint en 1896, il fallut attendre plusieurs années pour que les premiers prix voient le jour. En effet, la famille Nobel déshéritée engagea une longue procédure juridique à laquelle les exécuteurs testamentaires du magna durent faire face. C’est donc seulement en 1901 que furent décernées les premières récompenses.
S’agissant du prix de littérature, l’institution a édicté au fil des décennies des préférences normatives qui ont fait progressivement autorité sur le plan international. Dès l’origine, le jury Nobel s’est efforcé de remplir deux objectifs complémentaires. Il a consacré des écrivains célèbres, mais aussi encouragé la novation, favorisant des auteurs trop longtemps ignorés. Par exemple, sous l’impulsion de Lars Gyllensten, le jury Nobel de littérature a décidé de privilégier de nouveaux modes de restitution du réel par l’écriture. Celui-ci a déclaré à l’époque : « Le prix ne doit pas couronner les mérites du passé […] il ne doit pas être une sorte de décoration […] il doit constituer un pari sur l’avenir […] en vue de susciter une œuvre qui puisse encore être encouragée chez le lauréat ». Pour l’institution Nobel, il convenait donc de « permettre à un écrivain original et novateur de poursuivre son œuvre ; à un genre littéraire, négligé jusque-là mais fécond, de sortir de l’obscurité et de recevoir de l’aide ; à une aire culturelle ou linguistique insuffisamment remarquée, ou à d’autres tentatives et luttes humaines de se voir soutenir par l’attribution du prix » . C’est pourquoi, le Comité s’est efforcé à partir des années soixante-dix de jouer un rôle de découvreur. Il a alors distingué des œuvres ou des genres peu remarqués ; l’objectif étant de favoriser des créateurs ne disposant d’aucun lectorat international.
Ceci explique les décisions des académiciens suédois qui ont pu apparaître parfois comme surprenantes. Ce fut par exemple le cas en 1977, avec Vicente Aleixandre, poète espagnol dont un seul recueil avait été publié en France lorsqu’il reçut le Nobel. Alors que cet auteur était hâtivement qualifié par certains journalistes d’« écrivain obscur », Lars Gyllensten, secrétaire de l’Académie suédoise, tint à justifier le choix du jury en déclarant : « On ne doit pas regarder l’attribution du prix Nobel comme la désignation du meilleur écrivain du moment. C’est là une tâche impossible ». Cette considération s’avère toujours particulièrement pertinente de nos jours et rend toutes les polémiques en la matière dépourvues du moindre fondement. En 1979, la composition poétique se trouve à nouveau distinguée avec la nobélisation du poète grec – largement ésotérique – Odysséas Elytis. Puis en 1987, l’Académie confirme sa doxa en consacrant le jeune poète Joseph Brodsky, chef de file de la poésie russe. Puis, 1995 voit la poésie une nouvelle fois récompensée en la personne du poète irlandais, Seamus Heaney. L’année suivante, l’institution accorde encore une priorité manifeste à la poésie, réputée peu accessible à un large public, en honorant de son prix la poétesse polonaise Wislawa Szymborska. Autant dire que lorsque le jury Nobel reconnaît en 2016, Bob Dylan comme un inventeur de « nouveaux modes d’expression poétique », il ne fait rien d’autre que confirmer fidèlement une doctrine esquissée année après année ; doctrine conforme en tous points aux propres inclinations d’Alfred Nobel, féru de poésie.

Cadrage théorique
1. Un définisseur de normes. Par la distinction de certaines œuvres, parfois peu connues, le comité Nobel de littérature entend déterminer des priorités et façonner ainsi le goût dominant. Ce faisant, il s’efforce de promouvoir des genres littéraires méconnus et qui bénéficient d’une faible audience. À ce titre, il s’est imposé, au cours des dernières décennies comme définisseur de normes littéraires et esthétiques.
2. Un prescripteur universel. En consacrant une carrière déjà mondialement reconnue et en reconnaissant de nouvelles formes d’expression comme légitimes, il intervient par ailleurs comme prescripteur universel.

Analyse
Contrairement à une longue politique de réserve et de discrétion à laquelle l’institution s’est montrée régulièrement attachée, la Secrétaire générale du comité Nobel de littérature, Sara Danius, a tenu à préciser dans les médias que ses pairs avaient manifesté « une grande cohésion » en se prononçant en faveur du chanteur américain, Bob Dylan. Elle répondait ainsi indirectement aux nombreuses critiques qui n’ont pas manqué de s’exprimer lorsque le nom du lauréat a été révélé. Elle a cru bon d’ajouter : « Il s’inscrit dans une longue tradition qui remonte à William Blake », le célèbre poète anglais mort en 1827.
Le problème mis en avant par ses détracteurs tient en l’occurrence au fait que l’impétrant ait été connu avant tout comme chanteur et non comme écrivain. Le coup de force symbolique du jury Nobel a donc consisté à intégrer l’artiste américain au cœur même d’un genre littéraire qui a toujours été soutenu par l’institution : la poésie. Dès lors, la décision de nobélisation apparaît conforme à une orientation, somme toute, traditionnelle. Sa transgression réside alors simplement dans la délimitation du périmètre accordé à la forme poétique. Mais découvrir et consacrer de « nouveaux modes d’expression poétiques » implique nécessairement d’élargir le champ afin de pouvoir innover en s’ouvrant à de nouveaux vecteurs poétiques. Or, s’agissant de Bob Dylan, son œuvre qui conjugue le rock, le folk, la country, la soul, le blues aux ballades populaires fait de lui un songwriter par excellence particulièrement syncrétique et innovant. En le gratifiant du prix Nobel de littérature, l’institution n’entend bien sûr pas faire connaître et reconnaître cet artiste adulé et acclamé dans le monde entier par un large public. Elle ne cherche pas davantage à lui conférer une notoriété dont il est déjà amplement doté. En revanche, elle vise à définir et légitimer sur le plan mondial, des standards d’écriture jusque-là cantonnés à l’univers musical et à la chanson. Ce genre, perçu jusque-là comme populaire et mineur, se trouve ainsi réévalué et distingué par le Nobel. Par-delà la simple personne de Bob Dylan, le comité marque ainsi avant tout une fois de plus son ambition d’appréhender, de reconnaître et de consacrer de nouvelles formes littéraires. Autrement dit, cette nobélisation s’inscrit dans un solide continuum historique jamais démenti depuis 1901. Il permet de discerner dans la relative transgression d’aujourd’hui, le conformisme de demain, tant la puissance normative de la diplomatie Nobel travaille à imposer et à universaliser des modes d’expression considérés auparavant comme secondaires.

Références

Brierre Jean-Dominique, Bob Dylan, poète de sa vie, Paris, Archipel, 2016.
Dylan Bob, Cott Jonathan, Dylan par Dylan: Interviews 1962-2004, Paris, Bartillat, 2007.
Laroche Josepha, Les Prix Nobel. Sociologie d’une élite transnationale, Montréal, Liber, 2012, 184 p.