Avr 15, 2013 | Environnement, Passage au crible, Sécurité
Par Clément Paule
Passage au crible n°88
Source : Wikipedia
Au début du mois d’avril 2013, plusieurs fuites radioactives ont eu lieu dans la région de Fukushima, sinistrée par une catastrophe nucléaire survenue deux ans plus tôt. Selon l’entreprise TEPCO (Tokyo Electric Power Company) – l’opérateur privé de la centrale endommagée –, 120 tonnes d’eau contaminée se seraient écoulées d’un réservoir de stockage souterrain. Pour l’heure, la firme japonaise évaluerait cette pollution à près de 710 milliards de becquerels. Mentionnons aussi la récente panne de courant qui avait interrompu fin mars les systèmes de refroidissement que l’exploitant s’efforçait de remettre en état de marche. Cette série de dysfonctionnements révèle la profonde incertitude entourant les travaux de sécurisation d’une zone à haut risque, alors que la situation a été déclarée stabilisée en décembre 2011 avec l’arrêt à froid du site. Soulignons qu’en janvier 2013, trois réacteurs de Fukushima-Daiichi dégageaient encore dans l’atmosphère des isotopes radiogéniques – césium 134 et 137 – à raison de 10 millions de becquerels par heure. Dès lors, la controverse sur les conséquences sanitaires et environnementales du désastre se développe en se nourrissant des ambiguïtés et des paradoxes du processus de reconstruction.
> Rappel historique
> Cadrage théorique
> Analyse
> Références
Rappel historique
Classée au niveau 7 de l’INES (International Nuclear Event Scale) – soit le degré maximal de gravité défini par cette échelle –, la triple catastrophe du 11 mars 2011 a suscité d’emblée de nombreuses comparaisons avec le précédent de Tchernobyl (avril 1986). Rappelons que la fusion déclenchée au sein de cette centrale soviétique située au nord de Kiev demeure le pire événement de ce type jamais répertorié. Les émissions de radionucléides – en particulier l’iode et le césium 137 – avaient alors contaminé plus de 100 000 km² et provoqué l’évacuation et le relogement de centaines de milliers de personnes. Citons également l’accident de Three Mile Island qui s’est déroulé aux États-Unis en mars 1979 : près de 43 000 curies de gaz radioactif avaient été relâchés à l’air libre.
Or, ces trois débâcles majeures du nucléaire civil présentent un point commun, en l’occurrence l’essor de polémiques durables à propos de leurs impacts présumés sur la santé humaine. À cet égard, l’incident de Three Mile Island a fait l’objet d’une étude publiée en 1990 par une équipe de l’Université de Columbia. Or, celle-ci concluait à l’absence d’effets significatifs sur le plan épidémiologique. Mais des rapports ultérieurs ont souligné une augmentation des taux de certains cancers frappant la population de l’État de Pennsylvanie. Plus récemment, le bilan des Nations unies portant sur l’héritage de Tchernobyl, paru en septembre 2005, a été vivement contesté par plusieurs associations qui ont accusé l’AIEA (Agence Internationale de l’Énergie Atomique) d’avoir minimisé le nombre de victimes.
Cadrage théorique
1. La gestion défaillante d’une pollution mondiale. De multiples complications ne cessent d’entraver les activités menées par le gouvernement japonais et l’entreprise TEPCO pour juguler la crise. Cette situation précaire constitue une menace permanente pour l’archipel tout comme pour les BPM (Biens Publics Mondiaux) car la contamination s’est étendue à l’échelle mondiale.
2. Un bilan incertain et controversé. Si la portée de la catastrophe a été relativisée par les experts onusiens, la faillite généralisée des régulations paraît renforcer les réactions de défiance envers un discours d’autorité énoncé par des acteurs délégitimés.
Analyse
En premier lieu, il importe d’évoquer les principales problématiques qui structurent la reconstruction d’un territoire traumatisé par le cataclysme du 11 mars 2011. À ce titre, si 160 000 personnes ont été évacuées hors de la zone interdite, la question du relogement et de l’indemnisation de ces déplacés n’est toujours pas résolue. Signalons la forte mobilisation de la population et des collectivités locales, contrastant avec la double impéritie des autorités et de l’industrie qui apparaissent sous ce rapport complètement discrédités. D’autant que les manifestations antinucléaires se multiplient – à l’instar de la pétition Sayonara genpatsu, ou « Au revoir le nucléaire », qui a rassemblé 8 millions de signatures –, ces revendications étant désormais soutenues par certaines formations politiques. Pourtant, le gouvernement récemment élu semble avoir renoncé au projet d’abandonner l’énergie atomique d’ici 2030, projet pourtant mis en avant par le Premier ministre sortant : deux réacteurs n’ont-ils pas été remis en activité dès juin 2012 ? Le relèvement du pays a néanmoins été entaché par une série de scandales impliquant des firmes ainsi que des organisations mafieuses – les fameux yakuzas – accusées de détournements et de fraudes. Par ailleurs, les médias ont également stigmatisé les conditions illégales de travail et les violations répétées des normes sanitaires : en témoigne le sort des trois mille liquidateurs très exposés aux radiations. L’économie japonaise pâtit en outre des coûts titanesques de la catastrophe, liés aux secteurs particulièrement sinistrés de l’agriculture et de la pêche, mais aussi aux importations énergétiques. Au total, la seule fermeture des réacteurs de la centrale devrait entraîner des dépenses estimées à 100 milliards de dollars sur une période de quarante ans.
Au-delà de la sécurisation des installations endommagées – qui passe par le retrait du combustible usagé des piscines de désactivation –, l’objectif à long terme demeure la décontamination des 2400 km² de zones touchées par les retombées de l’accident. Ce qui correspond à une trentaine de millions de mètres cubes de résidus – terre, branchages, etc. – qu’il s’agit de collecter afin de les soumettre à un traitement. Toutefois, le stockage de plusieurs centaines de milliers de tonnes de boues radioactives constitue un autre défi, alors que le réflexe NIMBY (Not in my backyard) se développe dans diverses localités. Des associations citoyennes se sont opposées frontalement à TEPCO qui désirait relâcher dans l’océan pacifique de l’eau polluée – contenant quelques milliers de becquerels par litre – au motif qu’elle ne représenterait plus un danger significatif. S’agissant de la faune marine, les dispositifs de contrôle ont permis de mesurer sur de nombreux poissons pêchés une quantité de césium très supérieure au seuil de 100 becquerels/kilogramme défini par le gouvernement pour les produits de la mer. Or, certains chercheurs ont indiqué que ces taux s’avéraient beaucoup plus élevés que les chiffres diffusés par TEPCO. À telle enseigne qu’une étude publiée en octobre 2012 formule l’hypothèse d’une fuite persistante de la centrale qui existerait depuis dix-neuf mois, sans écarter ainsi la possibilité d’une contamination des fonds océaniques.
Dans cette logique, notons l’incertitude généralisée en ce qui concerne les faibles doses d’irradiation dont il reste encore aujourd’hui difficile d’appréhender les conséquences, en particulier sur plusieurs générations. Dès mai 2012, un document de l’OMS (Organisation Mondiale de la santé) nuançait l’impact mondial des émissions radioactives, rejoignant en cela les observations de l’IRSN (Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire). Selon cet organisme, des traces de radioisotopes – iode 131, césiums 134 et 137, tellure 132 – émis lors de l’accident auraient été mesurées sur le territoire français dès le 24 mars 2011, mais leurs concentrations demeuraient 500 à 1000 fois inférieures aux estimations de mai 1986 après Tchernobyl. Ces résultats ont été confirmés par l’UNSCEAR (United Nations Scientific Committee on the Effects of Atomic Radiation) dont le rapport exhaustif consacré à Fukushima devrait être finalisé en octobre 2013. Une nouvelle étude de l’OMS, datée de février 2013, a cependant été critiquée par Greenpeace. Cette ONG environnementale estime en effet que certaines données auraient été minorées. Mais l’agence onusienne a aussi été ciblée par le gouvernement japonais, qui a dénoncé au contraire une exagération de la hausse localisée des taux de cancers. Remarquons que ces prises de position contradictoires ne peuvent qu’encourager la suspicion croissante portant sur les acteurs publics et privés du nucléaire, et plus généralement sur des normes qui paraissent peu respectées. Dès lors, cette gestion controversée et relativement chaotique pose à nouveau le problème de la mutualisation forcée d’un risque mondial.
Références
Paule Clément, « De l’opacité des responsabilités à la mutualisation forcée du risque. La gestion de l’accident nucléaire par TEPCO à Fukushima-Daiichi, 11 mars 2011 », in: Josepha Laroche (Éd.), Passage au crible de la scène mondiale. L’actualité internationale 2011, Paris, L’Harmattan, 2012, pp. 17-22. Coll. Chaos International.
Site de l’IAEA (International Atomic Energy Agency) consacré à l’accident nucléaire de Fukushima : http://www.iaea.org/newscenter/focus/fukushima/ [2 avril 2013].
WHO (World Health Organization), « Health risk assessment from the nuclear accident after the 2011 Great East Japan Earthquake and Tsunami », 2013, consultable sur le site de l’OMS: http://www.who.int [3 avril 2013].
Avr 2, 2013 | Biens Publics Mondiaux, Environnement, Passage au crible
Par Valérie Le Brenne
Passage au crible n°87
Baleine à bosse. Pixabay
Du 3 au 14 mars 2013 s’est tenue à Bangkok la seizième Conférence des Parties de la CITES (Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction) qui a rassemblé plus de 20 000 participants venus de 178 pays. Pour son quarantième anniversaire, cette manifestation s’est ouverte sur un appel à « la lutte contre la surpêche, l’exploitation illégale des forêts et la criminalité liée à l’exploitation illicite des espèces animales ». Simultanément, les pays signataires ont retiré de l’Annexe I de la Convention plusieurs spécimens désormais en voie d’extinction, dont l’emblématique tigre de Tasmanie.
> Rappel historique
> Cadrage théorique
> Analyse
> Références
Rappel historique
Organisée tous les trois ans depuis 1976, la Conférence des Parties de la CITES entend représenter une instance mondiale de régulation du commerce des espèces animales et végétales à des fins de préservation de la biodiversité. Pour ce faire, elle s’est dotée d’un outil de classification élaboré à partir des expertises scientifiques les plus récentes. Décliné en trois annexes, ce corpus forme une guideline évolutive à l’usage des États-membres.
Rappelons que la CITES trouve son origine dans la résolution adoptée en 1963 par l’Assemblée générale de l’IUCN (International Union for Conservation of Nature) qui a préconisé la création d’une convention internationale pour « réglementer l’exportation, le transit et l’importation des espèces sauvages rares ou menacées ». En fait, cette première proposition est partie du constat de la disparition accélérée de la faune et de la flore sauvages sous les effets de leur commercialisation par des populations rurales en situation de pauvreté. À cet égard, soulignons combien cette démarche s’inscrit pleinement dans les préoccupations environnementales qui émergent dans les années soixante et préfigure déjà les sommets internationaux des années soixante-dix. Néanmoins, il faudra attendre la Conférence de Stockholm, en 1972, pour que cette initiative soit de nouveau discutée et que soit envisagée la tenue d’une conférence plénipotentiaire. Le 3 mars 1973, ce sont donc quatre-vingt pays qui ont acté la création CITES à l’issue de la Conférence de Washington.
Depuis cette date, le nombre des Parties s’est progressivement élargi à 178 États auprès desquels interviennent des ONG environnementales et des entreprises privées. À l’heure actuelle, la CITES demeure probablement l’instrument international le plus ambitieux en matière de préservation de la biodiversité. Dans les faits, trente mille espèces animales et végétales font l’objet de mesures de protection avec une attention spécifique apportée à certains spécimens dits « charismatiques » comme l’ours polaire, les éléphants d’Afrique ou encore les requins.
Cadrage théorique
1. La destruction d’un BPM (Bien Public Mondial). En tant que BPM, les espèces de faune et de flore sauvages appellent à la mise en œuvre d’une gouvernance globale dont les États doivent être les principales parties prenantes. La construction d’un multilatéralisme contraignant semble donc représenter la meilleure des voies pour les préserver d’un commerce international qui constitue, après les atteintes à l’environnement, le second facteur de leur destruction.
2. L’entrave des souverainetés étatiques. L’élaboration d’une régulation à l’échelle mondiale se trouvant limitée par le droit souverain des États d’établir leurs propres cadres législatifs, la production normative apparaît comme le seul véritable outil de cette diplomatie de sommet. Néanmoins, un nombre croissant d’ONG environnementales en dénoncent les effets contre-productifs sur les espèces les plus menacées par le commerce illicite.
Analyse
La tenue de la seizième Conférence des Parties de la CITES traduit la volonté de déployer une gouvernance globale qui viserait la gestion durable d’un BPM. Rappelons en l’occurrence qu’une espèce sur mille disparaît chaque année avec un taux d’extinction cent à mille fois plus rapide que le rythme naturel. Si la dégradation de l’environnement sous les effets des activités humaines constitue la première atteinte à la biodiversité, la surexploitation à des fins commerciales et le braconnage organisé par des réseaux criminels, représentent un second facteur dont il convient de saisir l’ampleur. Ainsi, estime-t-on que le commerce légal des espèces sauvages atteint à lui seul un chiffre d’affaire annuel d’environ quinze milliards d’euros ; sans compter les bénéfices tirés de la pêche et de l’exploitation forestière.
Or, en l’absence d’un État mondial qui détiendrait la légitimité d’instaurer une juridiction supranationale, la régulation du commerce international des espèces de faune et de flore sauvages ne saurait faire l’économie d’une coopération interétatique. Par voie de conséquence, la préservation de la biodiversité implique la construction d’un régime international qui doit permettre la mise en œuvre de dispositifs contraignants, étant entendu que les États demeurent les principaux acteurs capables de réglementer les dynamiques marchandes dans lesquelles ils s’insèrent.
Dans cette perspective, les négociations menées lors des différentes rencontres ont conduit à l’élaboration progressive de trois annexes qui forment désormais l’instrument privilégié de cette arène multilatérale. Ce corpus, qui repose sur un travail scientifique de recensement des espèces vivantes, fournit une classification hiérarchisée de celles-ci selon qu’elles sont en voie d’extinction (Annexe I), susceptibles de disparaître à défaut d’un contrôle rigoureux de leur exploitation (Annexe II) ou bien qu’un État a formulé une demande de protection pour un spécimen particulièrement menacé sur son territoire (Annexe III). À chaque Conférence des Parties de la CITES correspond donc une actualisation et une extension du contenu normatif de ces documents. De sorte que tandis que les spécimens officiellement éteints sont retirés de ces listes, de nouvelles espèces y sont par exemple inscrites. Néanmoins, cette dernière procédure se heurte à la confrontation d’intérêts multiples dans la mesure où elle requiert le consentement de la majorité des membres de la Convention. En outre, l’existence de plusieurs régimes d’exception donne l’occasion à certains États de se soustraire aux mécanismes de régulation, alors même qu’ils seraient susceptibles d’être les plus concernés par ces mesures. Citons à cet égard les prétendus objectifs scientifiques de la chasse à la baleine, en vertu desquels le Japon bénéficie d’une autorisation fondée sur l’Annexe I de la Convention. Tout ceci conduit les ONG environnementales à dénoncer avec virulence le marchandage auquel se livreraient les pays membres lors de la tenue de ces conférences.
S’il convient en l’état actuel de compter sur une régulation du commerce légal de ces espèces par une implication renforcée des États, soulignons qu’aucun instrument ne les y contraint véritablement. De plus, la lutte contre le commerce illicite demeure le parent pauvre de la CITES. L’extinction de plusieurs spécimens inscrits à l’Annexe I de la Convention et l’aggravation de la menace qui pèse sur certaines espèces victimes du braconnage confirment l’inefficience de ce dispositif. Plus grave, les orientations de la CITES pourraient même être susceptibles de provoquer des effets contre-productifs en augmentant mécaniquement la valeur des espèces les plus menacées sur les marchés illégaux.
Références
Constantin François (Éd.), Les Biens publics mondiaux. Un mythe légitimateur pour l’action collective?, Paris, L’Harmattan, 2002.
lemonde.fr, Planète, « Constat d’échec pour la défense du monde sauvage », disponible à la page : http://www.lemonde.fr/planete/article/2013/03/02/constat-d-echec-pour-la-defense-du-monde-sauvage_1841752_3244.html, dernière consultation le 31 mars 2013.
lemonde.fr, Planète, « Le commerce d’ivoire qui menace les éléphants d’Afrique, a triplé en quinze ans », disponible à la page : http://www.lemonde.fr/planete/article/2013/03/02/constat-d-echec-pour-la-defense-du-monde-sauvage_1841752_3244.html, dernière consultation : le 31 mars 2013.
Site officiel de la CITES, disponible à la page : http://www.cites.org, dernière consultation : le 31 mars 2013.
Mar 29, 2013 | Passage au crible, Santé publique mondiale
Par Clément Paule
Passage au crible n°86
Source : Flickr Mikey
Le 19 mars 2013, l’entreprise française Spanghero a été mise en cause dans une nouvelle affaire de fraude présumée : 57 tonnes de viande de mouton d’origine britannique – interdit à l’importation dans l’UE (Union européenne) – auraient été découvertes dans ses entrepôts. Rappelons que cette firme a été impliquée un mois plus tôt dans un scandale similaire où de la viande de cheval aurait été utilisée pour confectionner des plats cuisinés au bœuf. Pour autant, la controverse portant sur l’étiquetage non-conforme de ce type de produits dépasse largement cet acteur, puisqu’elle incrimine désormais l’ensemble du secteur agroalimentaire dans l’UE. Il convient par ailleurs d’observer l’internationalisation de la polémique qui s’est étendue en quelques jours jusqu’en Russie, en République dominicaine ou encore à Hong Kong. Principale réponse à court terme des autorités nationales, l’intensification des contrôles a établi d’autres défaillances : citons les milliers de desserts commercialisés par Ikea, potentiellement contaminés par des bactéries coliformes qui indiquent une pollution fécale. Alors que l’incertitude demeure sur les risques sanitaires liés à ces falsifications, de nombreux commentateurs ont pu évoquer une crise profonde du système agroalimentaire en Europe. Signalons toutefois la publication en février 2013 d’une enquête réalisée aux États-Unis par l’ONG (Organisation non gouvernementale) Oceana sur la provenance des poissons mis en vente dans une vingtaine d’États. Ces investigations attestent d’un problème similaire d’une ampleur considérable : un tiers des spécimens analysés ne correspondraient pas à l’espèce affichée sur l’emballage.
> Rappel historique
> Cadrage théorique
> Analyse
> Références
Rappel historique
À partir de la seconde moitié du XXe siècle, la constitution et l’intégration de la filière agroalimentaire s’est déroulée dans de nombreux pays européens. Ce processus s’est caractérisé par l’essor du secteur privé, en particulier celui de la grande distribution – à l’instar des firmes Tesco ou Carrefour –, tandis que la plupart des États redéployaient simultanément leur action vers un modèle souple de régulation. Depuis, il s’agit aujourd’hui d’un marché oligopolistique et spécialisé, encadré par plusieurs niveaux de réglementations. Parmi celles-ci, mentionnons à l’échelle internationale le Codex Alimentarius défini par la FAO (Food and Agricultural Organization) et l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé) dès les années soixante, complété par des normes ISO (International Organization for Standardization). Les acteurs étatiques interviennent aussi dans le maintien de la sécurité alimentaire par le biais des législations nationales et d’agences comme la FSA (Food Standards Agency) au Royaume-Uni. Enfin, signalons le rôle croissant de l’UE avec la mise en place du paquet hygiène – six règlements communautaires – et la création de l’AESA (Agence Européenne de Sécurité des Aliments) dans le courant des années 2000.
Mais malgré ces dispositifs, de nombreuses crises sanitaires ont éclaté dans les deux dernières décennies, à commencer par le traumatisme de l’ESB (Encéphalopathie Spongiforme Bovine) – plus connue sous le nom de vache folle – dès 1996. Citons également les épizooties de fièvre aphteuse au Royaume-Uni en 2001 et en 2007. La plus récente alerte de grande ampleur demeure cependant l’épidémie de gastro-entérite et de SHU (Syndrome hémolytique et urémique) causée par la souche bactérienne Escherichia Coli 0104 H4 en 2012. Provoquant près d’une cinquantaine de décès en Europe, l’affaire de la bactérie tueuse a été liée trop hâtivement à des concombres provenant d’Espagne – ce qui a été démenti par la suite –, entraînant un effondrement des exportations ainsi que des embargos décrétés par certains pays, dont la Russie. Notons que ces crises successives ont révélé les failles des systèmes de contrôle et discrédité l’industrie agroalimentaire tout comme les pouvoirs publics, notamment en France et au Royaume-Uni. C’est dans ce cadre que les premières découvertes de fraude à l’étiquette interviennent dans les îles britanniques dès la fin de l’année 2012. Si les critiques se sont concentrées immédiatement sur le groupe Findus – les médias évoquant même un Findusgate –, les enquêtes diligentées par les autorités ont progressivement isolé plusieurs filières suspectes, tout en s’efforçant de préparer un plan d’action coordonné sur le plan européen.
Cadrage théorique
1. L’imputation de responsabilité (blaming). Pour l’heure, les différents protagonistes du scandale n’ont eu de cesse de se présenter en victimes, incriminant au besoin les autres maillons de la chaîne de production. À telle enseigne que l’ensemble de ce circuit opaque paraît délégitimé et incapable de s’autoréguler.
2. Les défaillances de la traçabilité. Après la crise de l’ESB, le principe de traçabilité a émergé de manière consensuelle comme la meilleure solution pour restaurer la confiance de la société du risque dans une industrie décrédibilisée. Ces pratiques frauduleuses démontrent à l’inverse les insuffisances de ce dispositif visant à assurer la sécurité alimentaire.
Analyse
Cette affaire révèle en premier lieu l’intensification du processus de déterritorialisation des activités économiques façonnant désormais le secteur agroalimentaire. C’est pourquoi toute la chaîne est ici mise en cause, depuis les abattoirs jusqu’à la grande distribution en passant par les négociants. Il s’agit donc de dizaines d’entreprises de nationalités diverses – Chypre, France, Pays-Bas, Royaume-Uni, Roumanie, etc. –, ce qui témoigne de la complexité d’un système dominé par les firmes transnationales. En outre, les enquêtes préliminaires confirment le rôle trouble des intermédiaires financiers intervenant entre les producteurs de viande et la phase de transformation des produits. Déjà condamnée pour un délit similaire en janvier 2012, la société chypriote de courtage Draap Trading – dirigée par un trader néerlandais – est ainsi citée comme l’un des principaux suspects dans ces fraudes présumées. Si ce scandale alimentaire ne peut être qualifié pour l’instant de crise sanitaire, soulignons ses effets substantiels sur le plan économique : Tesco, leader de la grande distribution britannique, a vu ses parts de marché chuter brutalement en-deçà de 30%, ce qui ne s’était pas produit depuis près d’une décennie. Cependant, l’exemple du groupe Findus, première entreprise à avoir été exposée médiatiquement, montre surtout l’importance de l’impact réputationnel dans un climat de suspicion généralisée. Au-delà de l’effondrement des ventes, l’image de cette firme – et de la filière qu’elle incarne – apparaît considérablement ternie.
À ce stade, remarquons l’attitude ambivalente des autorités nationales dont l’impéritie en matière de régulation s’est avérée frappante. Les responsables publics sont en effet pris entre la nécessité de rassurer les consommateurs en adoptant un certain nombre de mesures d’investigation et de coercition, tout en ménageant un secteur puissant, habitué à l’autocontrôle. Dès lors, les divers gouvernements concernés se cantonnent à l’action rhétorique : le secrétaire d’État britannique à l’environnement a par exemple évoqué publiquement une conspiration criminelle à l’échelle internationale, tandis que le ministre français délégué chargé de l’économie sociale et solidaire a accusé la société Spanghero de « tromperie économique ». Toutefois, ces déclarations tendent davantage à stigmatiser un ou plusieurs acteurs perçus comme déviants qu’elles ne remettent en cause le système ayant permis ces débordements. Certains militants et associations écologistes ont alors pu dénoncer de potentielles collusions existant entre l’industrie et le pouvoir politique. Outre le manque de moyens des agences publiques de régulation, les différents États rencontrent par ailleurs des difficultés dans la coordination de leurs plans d’action, comme en témoignent les tensions franco-néerlandaises.
D’une manière plus générale, ces fraudes répétées mettent en exergue la dilution des responsabilités au sein de la filière agroalimentaire, révélant une circulation opaque et interlope des produits. Cette situation contribue par conséquent à fragiliser plus encore l’équilibre précaire construit dans les années quatre-vingt-dix autour du principe de traçabilité. Notons néanmoins que si ce dispositif visait à rapprocher l’éleveur et le consommateur, il impliquait aussi une rationalisation accrue de techniques déjà utilisées auparavant par les firmes, à des fins de rentabilité et de standardisation. Dès lors, la traçabilité constitue certes un moyen de contrôle, mais tend également à mener à son paroxysme un modèle agro-industriel qui paraît peu soutenable à long terme. En l’absence d’une réforme profonde des systèmes de régulation, les stratégies de prédation dévoilées par ce scandale semblent caractériser un nouveau trou noir de la mondialisation économique et financière.
Références
Aginam Obijiofor, Hansen Christina, « Food Safety and Trade Liberalization in an Age of Globalization », United Nations University Press, Policy Brief (6), 2008.
Andreff Wladimir (Éd.), La Mondialisation, stade suprême du capitalisme, Paris, PUN, 2013.
Granjou Cécile, « L’introduction de la traçabilité dans la filière de la viande bovine », Cahiers internationaux de sociologie (115), 2003, pp. 327-342.
Hugon Philippe, Michalet Charles-Albert (Éds.), Les Nouvelles régulations de l’économie mondiale, Paris, Karthala, 2005.
Site de la DGCCRF (Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes) : http://www.economie.gouv.fr/dgccrf/viande-cheval-dans-plats-cuisines-0 [27 mars 2013].
Mar 22, 2013 | Articles, Fil d'Ariane, Publications
Par Daniel Drache
Extract
How did you become a historical materialist? You began life in Montreal in an Anglo Canadian family. When you look back over the years, how did you come to this very large, rich, and diverse theoretical viewpoint?
When I was at McGill University studying history, I was not only studying history in the sense of certain times and places — medieval, modern, European or Canadian, and so forth; but I also began to think about what is the nature of history. In that regard, one of the things I read was a book called The Idea of History, a collection of lectures and papers by R.G. Collingwood put together and published after Collingwood died. It is a rather coherent collection and it showed me a way of thinking about the nature of history as a form of knowledge. And that stuck with me pretty well through my life. I keep going back to it. Collingwood began with the study of Giambattista Vico who lived in the 18th century in Naples. He was a counterpoint to the Enlightenment. René Descartes, the great father of modern science, theorized the method of modern science based on the separation of the observer from the observed. Vico was more aware of the unity of observer and observed – of how the individual was creating the world through his thought and actions.
Later, when I began to study Marxism, I was constantly comparing the Marxist theory of history with Vico’s. Karl Marx thought in terms of a progressive history, history leading towards an ideal end, an end that was going to result in a communist society. Vico was concerned with history as a cyclical process and the organic way societies evolve from birth to maturity and decline with the possibility of rebirth and a new cycle beginning. It was a very different concept of history from the Enlightenment view of progress towards some ultimate goal.
As an innate pessimist, I found Vico’s conception more compatible with what I understood about the world. So, when I came to reflect upon Marxism, I thought that Antonio Gramsci approached it from perhaps a more subjective – a more Vician — point of view. This was the point of view of ideas, motivations, and the creation of the collective will to change, something that Gramsci derived from Georges Sorel. Sorel is another person I keep returning to who influenced my thinking – especially his idea of the social myth and the way an idea is inserted into the collective consciousness and becomes a powerful force for change.
Télécharger l‘Interview with Robert W. Cox par Daniel Drache
Mar 20, 2013 | Ouvrages, Publications
Sous la direction de Josepha Laroche
Cette publication réunit des textes portant sur l’actualité internationale de l’année 2012. Elle forme un ensemble homogène qui éclaire le lecteur sur les lignes de force parcourant la scène mondiale. Plusieurs contributions rendent tout d’abord compte de la puissance des ressources symboliques qui s’avère si souvent déterminante dans le jeu international. Puis un autre ensemble de textes analyse la violence de la mondialisation – et singulièrement la violence socioéconomique du développement – en montrant notamment les conduites prédatrices des puissances émergentes, dommageables pour l’environnement global et la santé publique. Ce livre aborde également la déterritorialisation des défis mondiaux qui ne s’accompagne d’aucune gouvernance globale, même si elle peut parfois présenter des aspects positifs, en termes de droits humains et d’extension des libertés individuelles. Enfin, cet ouvrage met l’accent sur la vulnérabilité de tous les États. En effet, qu’il s’agisse d’États faillis comme le Mali ou bien au contraire de l’hégémon américain, voire d’un simple État en formation comme la Palestine, le constat reste le même : tous participent aujourd’hui du chaos international.
Ont contribué à cet ouvrage
Alexandre Bohas, Weiting Chao, Adrien Cherqui, Justin Chiu, Philippe Hugon, Josepha Laroche, Armelle Le Bras-Chopard, Valérie Le Brenne, Thomas Lindemann, Clément Paule, Yves Poirmeur, Jean- Jacques Roche.
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