Déc 14, 2011 | Diffusion de la recherche, Séminaires
En partenariat avec l’École doctorale du Département de science politique de l’Université Paris I-Panthéon-Sorbonne, Chaos International a organisé un séminaire de recherche – en français et en anglais – autour de Daniel Drache, professeur de science politique à l’Université d’York (Canada). Sa communication a porté sur l’impact des NMS (Nouveaux Médias Sociaux) dans l’économie politique de la protestation, mais également dans la création d’un nouvel espace public.
Téléchargements
> L’article du professeur Daniel Drache
> La note de synthèse du séminaire
Déc 5, 2011 | Commerce international, Nord-Sud, Passage au crible
Par Alexandre Bohas
Passage au crible n°50
Source : Pixabay
Annoncée avec éclat par les médias occidentaux, la Nano a été saluée en mars 2009 comme la voiture du monde émergent tandis que d’autres ont stigmatisé la pollution que sa mise sur le marché massive entrainerait. Toutefois, tous se sont accordés à dire qu’elle constituerait pour les pays nouvellement industrialisés, la Ford T des années folles. Or, force est de constater qu’elle n’a pas recueilli le succès escompté.
> Rappel historique
> Cadrage théorique
> Analyse
> Références
Rappel historique
A l’image du reste de l’économie, le secteur indien de l’automobile connaît une expansion fulgurante avec plus de 2 millions de véhicules produits et l’objectif de dépasser les 3 millions d’ici fin 2016. Le principal acteur reste Maruti-Suzuki affichant 45% de part de marché tandis que Tata – pourtant un géant des Poids Lourds – n’en détient que 12%. Les clients potentiels restent innombrables : 81 millions de ménages dont les revenus dépassent 75 000 roupies par an. Leur pouvoir d’achat ne cessant de progresser régulièrement, ils aspirent à entrer dans la société de consommation. Par ailleurs, il se vend 13 millions de motos par an. Souvent utilisées comme moyen de locomotion familiale, celles-ci devraient cependant être progressivement remplacées.
Dans ce contexte, la commercialisation de la Nano correspond aux attentes d’Indiens enrichis. En effet, proposée à l’époque pour 100 000 roupies (1 700 euros), le groupe Tata comptait sur ce modèle à bas coût pour conquérir une place prépondérante sur ce segment et détrôner ainsi Maruti-Suzuki. Avec un objectif ambitieux de 15 000 ventes par mois, il s’est donc doté d’une capacité de production de 20 000 unités mensuelles. Il s’est également lancé dans une stratégie de distribution systématique car il souhaitait pouvoir distribuer ce véhicule dans les campagnes les plus reculées où la moto demeure le type de transport le plus utilisé. Mais confronté à une baisse des commandes — le niveau le plus bas ayant été atteint en novembre 2010 avec seulement 509 ventes — il a abaissé sa marge pour favoriser ses points de ventes. Puis, il a étendu sa garantie de 18 à 60 mois et offert un moteur plus efficient et davantage d’options, sans retrouver un niveau de ventes satisfaisant. En fait, à l’exception d’avril 2011, les objectifs n’ont jamais été atteints. Malgré 1) les erreurs de communication et de marketing, 2) les déboires industriels entraînés par un mauvais emplacement du site productif et 3) la pénurie des premiers mois, des causes plus fondamentales semblent à l’origine de ces méventes.
Cadrage théorique
1. Une structuration socioculturelle des marchés. Souvent naturalisés par les analystes, les marchés ne résultent pas uniquement d’un ajustement entre une offre et une demande. À plusieurs titres, cette dernière apparaît structurée sur le plan social et culturel. Tout d’abord, elle émerge dans une société et un contexte bien spécifiques. Ensuite, de manière déterminante, son fonctionnement demeure fortement marqué par des symboliques et des représentations culturelles qui déterminent le désir des acquéreurs et la valeur fixée.
2. Le caractère hégémonique du mode de vie occidental. Si l’hégémonie est souvent assimilée à la suprématie militaire d’un État, il convient de retenir tout autant la prépondérance socioculturelle de groupes transnationaux.
Analyse
Trop rapidement traitée par les publications spécialisées, la dimension culturelle dans l’échec de la Nano apparaît incontournable. En effet, le Groupe Tata a voulu attirer les classes moyennes de l’Inde qui souhaitaient acquérir une automobile. Pour ce faire, il a présenté une offre à un prix très compétitif. Mais, alors que cet élément est devenu l’argument de vente principal, l’assimilation de ce bien aux populations pauvres a terni son image et l’a discrédité auprès des acheteurs potentiels. En témoignent les surnoms dont il a été affublé, « la voiture du peuple » en Inde et « la voiture des taxis » au Sri Lanka, où beaucoup de chauffeurs de cette profession l’ont acquis. Or, ce véhicule reste associé à un statut, à un signe extérieur de réussite sociale, de valeurs, « d’une extension de puissance… [et] un constructeur du moi » pour reprendre les termes d’Erich Fromm. À ce propos, d’aucuns ont souvent rapproché la Nano de la Ford T, ce qui méconnaît les symboles, les représentations collectives de liberté, de loisirs et de modernité qu’incarnait la berline américaine. En fait, les constructeurs occidentaux prospèrent grâce à cet aspect symbolique. Ils se fondent sur l’emploi des dernières technologies, un branding premium, un luxe intérieur et des lignes innovantes, autant de caractéristiques pour désigner ce que Roland Barthes a bien perçu, à travers la Citroën Déesse, des créations « consommées dans son image, sinon dans son usage, par un peuple entier qui s’approprie en elle un objet parfaitement magique ». Comme l’a analysé Peter Wells, la Nano a représenté a contrario un vrai défi à la filière occidentale en promouvant un business model centré sur le caractère fonctionnel.
Toutefois, ses clients ont voulu se départir du modèle de base qui n’a représenté que 20% des ventes. Ils ont même préféré à 38% le plus onéreux. Mentionnons à cet égard qu’elle constitue souvent le deuxième véhicule du foyer. En Inde, ces comportements d’achat démontrent l’identification des classes moyennes à l’American Way of Life. Ces dernières entendent se distinguer de la bourgeoisie, reconnaissant implicitement que les sociétés européano-américaines détiennent le droit de définir la culture légitime de référence. Finalement, elles ne font que reproduire des pratiques importées.
Enfin, mettons en lumière un clivage Nord-Sud. Dans les pays dits du Nord, la voiture est désormais considérée comme nocive et polluante, est banalisée et perçue davantage comme simple moyen de transport. À titre illustratif, la Dacia Logan destinée à l’Europe de l’Est a créé la surprise en se vendant bien dans des pays de l’Ouest comme la France où le covoiturage et les systèmes de voiture en libre service se développent rapidement. Aussi, si la Nano arrive à accéder aux marchés européens comme elle l’ambitionne, elle parviendra contre toute attente à un plus grand succès qu’en Inde.
Références
Cox Robert, Sinclair Timothy, Approaches to World Order, Cambridge, Cambridge University Press, 1996.
Almeida Jeewan, Jony Sandeep, Chandran Nikhil, Purushotham Keerthi, Gupta Ashish, « Auto-Economics : The Tata Nano », Deakin Papers on International Business Economics, July 2010, pp. 26-32.
Baggonkar Swaraj, « Big Sales Problem with Tata’s Small Car », Business Standard Monitoring, 15 Aug. 2011.
Barthes Roland, Mythologies, Paris, Seuil, 1957.
Becker-Ritterspach Florian, Becker-Ritterspach Jutta, « The Development of India’s Small Car Path », Management Online Review, April 2009, pp. 1-10.
Fromm Erich, Avoir ou être ? Un choix dont dépend l’avenir de l’homme, Paris, Editions R. Laffont, 1978.
Gramsci Antonio, Cahiers de prison, Paris, Gallimard, 1996.
« Stuck in Low Gear », The Economist, 20 Aug. 2010.
Pooshan Upadhyay, Keertiman Sharma, « A Study on Consumer Perceptions & Expectations for TataNano », Adhyayan : A Management Journal, 25 Feb 2011, pp. 21-25.
Thomas White International, « Automobile Sector in India : Fast Growth », BRIC Spotlight Report, Oct. 2010, pp. 1-11.
Thottan Jyoti, « The Little Car That Couldn’t », Time, 14 Oct. 2011, pp. 39-41.
Wells Peter, « The Tata Nano, the Global ‘Value’ Segment and the Implications for the Traditional Automative Industry Regions », Cambridge Journal of Regions, 1st April 2010, pp. 1-15.
Zelizer Viviana, Pricing the Priceless Child : The Changing Social Value of Children, Princeton, Princeton University Press, 1985.
Nov 26, 2011 | Nord-Sud, Passage au crible
Par Clément Paule
Passage au crible n°49
Source Pixabay
Cinq mois après l’émergence du 15-M (Mouvement du 15 mai), le succès de la Journée mondiale de l’indignation témoigne de la consolidation d’un nouvel espace transnational de mouvements sociaux. Organisé le 15 octobre 2011, cet événement a rassemblé près d’un million de manifestants qui ont défilé dans plus de 950 villes. Cependant, les quatre-vingt pays concernés n’ont pas connu la même intensité contestataire : si les États européens – surtout l’Espagne et l’Italie – et nord-américains ont concentré la majeure partie des participants, les cités africaines et asiatiques sont demeurées en retrait de la dynamique. Malgré ces disparités, cette ébauche réussie de coordination atteste de la vitalité de ces mobilisations répondant à l’appel planétaire Tous unis pour un changement global. Ce mot d’ordre n’est pas sans rappeler les slogans de la mouvance altermondialiste, aux côtés de laquelle une poignée d’indignés a protesté contre le sommet du G20 réuni à Cannes les 3 et 4 novembre 2011. Certes, ces victoires apparentes ne doivent pas occulter les difficultés posées par la répression policière – à l’instar de l’évacuation du campement d’OWS (Occupy Wall Street) – ou les dilemmes organisationnels. Cependant, il n’en demeure pas moins que ces diverses initiatives citoyennes font preuve d’une certaine cohésion, cristallisée dans l’usage de labels – indignation, Occupy – et de pratiques similaires.
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Rappel historique
En premier lieu, soulignons que cette journée du 15 octobre 2011 s’inscrit dans l’historicité singulière des mouvements sociaux d’envergure transnationale. Mentionnons ainsi le précédent du 15 février 2003 où les manifestations contre la guerre en Irak avaient rassemblé plusieurs millions de personnes dans une soixantaine de pays. Pour de nombreux commentateurs, la synchronisation inédite des groupes pacifistes à l’échelle mondiale révélait l’apparition d’un nouvel acteur : l’opinion publique internationale. Si par la suite ce constat a été fortement critiqué, l’émergence de l’altermondialisme –consacrée par le regroupement de Seattle en 1999 et l’organisation régulière du FSM (Forum Social Mondial) depuis 2001 – peut être considérée comme un indice du processus de transnationalisation des associations de la société civile. Néanmoins, l’hétérogénéité de ce militantisme et son rapport ambivalent au politique – illustré par la controverse récurrente sur la forme du FSM – tendent à limiter la consistance de cet espace, souvent qualifié de nébuleuse.
S’agissant de l’indignation, elle se caractérise par une trajectoire historique qui se distingue par la rapidité de son extension dans des contextes locaux pourtant très divers. En guise de prémices, citons quelques actions collectives menées à la fin de l’année 2010, à commencer par les révolutions arabes ainsi que la mouvance Estamos hasta la madre au Mexique ou le peuple violet – Il Popolo Viola – en Italie. Autant de signes avant-coureurs d’un premier élan contestataire dénonçant la généralisation des plans d’austérité et les conséquences socio-économiques de la crise. Après le moment fondateur du 15-M en Espagne, plusieurs pays sont successivement frappés : depuis la Grèce jusqu’à l’Italie en passant notamment par Israël, la Suisse ou le Portugal et dans une moindre mesure la France. Sous ce rapport, notons l’extension du mouvement aux villes nord-américaines popularisant la dénomination générique Occupy, à partir d’OWS lancé à la mi-septembre 2011. Le succès spontané de ces initiatives et l’appel du 15 octobre ont contribué à une seconde phase d’essaimage sur tous les continents : citons les exemples d’Auckland, Séoul ou Berlin. Enfin, retenons la proximité entretenue avec un certain nombre de conflits sociaux en apparence plus circonscrits, qu’il s’agisse des Y en a marre sénégalais, des manifestations anti-corruption au Brésil, des grèves étudiantes au Chili ou des No-cuts ! britanniques.
Cadrage théorique
1. Coordinations locales et convergence globale. La rapide internationalisation du mouvement amène à considérer ses modalités de diffusion, articulant des luttes ancrées dans des contextes nationaux à une critique métapolitique du système-monde. Ce qui nous invite à analyser les rapports ambivalents de l’indignation à l’altermondialisme, ces deux espaces n’étant pas aisément dissociables.
2. Communauté imaginée des contestataires. Cette conceptualisation – proposée par Benedict Anderson dans sa recherche fondatrice sur l’émergence du nationalisme – peut s’avérer utile pour rendre compte des connexions symboliques entre les protestataires. En effet, ceux-ci ne partagent pas seulement un répertoire d’action similaire – fondé sur les réseaux sociaux, l’occupation non-violente de terrains publics, la démocratie délibérative – mais aussi un ensemble de représentations communes.
Analyse
Dans un premier temps, l’explication contagionniste paraît insuffisante pour comprendre la dynamique de transnationalisation à l’œuvre depuis mai 2011. Liant mécaniquement contestation et crise financière, cette approche néglige les stratégies des acteurs et leur travail de présentation de soi (Goffman). Les échecs répétés des indignés français, malgré la promulgation d’un plan d’austérité draconien, constituent ici un contre-exemple édifiant. En outre, si les réseaux sociaux et les outils numériques ont joué un rôle crucial – car ils ont fortement réduit les coûts de la communication –, il faut se garder de surévaluer leur impact dans une optique étroitement techniciste. D’une part, le processus d’exportation a été en partie orchestré par les militants : Democracia Real Ya a ainsi annoncé dès mai 2011 la Journée mondiale du 15 octobre. D’autre part, on ne saurait nier l’effet d’entraînement produit par le ralliement inattendu et symbolique des villes américaines. Dans cette logique, les basculements locaux des rapports de force, à l’instar de la démission de Silvio Berlusconi, ont contribué à accentuer le phénomène. D’autant que le soutien public d’intellectuels comme le Prix Nobel, Joseph Stiglitz, ou encore Naomi Klein a renforcé la légitimité et la crédibilité de l’espace de l’indignation.
À l’évidence, cette communauté émergente de contestataires s’est surtout affirmée par ses tactiques de démarcation envers les partis politiques, les syndicats ou les médias. En revanche, elle s’inscrit dans la continuité de la mouvance altermondialiste. Non seulement les indignés y ont recruté une partie de leurs membres ; mais ils y ont aussi emprunté des savoir-faire spécifiques, notamment en matière d’expression démocratique. Toutefois, ils ont retraduit ces apports dans une grammaire originale de la protestation, en articulant ces techniques à l’occupation symbolique des places. Insatisfaits du modèle organisationnel de leurs prédécesseurs, les indignés s’efforcent d’enrayer l’institutionnalisation – et ses effets pervers de verticalisation ou de personnalisation – par des dispositifs participatifs centrés sur l’horizontalité des individus. À ce titre, l’indignation et l’altermondialisme apparaissent comme deux espaces de contestation distincts mais interdépendants, à la fois concurrents et complémentaires par la circulation des personnes et des pratiques qui les unit.
Dès lors, il s’agit d’analyser quelques conséquences de cette posture originale, en l’occurrence l’embarras des champs politique et médiatique confrontés à un vocabulaire protestataire qu’ils ne maîtrisent pas et à une absence de leadership aisément identifiable. En l’espèce, les autorités oscillent entre une répression brutale – à l’image des évacuations d’Oakland – et des tentatives de récupération jusqu’ici inefficaces. Dans le même temps, les indignés dénoncent le traitement insuffisant, voire caricatural dont ils font l’objet : les professionnels des médias sont accusés de réduire le mouvement à une organisation politique et hiérarchisée tout en négligeant l’importance des micro-mobilisations. D’où la création de canaux d’information alternatifs par les protestataires, vecteurs qui ont pour conséquence la consolidation d’un univers de valeurs communes. Sans préjuger de la pérennité d’une telle identification, soulignons son caractère dynamique et composite qui s’exprime par la diffusion de slogans fédérateurs, tels les 99% ou de la réelle démocratie. Pour l’heure, l’indignation mondiale, confortée par l’intensification des communications transnationales, semble prendre forme en tant que communauté imaginée surplombant les frontières étatiques.
Références
Anderson Benedict, Imagined Communities: Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, 1983; L’imaginaire national: réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte, 1996.
La Vie des idées, « Débats autour du 15M. Républicanisme, démocratie et participation politique », 20 sept. 2011, à l’adresse web : http://www.laviedesidees.fr/Debats-autour-du-15M.html [21 novembre 2011].
Paule Clément, « La structuration politique de l’indignation. Le mouvement transnational des indignés », Passage au crible (45), 27 juillet 2011.
Nov 2, 2011 | Paix, Passage au crible, Sécurité
Par Jean-Jacques Roche
Passage au crible n°48
Source Pixabay
Le Conseil national de transition a annoncé que l’ancien dirigeant libyen, Mouammar Kadhafi, tué le 20 octobre 2011, a été enterré ce mardi dans un lieu tenu secret, quelque part dans le désert libyen. Son fils, Mouatassim a été inhumé lors de la même cérémonie.
> Rappel historique
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Rappel historique
S’il vient de recevoir le prix Sakharov, le Printemps arabe n’apparaît pas seulement comme le résultat de manifestations pacifiques. Cela a été certes le cas en Tunisie et en Égypte où le pouvoir a cédé sous la pression de la rue. Mais le recours à la force a été nécessaire pour libérer la Libye d’une tyrannie vieille de quarante ans.
Ces révoltes prennent une dimension nouvelle quand une répression disproportionnée entraîne une intervention au nom de la responsabilité de protéger. Mis en œuvre hier par des ONG, le devoir d’ingérence doit désormais s’appuyer sur des forces armées qui – au nom de Justes Causes – s’engagent dans de nouvelles guerres justes qu’elles ne parviennent pas à terminer faute d’avoir anticipé ce que pourrait être une Paix Juste.
Cadrage théorique
La question n’est pas nouvelle et a nourri d’âpres débats depuis Cicéron ou Saint Thomas d’Aquin. L’opposition entre réalistes et libéraux reprend aujourd’hui, dans le domaine des théories des Relations Internationales, un argumentaire devenu très classique qui se répartit selon deux lignes de force.
1. Les réalistes se rangeraient plutôt du côté des opposants au tyrannicide pour deux raisons. Ils rappellent tout d’abord que les Six Livres de la République de Bodin ont été publiés quatre ans après la Saint-Barthélemy. Ils soulignent en outre que l’acteur étatique demeure le principal instrument de pacification d’une société civile naturellement violente. Quand la violence de la tyrannie s’agrège aux facteurs de divisions internes, alors toutes les chances d’implosion du pays sont réunies car seul l’État permet « d’éviter que l’animosité n’explose en passion pure et en brutalité sans restriction » pour reprendre la formule d’Aron. En second lieu, il n’appartient pas aux États de s’ingérer dans les affaires intérieures de l’un d’entre eux. Au contraire, la paix et la sécurité internationales passent, selon la Charte des Nations-Unies par le développement de relations amicales et pacifiques entre ses membres, fondées prioritairement sur la non-ingérence. Le rappel de cet impératif dans la récente Charte de l’ASEAN de 2007 atteste en l’espèce de la permanence de cette règle.
2. Quant aux libéraux, ils défendent le principe du nécessaire droit de regard dans les affaires intérieures pour deux raisons. En premier lieu, le tyran a cessé d’être le représentant légal des citoyens dont il a dévoyé le mandat. Éliminer le despote ne revient par conséquent pas à porter atteinte au Pacte social car celui-ci est antérieur au Pacte politique. En d’autres termes, les sources réelles du droit existent naturellement au sein des structures sociales (familles, clans, tribus….) et précèdent l’émergence de la puissance publique : le tyran ne peut donc se poser en protecteur de cette unique source du droit. En second lieu, les libéraux se retrouvent derrière le principe de la responsabilité de protéger qui incombe à tous les acteurs quand la souveraineté s’avère défaillante dans l’accomplissement de cette mission. Considérant que la souveraineté est conditionnelle – les pouvoirs qu’elle crée restent tributaires de sa capacité à protéger les citoyens ; ceux-ci retrouvant leur droit naturel à se faire justice dès lors que l’État ne remplit plus sa mission –, les libéraux prônent l’émancipation de la société civile face à la tutelle étatique. Surtout lorsque celle-ci est oppressive ou tout simplement quand elle semble inadaptée pour répondre à des défis transnationaux qui la dépassent.
Analyse
L’irruption des sociétés civiles dans l’arène interétatique perturbe les repères classiques et impose de repenser les mécanismes de pacification internationale dans le cadre de conflits infraétatiques aujourd’hui internationalisés. Alors que certains États entendent intervenir au nom de la Guerre Juste, sans avoir anticipé l’échec de ces opérations et privilégié une réflexion sur la Paix Juste.
Le démantèlement d’États autoritaires qui imposaient jusque-là un semblant d’unité et la faible crédibilité de structures importées, rend illusoire l’instauration rapide de l’État de droit, promise par ses initiateurs. Même si des élections peuvent être rapidement organisées, la polarisation autour des communautés ethniques et religieuses consacre, dans le meilleur des cas, le groupe le plus puissant au détriment de minorités qui contesteront très vite le verdict des urnes. Dans une situation de guerre civile ouverte ou larvée, l’organisation d’élections générales n’est pas la garantie de la pacification. Parfois même, la perspective d’une consultation électorale peut servir de déclencheur aux affrontements, comme ce fut le cas au Congo-Brazzaville en 1997. Bien plus, même si des observateurs internationaux accordent un satisfecit global au processus électoral, il semble à craindre que les nouveaux dirigeants – trop inexpérimentés après avoir été écartés du pouvoir pendant des décennies – s’en remettent ouvertement aux forces extérieures ou cèdent à la tentation de la corruption. Dans les deux cas de figure, leurs opposants auront beau jeu de dénoncer la mainmise étrangère ou la vénalité des nouveaux gouvernants pour justifier la reprise des combats. Si, comme dans le cas irakien, les structures de l’ancien pouvoir – le parti unique et l’armée – ont été démantelées, les insurgés auront tout loisir de s’équiper dans les arsenaux que les forces d’occupation n’ont pas entièrement sécurisés et de se former auprès des anciens militaires pour défier, avec les moyens de la guérilla, les forces d’occupation. Celles-ci sont d’autant plus mal à l’aise face à ce type de combat que toutes les tentatives pour les adapter aux guerres révolutionnaires, aux conflits de faible intensité, aux échanges asymétriques ou à la contre-insurrection se sont heurtées aux contraintes juridiques alors que leurs adversaires prétextent de leur infériorité numérique et matérielle pour ignorer ces règles. Il est en effet toujours aussi difficile d’affronter le guérillero de Mao « à l’aise au milieu de la population comme un poisson dans l’eau » que de détruire un stock d’armes entreposé sous une école ou d’éliminer un quartier général installé sur le toit d’un hôpital. Le guide interprétatif du CICR de 2009 traitant de la participation directe aux hostilités apparaît ainsi inadapté aussi bien pour éliminer la menace d’un taliban cultivant paisiblement ses terres neuf mois sur douze que pour neutraliser un hacker pouvant interférer avec les systèmes d’observation et de communication à des milliers de kilomètres de distance.
La fragilité des nouvelles structures importées, la corruption, la diffusion des armements, la capacité de nuisance de minorités déterminées constituent autant de facteurs qui transforment radicalement la sortie de crise. En fait, celle-ci a pris la forme d’une épreuve de force imposée par les vaincus à ceux qui avaient cru emporter une victoire facile en se justifiant d’avoir mené une guerre juste. Or, ils se révèlent incapables de négocier une paix juste qui permettrait de sortir de l’impasse.
Références
Allan Pierre, Keller Alexis, What is Just Peace, Oxford, Oxford University Press, 2006.
Badie Bertrand, Un Monde sans Souveraineté, les Etats entre Ruse et Responsabilité, Paris, Fayard, 1999.
Commission Internationale de l’Intervention et de la souveraineté, 2001, http://www.iciss.ca
Kaldor Mary, Global Civil Society : An Answer to War, Wiley-Blackwell, 2003.
Oct 20, 2011 | Ouvrages, Publications
Sous la direction de Josepha Laroche
Nouvelle édition refondue
Définie comme fidélité aux engagements pris, la loyauté est spontanément perçue comme une vertu morale, une qualité comportementale s’accomplissant essentiellement dans les relations interpersonnelles. Cet ouvrage issu d’une recherche collective et transdisciplinaire a au contraire pour ambition de démontrer que la loyauté ne se réduit plus à ce simple registre éthique et subjectif. Il propose un cadre d’analyse qui permette de mettre en évidence pourquoi et comment la loyauté est à présent passée à l’échelle internationale. Avec la mondialisation, elle est devenue une injonction structurelle, juridiquement reconnue et politiquement sanctionnée, un principe d’ordre désormais indispensable à la sécurité des échanges de tous les acteurs impliqués. Elle représente un mode d’imposition de règles communes de plus en plus contraignantes et en voie de juridicisation.
Ont contribué à cet ouvrage
Frédéric Charillon, Jacques Chevallier, Josepha Laroche, Armelle Le Bras-Chopard, Patrick Lehingue, Yves Poirmeur, Michel Rainelli, Philippe Ryfman, Pascal Vennesson.
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