Déc 23, 2014 | Droits de l'homme, Passage au crible
Par Thomas Lindemann
Passage au crible n°122
Source: Wikimedia
La chute drastique du Rubel, la chute des revenus énergétiques, le gel des avoirs des dirigeants à l’étranger : la Russie a déjà payé cher l’annexion de la Crimée. Les pays occidentaux ont en effet décidé de sanctions militaires (embargo sur l’import et l’export des armes en provenance ou à destination de la Russie), économiques (par exemple l’impossibilité d’acheter ou de vendre pour les citoyens européens des actions russes) ou encore technologiques et énergétiques. En outre, les Etats européens interdisent de nouveaux investissements à leurs entreprises dans les infrastructures de transport et de télécommunication et dans le secteur de l’énergie en Crimée et à Sébastopol. L’UE a également décidé de bloquer les avoirs de plusieurs hommes d’affaires russes, proches du président Poutine. Enfin, la Russie semble politiquement de plus en plus isolée. Lors du 9e sommet du G20 à Brisbane en Australie, les 15 et 16 novembre 2014, le président Poutine a été fraîchement accueilli par son hôte australien. Auparavant, elle avait été exclue du G8 initialement prévu en juin à Sotchi et finalement remplacé par un G7 à Bruxelles. Dans ces conditions, pourquoi la Russie a-t-elle annexé la Crimée et pourquoi soutient-elle les séparatistes en Ukraine orientale, malgré ces coûts économiques et politiques très élevés ?
> Rappel historique
> Cadrage théorique
> Analyse
> Références
Rappel historique
La crise entre la Russie et l’Ukraine peut s’appréhender en quatre séquences majeures. La première radicalisation de la Russie où un recours à la force armée contre l’Ukraine ne paraît pas exclu, se produit après la répression sanglante des manifestants de la place Maïdan à Kiev et la destitution du président Ianoukovitch par le Parlement dans la nuit du 21 au 22 février 2014. À l’époque, les contestataires s’étaient notamment soulevés contre la décision du gouvernement ukrainien de ne pas signer l’accord d’association avec l’Union européenne. Un nouveau gouvernement, dirigé par Olekksanr Tourtchynov puis Arseni Iaseniok, se déclare ensuite en faveur de l’association avec l’UE fortement critiquée par la Russie. Cette dernière qualifie alors le nouveau gouvernement d’illégitime et accorde le droit d’asile à l’ancien président, tout en brandissant le danger d’un nouveau fascisme antirusse. Un deuxième moment de radicalisation se produit le 27 février lorsque – pour « mettre à l’épreuve sa capacité d’action » – Moscou engage des manœuvres militaires avec son armée de terre sur les zones frontalières avec l’Ukraine. Le 28 février, des hommes en armes prennent le contrôle de l’aéroport de Simeferopol. Dès lors, un grand nombre d’observateurs soupçonne la Russie de soutenir les séparatistes de l’Ukraine orientale, d’autant plus qu’une partie de l’Est ne reconnaît pas le nouveau gouvernement. De plus, l’interdiction de la langue russe dans 13 des 27 régions que compte l’Ukraine ne facilite pas l’adhésion de la partie orientale aux nouvelles institutions. Une troisième étape se produit au mois de mars, lorsque la Crimée, fortement peuplée de russophones, déclare son indépendance et son rattachement à la Russie. Celle-ci accepte cette proclamation malgré des menaces de sanctions économiques très lourdes. Enfin, une quatrième séquence toujours en cours se caractérise par le soutien militaire de la Russie aux séparatistes, une aide qui n’exclut pas le recours à la force armée. Lors de son allocution du nouvel an, le président Poutine a averti ses concitoyens que des temps difficiles étaient à prévoir sur le plan économique, tout en rendant l’Europe responsable de cette situation.
Cadrage théorique
1. Les approches universalistes : de l’apaisement aux sanctions. Pour comprendre l’évolution de la politique russe à la lumière de la politique ukrainienne et occidentale, il existe trois orientations théoriques majeures avec chacune deux sous-variantes – menace de punition ou promesse de récompense – : 1) la dissuasion (réalisme offensif), 2) l’apaisement rassurant (réalisme défensif), 3) les sanctions et/ou les récompenses économiques (libéralismes) ou encore des sanctions ou récompenses symboliques (par exemple l’exclusion de la Russie du G8).
2. L’analyse contextuelle. Mais nous emprunterons une autre voie, plus soucieuse des propriétés sociales de la cible. Cette démarche contextuelle s’avère notamment attentive au type de légitimité revendiqué par les dirigeants d’une collectivité politique. En effet, s’il veut maintenir son pouvoir, tout décideur doit d’abord considérer la façon dont les décisions de politique extérieure affectent son capital symbolique sur la scène interne. Selon notre thèse – d’inspiration wéberienne – le gouvernement russe revendique actuellement une légitimité charismatique de protecteur des minorités russes et des Slaves orthodoxes ainsi qu’une identité virile mettant l’accent sur l’exhibition de la force physique et sur le mépris de la mort. Ainsi, peut-on mieux éclairer l’échec des sanctions occidentales et la nécessité symbolique du gouvernement russe de secourir ses frères.
Analyse
En suivant les séquences de radicalisation de la politique russe, on observe qu’elle réagit tout d’abord à d’importants défis que l’on peut qualifier de vulnérabilités symboliques en termes d’image et d’estime de soi. L’ancrage occidental du nouveau gouvernement et l’interdiction de la langue russe précèdent les premiers temps de radicalisation. En outre, il convient de garder à l’esprit la crainte russe de voir l’Ukraine associée à l’UE, voire à l’OTAN. Il ne faudrait pas non plus sous-estimer les appels aux frères russes en Crimée et en Ukraine orientale qui ne sont pas nécessairement inspirés par le président Poutine. En ce qui concerne les sanctions économiques et diplomatiques à l’encontre de la Russie, il est difficile d’affirmer qu’elles ont aggravé la crise, mais elles n’ont en tous les cas pas favorisé les négociations. Les chrono-logiques révèlent donc que les politiques ukrainienne et occidentale apparaissaient symboliquement coûteuses pour l’image du pays que les dirigeants russes entendaient projeter dans le monde et plus encore chez eux. Les motivations des dirigeants russes illustrent le poids des considérations symboliques dans la décision de soutenir les Russes de l’Ukraine. Le président russe, ami des motards et ceinture noire de judo, s’est toujours présenté sous un aspect viril, s’affichant torse nu, voire avec un tigre, et souvent en uniforme. Il ne cesse d’affirmer que la Russie demeure une grande puissance et que son pays possède – à la différence des Occidentaux – des qualités d’abnégation et de sacrifice. Or, ce discours semble toujours aussi populaire en Russie et la cote présidentielle se maintient à un niveau très élevée dans l’opinion publique.
Le récit héroïque et protecteur de Poutine reste incompatible avec des concessions politiques sous pressions économiques qui risqueraient de le faire apparaître comme lâche. Or, les dirigeants occidentaux n’ignorent certainement pas ces contraintes symboliques. Comme Poutine, ils doivent être, eux aussi, attentifs à leur légitimité fondée, pour leur part, sur des valeurs démocratiques et le respect des droits de l’homme. Tout se passe donc comme si les coups extérieurs des décideurs politiques étaient en réalité joués également à destination de la scène domestique afin de paraître conforme au rôle revendiqué.
Références
Jego Marie, “Poutine, le mâle absolu”, www.lemonde.fr, 24 janv. 2014.
Lindemann Thomas, Causes of War. The Struggle for Recognition, ECPR, Colchester, 2011.
Tsygankov, Andrei P., Russia and the West from Alexander to Putin. Honor in International Relations, Cambridge, Cambridge University Press 2014.
Déc 17, 2014 | Chine, Droits de l'homme, Passage au crible
Par Justin Chiu
Passage au crible n°121
Source: Wikipedia
Le 31 août 2014, l’Assemblée nationale populaire (ANP) de la Chine a adopté un projet restrictif destiné à entraver l’élection du chef de l’exécutif de Hong Kong en 2017. Fin septembre, cette décision a déclenché une vaste mobilisation de désobéissance civile, appelée désormais révolution des parapluies. Majoritairement étudiants, les protestataires revendiquent l’organisation d’une élection au suffrage universel, libre et pluraliste afin de choisir le principal responsable de l’administration hongkongaise. Néanmoins, les autorités du territoire – et surtout celles de Pékin – ont fait preuve de fermeté et n’ont cédé à aucune revendication. Finalement, les forces de l’ordre ont évacué à la mi-décembre tous les sites occupés.
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Rappel historique
La démocratie existe depuis peu à Hong Kong. Pendant l’époque coloniale entre 1841 et 1997, les gouverneurs de Hong Kong étaient directement désignés par le monarque britannique. Choisis dans le corps diplomatique, à l’exception du dernier gouverneur, Chris Patten ancien ministre du parti conservateur. Dans les années quatre-vingt, le principe de l’élection a été graduellement introduit sur le plan cantonal (District Council). En 1991, un scrutin direct a été pour la première fois organisé. Il avait pour objet d’élire dix-huit membres sur les soixante que compte le Conseil législatif.
Signée par les Premiers ministres Margaret Thatcher et Zhao Ziyang, la Déclaration conjointe sino-britannique de 1984 a prévu la rétrocession de Hong Kong à la Chine en 1997. Elle a en outre garanti l’autonomie politique du territoire avec le fameux principe un pays, deux systèmes. Pourtant, c’est la Loi fondamentale de Hong Kong adoptée en 1990 par l’ANP qui sert aujourd’hui de constitution. Selon celle-ci, « les résidents permanents de Hong Kong ont le droit de voter et de se présenter aux élections » (l’article 25). Par ailleurs, il était convenu que « le chef de l’exécutif [serait] choisi au suffrage universel, après agrément des candidats par un comité de nomination largement représentatif, en accord avec les procédures démocratiques » (l’article 45). Ainsi, font actuellement débat la composition du comité de nomination et le calendrier de mise en application.
Depuis 1997, trois chefs de l’exécutif se sont succédé au cours de quatre mandats. Ils ont tous été désigné par un comité électoral. Leung Chun-Ying, actuel chef de l’exécutif, a obtenu un score de 57,8% (689/1193) en 2012. Mais en fait, ce résultat reste très médiocre si l’on sait que le comité électoral était composé de délégués pro-Pékin qui devaient se limiter à ratifier le choix d’un candidat déjà désigné.
Fin décembre 2007, l’ANP a approuvé l’organisation de l’élection du chef de l’exécutif hongkongais au suffrage universel direct en 2017. Or, le 31 août 2014, ce dernier a durci le règlement de la future élection. Deux candidatures – voire trois au maximum –devront désormais obtenir au préalable la majorité au sein du comité électoral qui deviendra alors le comité de nomination. Dans cette logique, le PCC contrôlera en amont le processus de l’élection. Néanmoins, cette mesure antidémocratique a provoqué l’indignation. À partir de fin septembre, les principales artères au centre de Hong Kong ont été occupées par les étudiants, bientôt rejoints par une grande partie de la population.
Cadrage théorique
1. L’autorité fondée sur un système centralisé de surveillance. Dotée d’une façade démocratique, la structure politique de la Chine est régie par le système de la nomenklatura, un mode de désignation emprunté aux institutions bolcheviques. Ce système opaque permet au PCC de faire élire des candidats présélectionnés. Par ailleurs, la liste des candidats est établie par les cadres dirigeants de l’échelon supérieur. Le pouvoir central de Pékin met ainsi en place un système pyramidal de contrôle à tous les niveaux. Or, voulant étendre ce monopole du pouvoir politique à Hong Kong, les autorités chinoises entrent en conflit avec un mouvement transnationalisé de résistance citoyenne.
2. La citoyenneté construite par un réseau transnational d’information. Vecteur d’information et outil de mobilisation, les réseaux sociaux ont joué un rôle déterminant tout au long de la manifestation. Avec Facebook, Twitter et d’autres applications de partage instantané, les dernières innovations techniques apparues dans les télécommunications contribuent à transformer l’espace social à l’échelle mondiale. En effet, l’apparition de ces réseaux de réseaux permet l’émergence de débats démocratiques au-delà des frontières chinoises. Bénéficiant d’un soutien transnational, leur dynamique réside dans la volonté instantanée des individus et se développe sans véritable leader ou organisation élaborée. Mais, l’inconvénient de cet avantage tient dans le fait que cette mobilisation spontanée et anti-hiérarchique demeure peu structurée et instable dans le temps.
Analyse
La scène mondiale connaît aujourd’hui une succession de révoltes populaires. Malgré des configurations socio-politiques très diverses, ces mouvements qui en appellent à la démocratie, participent de l’émergence d’une citoyenneté transnationale rendue possible par les réseaux sociaux. Les manifestations – à Hong Kong, à Taïwan ou dans de nombreux pays du monde arabe – démontrent, avant tout, les tensions entre le pouvoir centralisé d’État et la dynamique transnationale des individus en réseaux.
Ces dernières années, les innovations dans les télécommunications ont transformé la sphère publique au moins sur deux points majeurs. 1) À force de diffuser et de recevoir une quantité importante d’information et d’idées, la capacité des individus à faire valoir leurs vues s’est accrue. Réunis ensemble, les individus se définissant comme citoyens, se dotent d’un pouvoir considérable pour défendre l’intérêt général. 2) Les réseaux sociaux renforcent l’interdépendance entre individus et communautés sur le plan mondial. La perception d’une menace – même si elle émane de l’autre bout du monde –, pour les valeurs que l’on défend suscite une volonté d’agir. Par ailleurs, l’approbation immédiate des autres perçus comme semblables, à travers des like, partages ou commentaires, procure un sentiment légitimant cette volonté.
Ainsi, ne sommes-nous pas surpris qu’à la suite des violences perpétrées par les forces de l’ordre contre les étudiants hongkongais, une mobilisation internationale ait été rapidement organisée. Le 1er octobre, des rassemblements de soutien ont été relayés par une soixantaine de villes dans le monde, mobilisant à chaque fois des centaines, voire des milliers de personnes. À ceci s’ajoutent les préoccupations exprimées par un grand nombre de responsables politiques occidentaux et le Secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-moon. À tel point que le chef de la diplomatie chinoise, Wang Yi, a rappelé le principe de non-ingérence lors de son déplacement à Washington.
La mobilisation s’est cependant affaiblie au fil du temps tandis que le gouvernement de Pékin maintenait sa réforme de l’élection du chef de l’exécutif de Hong Kong. Autrement dit, le système opaque et léniniste de nomenklatura s’est imposé à Hong Kong. Notons à cet égard que cette normalisation coïncide avec l’arrivée au pouvoir du nouveau dirigeant chinois. En effet, dès sa prise de fonction en 2012, Xi Jinping devait en premier lieu établir son autorité pour pouvoir accéder ensuite à un deuxième mandat. Mais malgré les décisions collégiales adoptées par les organes centraux chinois, des voix discordantes existent. En l’occurrence, le numéro un chinois doit continuer de s’imposer face à son Premier ministre Li Keqiang, favorable à plus de réformes. Par conséquent, à un moment où Xi Jinping s’efforce d’asseoir son autorité, les revendications démocratiques doivent-elles être maîtrisées, voire anéanties.
Références
Cabestan Jean-Pierre, « Hong Kong : comprendre la révolution des parapluies», Le Figaro, 10 oct. 2014, disponible à la page : http://www.lefigaro.fr/vox/monde/2014/10/10/31002-20141010ARTFIG00244-hong-kong-comprendre-la-revolution-des-parapluies.php
Cabestan Jean-Pierre, Le Système politique chinois : Un nouvel équilibre autoritaire, Paris, Presses de Science Po, 2014.
Musso Pierre, Télécommunications et philosophies des réseaux : La Postérité paradoxale de Saint-Simon, Paris ; PUF, 1997.
Rosenau James N., Turbulence in World Politics: A Theory of Change and Continuity, Princeton, Princeton University Press, 1990.
Déc 10, 2014 | Passage au crible, Publications, Sécurité, Théories des relations internationales
Par Jean-Jacques Roche
Passage au crible n°120
Source: Wikipedia
Il y a un an, le 5 décembre 2013, la France déclenchait en République centrafricaine l’opération militaire, Sangaris1, la 7e depuis l’indépendance de ce pays en 1960. L’armée française arrivait à Bangui avec la mission d’écarter les miliciens de la Seleka (musulmans) qui avaient pris le pouvoir et multipliaient les exactions contre les anti-balakas (chrétiens). Il s’agissait par ailleurs, de préparer le terrain pour une force internationale que les Nations unies avaient accepté de constituer ce même jour (MISCA).
> Rappel historique
> Cadrage théorique
> Analyse
> Références
Rappel historique
Aujourd’hui, le spectre du génocide rwandais s’est éloigné. Cependant, 2,5 millions de Centrafricains restent toujours dépendants de l’assistance humanitaire. Quant aux déplacés, ils se comptent par centaines de milliers. Au même moment, au Tchad, pays voisin de la RCA, d’autres forces françaises sont également déployées dans le cadre du dispositif Barkhane. Ce dernier fait suite à l’opération Serval mise en place au Mali pour lutter contre les terroristes islamistes, les trafiquants et les sécessionnistes ; leur alliance menaçant la stabilité de toute la zone sahélienne. Tout en récusant les pratiques héritées de la France-Afrique et le rôle de gendarme du continent, Paris justifie sa double présence par des considérations différentes : la première intervention s’inscrirait dans le cadre R2P (Responsabilité de protéger), tandis que la seconde respecterait simplement des accords de coopération.
Cadrage théorique
Ces justifications s’inscrivent dans deux courants distincts – sinon opposés – des théories des Relations Internationales.
1. La Responsabilité de Protéger (R2P). Apparu en 2001 à la suite des travaux de l’ICISS (la Commission internationale de l’intervention et de la souveraineté) ce concept a pris la suite des notions antérieures d’ingérence, de devoir puis de droit d’intervention. L’évolution sémantique traduisait en fait la maturation d’un projet apparu dès le début des années quatre-vingt par la conjonction de quatre phénomènes. Dans un premier temps, la recherche académique a permis la convergence des approches réalistes (à partir des travaux de Kenneth Waltz puis de Richard Ullman) et de la peace keeping scandinave (Johan Galtung) à travers l’idée de « sécurité sociétale ». Très rapidement les commissions de réflexion des Nations unies (O. Palme, G. Brundtland, W. Brandt …) l’ont requalifiée en « sécurité globale », expression qui sera ensuite officialisée par la Conférence traitant des liens existant entre désarmement et développement de 1987. Troisième élément marquant, la diplomatie des droits de l’homme qui s’opposait dans une grande mesure au droit humanitaire évolua lorsque les French doctors investirent le Secrétariat d’État aux droits de l’homme et facilitèrent l’adoption des premières résolutions de l’Assemblée générale sur l’ingérence (43/131 et 45/100). Enfin, le positionnement diplomatique de moyennes puissances comme le Canada en faveur du « freedom from fear » (Gareth Evans, Lloyd Axworthy) et du Japon favorable au « freedom from need » (Sadako Ogata) contribua substantiellement à la transformation de l’agenda international. La chute du Mur de Berlin, comme événement emblématique, contribua à mettre en lumière la convergence de ces quatre tendances mondiales que les auteurs libéraux interprétèrent comme l’avènement d’un « monde post-westphalien ». En remplaçant « les boules de billard » –qui symbolisaient pour Arnold Wolfers les relations entre États assimilés aux gladiateurs hobbesiens – par la toile d’araignée de John Burton ou le filet de Norbert Elias, les adeptes de ce nouveau monde entendaient ainsi substituer à la logique wébérienne des États, celle de solidarité durkheimienne d’une société civile, émancipée de toute allégeance citoyenne exclusive. Trop radicale, l’ingérence fut cependant très vite remplacée par le « droit d’intervention (rés. 770 de 1992), puis par le « devoir d’assistance humanitaire ». Cette dernière qualification semblait vouloir enterrer le principe en opposant un devoir moral (l’assistance humanitaire) au droit positif des États avant que la CISE ne formalise les conditions de cohabitation entre l’obligation d’assistance à des populations en situation d’urgence (« le devoir de non-ingérence s’arrête là où le risque de non-assistance commence » selon François Mitterrand) et le respect de la souveraineté des États. Officialisé en 2005 par les points 138 et 139 du document final du Sommet du 60e anniversaire des Nations unies, le concept de R2P fut repris en septembre 2009 par l’Assemblée générale des Nations unies qui adopta par consensus la résolution A/RES/63/308.
2. La conformité à la tradition réaliste. Les opérations Serval puis Barkhane menées parallèlement à l’intervention Sangaris sont, quant à elles, conformes à la tradition réaliste. Leur justification s’inscrit en effet très nettement dans le cadre traditionnel des relations interétatiques. Le premier argument repose sur la demande d’assistance d’un pays allié et du droit de légitime défense collective reconnu par l’article 51 de la Charte. Dans la mesure où cet appui est conforme aux accords de défense conclus par la France avec nombre de ses anciennes colonies africaines, il n’est même pas nécessaire de recourir à un argumentaire théorique puisque toute absence d’intervention aurait été interprétée comme la manifestation d’une stratégie d’évitement et de non-respect des engagements pris. Parallèlement, les responsabilités historiques de la France à l’égard de ses anciennes colonies expliquèrent le recours à la rhétorique classique du « rang » et de la défense des « valeurs » par laquelle l’État français utilise ses forces armées à la fois comme « bouclier » et comme « pavillon » de ses ambitions de puissance. À ce titre, ces menées lointaines et dispendieuses participent à ce que John Mearsheimer appelle « la fatalité des grandes puissances » contraintes d’intervenir pour justifier leur statut. Enfin, l’invocation du risque sécuritaire s’inscrit dans le cadre du néo-réalisme qui a remplacé la puissance par la sécurité comme clé de voûte des institutions internationales (C. Glaser, J. Grieco…). La situation des États faillis étant unanimement considérée comme une source majeure d’insécurité mondiale (Livre blanc de la Défense de 2013, Stratégie européenne de sécurité de 2003 et de 2008…), ces interventions peuvent aisément se justifier par l’intérêt de la France à stabiliser des zones grises susceptibles de devenir, à court terme, une menace directe pour sa propre sécurité.
Analyse
Comment dès lors concilier ces deux approches, théoriquement contradictoires, mais diplomatiquement compréhensibles. Trois éléments peuvent être ici invoqués. Tout d’abord, il apparaît très clairement que nous nous trouvons face à des situations distinctes qui imposent des solutions différentes. À l’instar du Canada qui peut mener des politiques fondées sur la sécurité humaine partout dans le monde et défendre avec des arguments réalistes ses droits maritimes dans le passage du Nord-Ouest, la France entend invoquer ses valeurs et ses intérêts pour entreprendre des opérations – plus complémentaires que véritablement contradictoires – dans des domaines d’action (issues) et des zones qui n’appellent pas les mêmes réponses. En second lieu, le two-level game libéral est désormais intégré par le réalisme (néo-classique) qui admet l’influence des considérations intérieures sur les pratiques extérieures. Ainsi, le soutien de l’opinion publique, nécessaire pour une opération destinée à durer comme Barkhane a pour contrepartie une intervention de type humanitaire, comme Sangaris en RCA. Enfin, libéraux et réalistes sont parvenus à atténuer leur opposition dans la mesure où le concept de sécurité globale – dont la sécurité humaine est l’une des composantes – impose de prendre en considération la sécurité de chaque individu. Cependant, cette condition nécessaire à la sécurité globale n’est pas pour autant suffisante. En effet, il faut désormais établir un nouvel équilibre entre le droit naturel à la sécurité de chaque individu et les exigences du droit positif, équilibre qu’il faut à présent redéfinir sans référence aux pratiques passées.
Si un problème de cohérence subsiste, celui-ci doit cependant être considéré à front renversé dans la mesure où la multiplication des interventions à vocation humanitaire prônées par les libéraux apparaît désormais facteur d’instabilité, alors que le réalisme se contente de construire la paix sur l’équilibre des menaces. En réinventant la guerre juste, les causes libérales doivent être dorénavant considérées comme autant de menaces à la paix des États, laquelle a cependant été acquise par l’oubli (et le sacrifice) des sociétés civiles. Entre deux maux, il s’avère possible de choisir le moindre, mais il n’est pas sûr que la paix puisse être au rendez-vous de la convergence de doctrines qui considèrent la force comme indispensable à la paix des États (réalisme) ; laquelle peut être sacrifiée quand il s’agit de porter assistance à des populations en situation d’urgence (libéralisme). Éviter les effets négatifs de cette convergence impose peut-être de prêter attention aux enseignements de l’école critique qui, avec Ken Booth, met à jour les trois dangers majeurs que constitueraient pour la paix mondiale 1) le culte de l’urgence (presentism), 2) la justice transitionnelle (culturalism), et 3) la prétendue neutralité scientifique.
Références
Booth Ken, « Human Wrongs and International Relations », International Affairs, 71 (1), 1995, pp. 103-126.
Glaser Charles L., « Realist as Optimist. Cooperation as Self help », International Security, 19 (3), Winter 1994-1995, pp. 50-90.
Jeangène-Vilmer Jean-Baptiste, La Guerre au Nom de l’Humanité. Tuer ou Laisser Mourir, Paris, PUF, 2012.
Roche Jean-Jacques, « La Société Civile et la Guerre », in : Josepha Laroche, Yves Poirmeur (Éds.), Gouverner les Violences. Le processus civilisationnel en question, Paris, L’Harmattan, 2013, pp. 231-246.
Ullman Richard, « Redefining Security », International Security, 8 (1), Summer 1983, pp. 129-153.
1 Nom d’un papillon africain.
Déc 7, 2014 | Agenda
France Culture
L’Atelier du pouvoir
par Thomas Wieder, Vincent Martigny
Diffusion le 07.12.2014 – 17:00
invités :
Albert Fert : prix Nobel de physique 2007
Josepha Laroche, professeur à Paris 1, spécialiste des relations internationales, directrice du site « Chaos international«
Patrick Imhaus, diplomate, écrivain, ancien ambassadeur de France en Suède de 1999 à 2003
Séquence Internationale : Alain Dieckhoff, spécialiste du conflit israëlo-palestinien et directeur du Ceri
http://www.franceculture.fr/emission-l-atelier-du-pouvoir-l-arme-du-nobel-les-pouvoirs-d-un-prix-2014-12-07
Présentation
Il est très rare d’envisager l’obtention ou l’attribution du prix Nobel comme un enjeu de pouvoir.
Comme si l’universalité et le prestige qu’avait atteint ce prix depuis sa création en 1901 était jugé en dehors des considérations politiques et des rivalités.
Entendons-nous : il est certain que l’objet premier du prix Nobel est de récompenser des travaux remarquables en physique, chimie, médecine, économie, littérature et dans le domaine de la construction de la paix. Evidemment, les titulaires de ce prix sont le plus souvent de très éminents scientifiques, jugés en fonction de leurs qualités et non pas de leur situation.
Il n’empêche que l’attrait des médias pour les titulaires du prix Nobel eux-mêmes distrait parfois notre attention de l’observation son fonctionnement et de la commission de sages qui l’attribue.
Il fait notamment l’impasse sur les pressions que peuvent exercer certains Etats pour qu’un de leur ressortissants obtienne le prix Nobel, ou au contraire ne l’obtienne pas – on pense notamment à la Chine.
Est également rarement évoqué l’après-Nobel, lorsque les caméras se sont éloignés et que la vie reprend pour le titulaire, qui détient à partir de ce moment une certaine responsabilité dans son pays, si ce n’est un certain pouvoir.
On ne peut, enfin, considérer le Nobel comme s’il se tenait totalement en dehors de la sphère politique, alors même que dès son origine, il s’est vu attribuer à plusieurs reprises, surtout il est vrai les prix Nobel de la paix et de littérature, dans des circonstances teintées de sous-entendus politiques.
On se souvient des Nobel attribués à Camus en pleine guerre d’Algérie, à Gorbatchev en 1990 au moment de la pérestroika, à Mandela et de Klerck en 1993 pour célébrer la fin de l’apartheid ou plus récemment à Barack Obama en 2012.
S’intéresser à l’histoire et au fonctionnement du prix Nobel conduit donc inévitablement à parler du pouvoir du Nobel, celui dont on ne parle jamais et qui est pourtant bien réel.
Source : http://www.franceculture.fr
Nov 25, 2014 | Biens Publics Mondiaux, Environnement, Passage au crible
Par Weiting Chao
Passage au crible n°119
Source: Wikimedia
Le 21 septembre 2014, des centaines de milliers de personnes ont manifesté dans les grandes villes du monde entier en faveur de la lutte contre le réchauffement climatique. Dirigé principalement par l’ONG Avaaz-Le Monde en Action, le rassemblement s’est structuré dans 158 pays autour de plus de 2700 événements. Par ailleurs, il a mobilisé de nombreux politiciens, experts et célébrités tels que le Secrétaire général des Nations unies Ban Ki-moon, l’ancien vice-président américain Al Gore, le maire de New York Bill de Blasio, l’anthropologue Jane Goodall, le ministre français des Affaires étrangères Laurent Fabius, la ministre française de l’Ecologie Ségolène Royal, et l’acteur américain Leonardo DiCaprio.
> Rappel historique
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Rappel historique
Les discussions sur le thème de la gouvernance climatique ont débuté à la fin des années quatre-vingt afin de répondre aux données scientifiques sur le changement de la composition atmosphérique. La Convention-cadre des Nations unies sur les Changements Climatiques (CCNUCC) – qui visait à réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) – a été signée à l’issue du Sommet mondial de Rio de 1992. Se fondant sur la CCNUCC, le Protocole de Kyoto a été adopté en 1997 et est entré en vigueur en février 2005. Ce dernier représente le seul accord mondial imposant des obligations contraignantes aux pays industrialisés. Cependant, la décision des États-Unis de refuser de le ratifier en 2001 s’est avérée préjudiciable pour sa mise en œuvre. C’est pourquoi, la signature de tout nouveau traité dans la phase post-Kyoto s’avère toujours aussi difficile. Selon la feuille de route signée en 2007 à Bali, les États auraient dû finaliser un nouvel accord à Copenhague en 2009 (Conference of the Parties, COP 15). Or, malgré des attentes et des pressions élevées, notamment des sociétés civiles, aucun progrès significatif n’a été constaté lors de ce sommet. En décembre 2012, lors de la conférence tenue à Doha (COP 18), le Protocole de Kyoto a été prolongé jusqu’en 2020, tandis que l’adoption d’un nouvel accord universel a été reportée à l’année 2015. Pendant la COP 19 qui s’est réunie à Varsovie en 2013, les ONG environnementales ont pour la première fois boycotté la conférence pour dénoncer l’immobilité du processus et la suprématie des grandes entreprises dans le cours des négociations.
Le 23 septembre 2014, plus de 120 chefs d’État et de gouvernement se sont réunis à l’occasion d’un sommet de l’ONU à New York en vue de relancer le projet d’un véritable accord pour une entrée en vigueur en 2020. À deux jours du sommet, des contestations se sont organisées à travers le monde, comme à Londres, Berlin, Paris, Stockholm, Rome, New Delhi, Melbourne ou encore Rio de Janeiro. Des milliers de citoyens ont défilé avec les ONG. À New York, la plus grande marche jamais organisée a réuni plus de 300 000 participants, répartis en six grands groupes revendiquant chacun des thèmes distincts. En première ligne figuraient les représentants des populations les plus vulnérables et les plus frappées par le changement climatique.
Cadrage théorique
Les dynamiques individuelles. Il s’agit de réseaux d’individus ordinaires, mobilisés à travers leur collectif d’appartenance. Selon James Rosenau, si l’on examine le paramètre individuel, on note que le sentiment de soumission et de loyauté des individus et des groupes à l’égard des autorités étatiques s’affaiblit. En revanche, on constate que dans le même temps, leur capacité à s’émouvoir et à se sentir concernés par un problème international s’accroît. Aujourd’hui, force est donc de souligner que le système interétatique coexiste avec un fonctionnement multi-centré. Nous sommes entrés dans une période de « turbulences mondiales » où les citoyens qui occupent parfois une place déterminante sur la scène mondiale. Ces phénomènes illustrent une révolution des aptitudes à s’engager. En conséquence, ces dernières nous invitent à réévaluer le rôle de chacun en prenant en considération ce que Rosenau qualifie de mixing micro-macro.
La notoriété internationale. Elle renvoie à des personnes qui, en raison de leurs qualités personnelles ou de leurs compétences, utilisent leur prestige et leur notoriété pour s’impliquer dans des questions internationales, parfois au point de concurrencer les États. Ce concept proche du citoyen altruiste, est évoqué également par Rosenau.
Analyse
Malgré les difficultés de mise en place de nouvelles mesures pour traiter du réchauffement climatique, le niveau de prise de conscience a considérablement augmenté depuis les années quatre-vingt-dix. Grâce à l’initiative d’ONG, d’experts internationaux et de medias, les citoyens s’engagent davantage en matière de politique environnementale. Souvent, lors des conférences, des manifestations et des activités citoyennes ont réussi à accélérer les processus de négociation. Rappelons que déjà pendant la COP15 à Copenhague en 2009, environ 3000 personnes se sont rassemblées à l’extérieur du Bella Center où se déroulait la rencontre, afin de tenir une « Assemblée du peuple » avec les ONG et d’autres représentants. Incontestablement, l’impact de ce paramètre individuel s’est accentué ces dernières décennies avec Internet. En effet, cette technologie permet à des millions de personnes, partageant les mêmes opinions de s’unir rapidement au point de former une puissante dynamique collective. Ainsi, Avaaz n’est par exemple pas une ONG environnementale, mais une plateforme mondiale de réseaux individuels présentant les caractéristiques d’un mouvement faiblement institutionnalisé et sans autorité hiérarchique. Sa force vient en fait bien plutôt de son potentiel de regroupement qui permet de mutualiser et mettre en synergie le combat de nombreuses ONG, de communautés et d’individus en réseaux. Cette union collective constitue alors la meilleure garantie d’efficacité pour se faire entendre d’États condamnés de plus en plus souvent à rechercher le dialogue avec leurs citoyens. Ce nouveau type de coopération est traité comme une stratégie spécifique visant à optimiser les projets de réduction des émissions de CO2 et d’adaptation au changement climatique.
Parmi les manifestants, les personnes se distinguant par leur renommée et leurs savoirs ne constituent pas pour autant des spécialistes du changement climatique, mais une élite internationale bénéficiant d’une forte visibilité médiatique. Au point que dans certains cas, elles exercent même une autorité plus puissante que bien des gouvernants. Ces individus – tels que le Secrétaire général des Nations unies, le maire de New York ou encore telle ou telle star du cinéma hollywoodien – sont en mesure de mobiliser leur capital symbolique sur la scène internationale. Ils tirent leur légitimité non seulement d’eux-mêmes, mais aussi de l’institution qu’ils incarnent. Leur engagement auprès du mouvement international Avaaz témoigne de leur capacité d’action en faveur de la lutte contre le changement climatique. Ainsi, l’acteur Leonardo DiCaprio, désigné « messager de la paix« , s’est-il vu conférer par l’ONU un crédit symbolique et institutionnel lui permettant d’interpeller les peuples. De même, en marchant avec les citoyens frappés par les aléas climatiques, ces célébrités ont diffusé au monde un message d’urgence à agir face à cette menace planétaire.
Cette récente mobilisation sans précédent des sociétés civiles vise à rappeler aux chefs d’État qu’ils doivent s’attaquer de manière significative au changement climatique. Désormais, des millions d’individus capables d’agréger leurs actions peuvent exercer des effets parfois majeurs sur des États de plus en plus contestés et affaiblis. Lors de la réunion qui se tiendra à Lima en décembre 2014, la première ébauche d’un accord mondial devra être élaborée afin d’être approuvée à Paris par tous les pays, lors du sommet de 2015.
Références
Chao Weiting, « Le triomphe dommageable des passagers clandestins. La conférence de Doha », in: Josepha Laroche (Éd.), Passage au crible, l’actualité internationale 2012, Paris, L’Harmattan, 2013, pp. 111-115.
Weiting Chao, « Le boycott des ONG, une diplomatie offensive. La conférence de Varsovie sur le réchauffement climatique », in: Josepha Laroche (Éd.), Passage au crible, l’actualité internationale 2013, Paris, L’Harmattan, 2014, pp. 143-147.
Le Monde, « New York fait ville pleine contre le réchauffement climatique », 22 sept. 2014.
Laroche Josepha, Politique Internationale, 2e éd.,Paris, L.G.D.J Montchrestien, 2000, pp.176-201.
Rosenau James, Turbulence in World Politics: A Theory of Change and Continuity, Princeton, Princeton University Press, 1990.
Ford Lucy, « Challenging Global Environmental Governance: Social Movement Agency and Global Civil Society », Global Environmental Politics, 3 (2), 2003, pp.120-134.