Oct 23, 2013 | Afrique, Droits de l'homme, Justice internationale, Passage au crible
Par Yves Poirmeur
Passage au crible n°94
Pixabay
Le procès du vice-président kényan, William Ruto s’est ouvert devant la CPI le 10 septembre 2013. Il en sera de même pour le président kényan, Uhuru Kenyatta, le 12 novembre. Dans les deux cas, il s’agit de juger leurs responsabilités présumées dans les violences intervenues après l’élection présidentielle de 2007. Réunie à Addis-Abeba les 11 et 12 octobre 2013, l’UA (Union Africaine), a demandé au Conseil de sécurité de l’ONU l’ajournement des affaires kényanes pour une année (Statut de la CPI, art. 16). Plutôt que de mettre à exécution la menace d’adopter une résolution appelant les 34 États africains ayant ratifié le traité de Rome à s’en retirer, l’Union a préféré engager une action diplomatique destinée à amender le Statut de Rome dont l’article 27 prévoit qu’aucune qualité officielle – notamment celle de chef d’État – ou immunité ne peut être opposée à la CPI.
> Rappel historique
> Cadrage théorique
> Analyse
> Références
Rappel historique
Sur autorisation de la Chambre préliminaire II, accordée le 31 mars 2010, le procureur de la CPI a ouvert une enquête sur les violences à caractère politico-ethnique qui ont fait 1200 morts et plus de 300000 déplacés dans la vallée du Rift. Des citations à comparaître ont été délivrées contre six personnalités kényanes accusées d’avoir commis des crimes contre l’humanité. Parmi elles figuraient trois membres du gouvernement d’union et de réconciliation : U. Kennyatta, vice-Premier ministre, ministre des finances, W. Ruto, ministre de l’enseignement supérieur et H. Kiprono Kosgey, ministre de l’industrialisation. Élus président et vice-président de la république en mars 2013, U. Kennyata et W. Ruto tirent prétexte de leur légitimité démocratique et de la souveraineté du peuple pour demander des aménagements de procédure. Ils exigent que soit reporté leur procès, voire mis définitivement fin aux poursuites. La Cour ayant rejeté la plupart de ces exigences, le Kenya a brandi alors la menace de son retrait du statut de Rome et a obtenu la tenue d’un sommet de l’UA portant sur la « relation entre l’Afrique et la CPI » afin d’en recevoir officiellement l’appui.
L’originalité de cette affaire s’inscrit dans un conflit récurrent opposant l’UA et la CPI. Celui-ci porte sur l’obligation des États de coopérer avec la Cour lorsqu’elle est saisie par le Conseil de sécurité – ou comme en l’espèce par son procureur – en raison de l’inaction de la justice étatique (statut, art. 13). En outre, l’exacerbation des résistances suscitées par la lutte contre l’impunité rend ce dossier emblématique. En effet, afin de soustraire les accusés à la justice, leurs soutiens radicalisent les critiques qu’ils adressent à la CPI pour la disqualifier. C’est ainsi que le président en exercice de l’UA, Hailé Mariam Dessalegn, n’a pas hésité en mai 2013 à reprocher à la juridiction internationale de mener une sorte de « chasse raciale en ne poursuivant que des Africains » et que l’UA a présenté les poursuites comme une menace « pour les efforts en cours visant à promouvoir la paix, la réconciliation nationale, ainsi que l’État de droit et la stabilité non seulement au Kenya, mais également dans toute la sous-région ». Plus insidieusement, ces détracteurs font de leur éventuel retrait collectif du Statut de Rome, un instrument de pression politique sur le déroulement de procédures tributaires de manœuvres diplomatiques. Cette stratégie est toutefois récusée par de nombreuses ONG humanitaires – auxquelles l’émergence de la CPI doit beaucoup – ainsi que par des personnalités africaines. Celles-ci soulignent l’inexactitude des accusations proférées contre la Cour, en précisant qu’elle a été saisie par des États africains dans cinq des huit affaires qu’elle traite sur ce continent : République Centrafricaine, République Démocratique du Congo, Côte d’Ivoire, Ouganda et Mali. Elles contestent par ailleurs son caractère impérialiste et raciste en rappelant, comme Amnesty international, que « son procureur, Fatou Bensouda, est originaire de Gambie et que quatre de ses dix-huit juges viennent de pays d’Afrique ». De plus, elles alertent – comme l’a fait le prix Nobel de la paix sud-africain Desmond Tutu – les opinions publiques africaines sur les dangers de quitter la CPI. En effet, une telle décision permettrait à certains dirigeants de continuer leurs activités criminelles en toute impunité, ce qui ferait de l’Afrique un « endroit plus dangereux ».
Cadrage théorique
1. Le retour de la Raison d’État. Les principes fondamentaux défendus par la CPI marquent un effritement de la Raison d’État qui doit désormais céder devant les exigences de la justice. Or, les arguments avancés pour fonder la demande de report des procédures judiciaires engagées, montrent au contraire sa résurgence. Ils font ainsi valoir la nécessité de remplir des responsabilités constitutionnelles, d’assurer le fonctionnement de l’État et de diriger les affaires nationales et régionales. Enfin, en référence au récent attentat de Nairobi, il conviendrait de disposer du « temps nécessaire pour améliorer les efforts entrepris dans la lutte contre le terrorisme et les autres formes d’insécurité dans la région ». Mais en dernière instance, revendiquer une révision du Statut de Rome (art. 27), afin de rétablir le régime classique des immunités à l’abri duquel prospère une criminalité impunie, demeure le marqueur le plus emblématique du retour à la Raison d’État.
2. L’intérêt des États africains pour une transnationalisation de la justice pénale. Les prises de position très virulentes de l’UA contre la CPI ne sauraient masquer le réel intérêt que les États africains lui portent. Non seulement ils sont nombreux à en être membres, mais ils sont bien souvent à l’origine des saisines. En outre, elle leur procure des profits symboliques non négligeables. Ainsi, peuvent-ils se présenter comme des démocraties respectueuses d’une morale universelle, combattant l’impunité. De même, tirent-ils de substantiels avantages matériels qui s’attachent à l’intervention de la juridiction internationale dans la résolution des conflits, le rétablissement de la paix et l’exercice du pouvoir. Ce faisant, l’opportunité leur est offerte 1) d’externaliser la justice la plus politique, 2) de prendre en compte le droit des victimes à ce que justice soit rendue et 3) de faciliter un processus de réconciliation grâce à l’arrestation des criminels présumés et à leur jugement délocalisé, autant de garanties en vue d’un procès équitable.
Analyse
Face aux différentes saisines de la CPI, l’UA adopte deux attitudes différentes. S’agissant des poursuites déclenchées sur saisines extra-africaines, elles sont systématiquement rejetées par l’UA et dans son sillage par la plupart de ses États membres qui rechignent à coopérer avec la CPI. Ainsi, les mandats d’arrêt pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité (4 mars 2009), puis pour génocide (12 juillet 2010) émis contre le président soudanais O. El Bechir, à la suite de la décision du Conseil de sécurité (Résolution 1593 (2005) déférant la situation au Darfour, n’ont pas été exécutés par les autorités des divers pays où il a rendu une visite officielle – Ethiopie, Tchad, Kenya, Malawi, Libye, Djibouti, Égypte, Zimbabwe – sans être inquiété. L’UA a d’ailleurs interdit à ses membres de coopérer avec la CPI aux fins de le lui remettre. Pour justifier son refus d’arrêter le président soudanais, le Tchad a invoqué cette décision et expliqué qu’il était tenu de s’y plier, faisant prévaloir ses obligations envers l’UA sur celles qui résultent d’un mandat d’arrêt pris sur saisine du Conseil de sécurité. Quant au Malawi, il a fondé le sien en invoquant un conflit existant entre l’immunité que les chefs d’État tiendraient du droit international coutumier (CIJ, 14 février 2002, Mandat d’arrêt du 11 avril 2000 (République démocratique du Congo/Belgique) et la demande de la CPI (se fondant sur l’article 98-1 de son statut) d’arrêter et de remettre à la Cour un chef d’État en fonction. Nous constatons en outre la même hostilité à l’égard du mandat d’arrêt délivré contre M. Kadhafi le 27 juin 2011 et certains de ses proches pour crimes contre l’humanité (meurtres et persécutions qui auraient été commis en Libye), sur saisine de la CPI par le Conseil de sécurité le 26 février 2011 (Résolution 1970 (2011)). Toutefois, cela n’a pas donné lieu à conflit, en raison de la mort du guide libyen.
En revanche, il en va tout autrement des saisines qui interviennent à l’initiative des autorités des États concernés – RDC (Situation dans la région d’Ituri en 2004), Ouganda (saisine en 2003 sur la situation relative à l’Armée de la résistance du seigneur, dans le nord du pays), République centrafricaine (Crime commis depuis janvier 2002), Côte d’Ivoire (violences post-électorales de 2010-2011), à l’égard desquelles l’UA ne manifeste aucune hostilité particulière. Dans une logique d’intérêt bien compris, les États concernés coopèrent alors au contraire avec la Cour durant toutes les phases de la procédure. Dans le cas kenyan, où les accusés se sont réconciliés et exercent ensemble le pouvoir, c’est l’absence d’un vainqueur et les exactions reprochées aux deux camps, qui rend conflictuelle la coopération avec la CPI qui a dû finalement s’autosaisir. Ceci explique le recours au vieil argumentaire de la Raison d’État destiné à échapper à la justice. Cependant, il est peu probable qu’il soit encore assez fort pour garantir à ceux qui l’invoquent la protection des immunités d’antan.
Références
Mouangue Kobila James, « L’Afrique et les juridictions internationales pénales », Cahier Thucydide, (10), février 2012.
Laroche Josepha, (Éd.), Passage au crible, l’actualité internationale 2009-2010, Paris, L’Harmattan, 2010, pp. 49-53.
Bussy Florence, Poirmeur Yves, La Justice politique en mutation, LGDJ, 2010.
Oct 22, 2013 | Articles, Fil d'Ariane, Publications
Par Daniel Drache
Acting Director Robarts Centre for Canadian Studies and Professor of Political Science York University
Comments Welcome drache@yorku.ca
www.yorku.ca/drache for other reports and studies
Extrait
The best that can be said about the Sutherland 2004 and the Warwick 2007 Reports on the future of the WTO and the reform of the multilateral trading system is that both boards of enquiry launched modest trial balloons about modifying voting procedures to reinforce the logic of the system. With their ambiguity, blandness, and shortcomings, these high-level bodies did not address the imbalance between the formal legalism of the WTO’s rules and its rule-bending institutional practices. Nor did they propose an acceptable common ground for reform, one that would bridge the deep divisions between members and the G20/G33 coalitions. Most importantly, no candid answer was forthcoming to the question, would a culture of adaptive incrementalism give the WTO new authority to respond to the many challenges the world trading order faced? As such, neither Report was insightful on what Pauwelyn describes as “the delicate balance between law and politics” and the need for alternative forms of global governance and a more effective institutional architecture. A critical reading of both Reports helps shed light on the reasons why the WTO has been unable to move forward and renew itself.
Télécharger l’article The Structural Imbalances of the WTO Reconsidered. A Critical Reading of the Sutherland and Warwick Commissions.
Oct 21, 2013 | Diffusion de la recherche, Théorie En Marche
Spécialiste reconnue des flux migratoires depuis de nombreuses années, l’auteur souligne dans cet opuscule, un paradoxe : alors que les marchandises, les capitaux, et les informations circulent librement, en revanche, les personnes ne bénéficient pas toutes du droit à la mobilité internationale. Autant dire, que la question traitée ici, préoccupe tous les pays et plus particulièrement les États européens. En effet, certains d’entre eux connaissent aujourd’hui une montée de la xénophobie et des nationalismes qui triomphent bien souvent dans les urnes. Face à cette situation, Catherine Wihtol de Wenden pose comme une urgence impérieuse et « un aspect essentiel du développement humain », la nécessité de fonder un droit international des migrants. Pour cette politiste, cela impliquerait bien sûr que l’on définisse auparavant « une citoyenneté hors sol, deterritorialisée » afin de protéger ces derniers qui étaient en 2013 environ 240 millions, soit seulement 3,1% de la population mondiale.
Catherine Wihtol de Wenden, Le Droit d’émigrer, Paris, CNRS Éditions, 2013, 58 p., bibliographie.
Oct 15, 2013 | Diplomatie non-étatique, Passage au crible, Prix Nobel, Sécurité
Par Josepha Laroche
Passage au crible n°93
Source : Wikipedia
Alors que depuis plusieurs semaines, tous les médias internationaux attendaient la jeune militante pakistanaise Malala Yousufzai comme prochaine récipiendaire, c’est finalement l’OIAC qui a reçu vendredi 11 octobre le prix Nobel de la paix 2013. Pourtant, contrairement à ce qu’avancent imprudemment bien des commentateurs, il n’y a pas matière à s’étonner d’une telle consécration et encore moins à dénoncer une prétendue dérive des attributions. Bien au contraire, la nobélisation de cette organisation souligne une fois de plus la grande cohérence de la diplomatie Nobel.
> Rappel historique
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> Analyse
> Références
Rappel historique
L’OIAC est entrée en vigueur le 29 avril 1997 pour veiller au respect de la Convention sur l’interdiction des armes chimiques, signée en 1993. À ce titre, elle a pour mission d’empêcher la fabrication et le stockage d’armes chimiques. De la même façon, elle doit vérifier la destruction d’arsenaux existant lorsque certains États se sont engagés à les éliminer, comme elle doit s’assurer que cette destruction sera bien irréversible.
Basée à La Haye, elle compte aujourd’hui 189 Etats membres qui représentent environ 98% de la population mondiale. La Corée du Nord, l’Égypte, l’Angola et le Sud-Soudan n’ont pas signé le traité d’interdiction, tandis que la Birmanie et Israël, l’ont pour leur part signé mais non ratifié. La Syrie, quant à elle, a adhéré au dispositif en septembre dernier seulement. Depuis, ce pays a remis un inventaire de son arsenal chimique à l’organisation internationale qui a d’ores et déjà commencé sa mission sur le territoire syrien. Autant dire que le récent prix Nobel de la paix joue actuellement un rôle-clé dans le démantèlement de l’arsenal chimique détenu par la Syrie et par conséquent dans le conflit en cours.
Bien que se trouvant le plus souvent au cœur des conflits, l’action de l’OIAC est restée jusqu’ici très peu médiatisée. Pourtant, elle est déjà intervenue sur de nombreux terrains. Ainsi rappelons que depuis 1997, cette instance multilatérale a réalisé 286 missions d’inspection auprès de 86 États membres de la Convention, dont 2.731 inspections liées à la présence d’armes chimiques. Ses inspecteurs ont par exemple détruit sur plusieurs fronts plus de 58.000 tonnes d’agents chimiques : qu’il s’agisse de l’Irak, de la Libye, de la Russie ou encore des États-Unis. Pour mémoire, l’Albanie et l’Inde ont détruit complètement leurs stocks déclarés d’armes chimiques depuis qu’ils sont parties à l’accord de démilitarisation.
Pour la première fois dans l’histoire du désarmement multilatéral, nous avons donc affaire à une institution qui fonctionne bien et réussit à mettre en place des mécanismes de désarmement international très novateurs. En effet, son corps d’inspecteurs vérifie sur place et dans des délais souvent brefs, la réalité effective de l’engagement des États ; alors que pendant la Guerre froide, nombre de traités ont été signés dans ce domaine sans être jamais respectés.
Cadrage théorique
1. Le transfert d’une notoriété mondiale. Avant son intervention sur le dossier syrien, notamment à la suite de l’attaque chimique perpétrée le 21 août 2013 près de Damas, l’OIAC était totalement inconnue du grand public. Elle travaillait pourtant depuis bien des années sur des missions essentielles. En lui décernant le prix de la paix, l’institution Nobel choisit donc de lui transmettre le crédit et l’aura dont elle dispose. Elle lui transfère ainsi la notoriété mondiale qui s’attache depuis plus d’un siècle à son système international de gratification. Ce faisant, elle met au service de son action une visibilité médiatique dont cette instance technique était dépourvue jusqu’ici.
2. La légitimité d’une ingérence diplomatique. Beaucoup considèrent que cette récompense cautionne finalement le régime de Bachar El Assad et l’instrumentalisation de l’OAIC par Moscou. Nous soulignerons surtout, pour notre part, la volonté du Comité d’Oslo de s’inviter par effraction aux côtés des États pour participer à leur High Politics. En l’occurrence, il fait irruption sur la scène mondiale en s’immisçant dans le traitement du conflit syrien. En choisissant de rendre un hommage appuyé à la sécurité collective et au multilatéralisme, il met non seulement à l’agenda international ces notions, mais il se pose aussi – à travers ce coup de force symbolique – en interlocuteur obligé des États, parties prenantes du conflit. Simplement, il est en mesure de parer cette intrusion diplomatique de toute la légitimité dont il s’est doté depuis plus d’un siècle.
Analyse
Certes, on peut regretter que la jeune Pakistanaise Malala Yousafzai n’ait pas été récompensée. Elle symbolisait en effet le combat des femmes contre les Talibans et la lutte en faveur du droit pour tous à l’éducation. On peut tout autant déplorer que le docteur Denis Mukwege, qui lutte pour aider les femmes victimes de viol en RDC (République démocratique du Congo), n’ait pas été nobélisé. Ce gynécologue congolais surnommé « l’homme qui répare les femmes » a depuis près de 15 ans soigné 40.000 femmes victimes de viols ou de violences sexuelles dans l’est du Congo. Déjà nobélisable l’an dernier, il venait d’échapper de peu à une tentative d’assassinat en octobre 2012. Néanmoins, rien n’interdit de penser que ces deux personnes ne remporteront pas dans l’avenir ce trophée, tant leur profil correspond aux exigences du testament qu’Alfred Nobel rédigea le 27 novembre 1895, tant ils correspondent à la doxa Nobel. Mais le Nobel de la paix ne doit pas pour autant être analysé à l’aune d’on ne sait quel critère moral ou méritocratique. Que l’on ne s’y trompe pas, c’est bien de politique dont il est question et dont il a toujours été question. Plus précisément, d’une ligne diplomatique réitérée et renforcée de prix en prix. C’est d’ailleurs bien ainsi que l’entendait Alfred Nobel lui-même. Il n’y a donc là aucune dérive doctrinale contrairement à ce qu’avancent nombre de commentaires tout à fait erronés.
En fait, depuis que le choix du jury Nobel s’est porté sur le président Obama, il s’agit de moins en moins de récompenser une œuvre accomplie. Ce n’est pas nouveau, cette orientation a toujours existé. Mais il se confirme d’année en année que cette distinction mondiale sert à présent de préférence une ambition grandiose : celle d’ordonner le monde en infléchissant un parcours, en tentant systématiquement de peser sur l’orientation des grands enjeux mondiaux à l’agenda politique. Se saisissant d’une fenêtre d’opportunité, l’institution fait irruption sur la scène mondiale de manière fracassante – si l’on en croit le déluge de critiques qui l’accompagne – pour s’ingérer dans les grands dossiers du moment en toute légitimité. N’est-elle pas porteuse de valeurs universelles que personne ne songerait à lui dénier ? Elle entend alors user de sa notoriété pour faire passer ses propres priorités et valeurs, là où les États ont témoigné jusqu’ici de leur impuissance. Cette diplomatie aussi innovante qu’interventionniste, fondée sur une politique d’ingérence n’est toutefois pas sans risque pour le Comité Nobel. En investissant de la sorte dans un processus en cours, l’institution confère un ordre de mission au lauréat, elle lui fait crédit et le mandate pour accomplir effectivement le projet dont il est porteur. Cependant, si c’est bien une obligation de résultat et donc un fardeau pour lui, c’est bien plus encore un pari risqué pour elle, pari qui engage sur le long terme son capital de crédibilité.
Références
Laroche Josepha, Les Prix Nobel, sociologie d’une élite transnationale, Montréal, Liber, 2012.
Laroche Josepha, (Éd.), Passage au crible, l’actualité internationale 2009-2010, Paris, L’Harmattan, 2010, pp. 19-22 ; pp. 41-45.
Laroche Josepha, (Éd.), Passage au crible, l’actualité internationale 2011, Paris, L’Harmattan, 2012, pp. 47-52.
Oct 5, 2013 | Droits de l'homme, Passage au crible
Par Michaël Cousin
Passage au crible n°92
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Le 30 juin 2013, Vladimir Poutine a promulgué une loi sur la « propagande des relations sexuelles non traditionnelles devant mineur ». Celle-ci vise à empêcher les militants LGBTI (Lesbien, Gai, Bi, Trans et Intersexe) d’utiliser l’espace public pour revendiquer leurs droits, comme elle entend interdire « la diffusion de toute information susceptible d’éveiller l’intérêt des mineurs envers ce type de relations ». Or, cette nouvelle législation a pour effet de mettre en péril la liberté d’expression et, de facto, la liberté de la presse. Par ailleurs, elle ne sanctionne pas seulement les citoyens russes, mais s’étend également aux étrangers présents sur le territoire.
> Rappel historique
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Rappel historique
Le 27 septembre 2012, le Conseil des Droits de l’Homme des Nations Unies a voté à une large majorité une résolution initiée par la Russie pour la « Promotion des droits de l’homme et des libertés fondamentales par une meilleure compréhension des valeurs traditionnelles de l’humanité : meilleures pratiques ». Ce texte révèle ainsi la profonde aversion que Moscou a développée à l’encontre des personnes LGBTI et fait suite au rejet de la « Déclaration relative aux droits de l’Homme et à l’orientation sexuelle et l’identité de genre » en décembre 2008.
Cependant, lors du vote de cette nouvelle disposition, le Conseil a chargé le Comité consultatif de poursuivre son étude sur le rôle des valeurs traditionnelles. Les conclusions du rapport ont été rendues publiques en mars dernier. Dans ce document, cette instance onusienne a très clairement mis en garde contre le recours aux valeurs traditionnelles, notamment lorsque les États cherchent à systématiser ou à discriminer une partie de leur population. Mais cet avertissement n’a pourtant pas empêché la Douma de voter trois mois après un nouveau texte législatif qui vise clairement les relations homosexuelles et bisexuelles qualifiées de « non-traditionnelles », négligeant donc dans le même temps, les droits de l’Homme.
De multiples acteurs sont intervenus à cet égard pour exercer des pressions sur Moscou, en demandant par exemple au CIO (Comité International Olympique) de respecter et de faire respecter sa Charte qui contient plusieurs articles protégeant l’orientation sexuelle et la liberté d’expression. Toutefois, en septembre dernier le Comité a confirmé qu’il ne priverait pas la Russie de l’organisation prochaine des JO (Jeux Olympiques) – qui doivent se tenir à Sochi du 7 au 23 février 2014 – et ce, malgré la persistance du gouvernement russe à vouloir appliquer ses dispositions liberticides avant, pendant et après les événements olympiques.
Par ailleurs, la Russie a aussi été choisie pour organiser en 2018 la Coupe du monde de football. Elle devrait par conséquent respecter l’article 3 du code de conduite de la FIFA (Fédération Internationale de Football Association) qui protège l’orientation sexuelle des participants ; en l’espèce, l’association a demandé au gouvernement russe de clarifier sa loi. Parallèlement, d’autres initiatives occidentales ont pris forme pour la contrer. Mentionnons par exemple le boycott des vodkas russes dans les bars et boîtes gays ou encore la création d’une page Facebook militant en faveur du boycott des JO de Sochi. Devant toutes ces mobilisations, le ministre russe des sports, Vitali Moutko, a déclaré en août 2013– non sans provocation – : « plus la Russie est forte, et plus elle déplaît à certains. Nous sommes tout simplement un pays unique ». Cependant, ce propos opère implicitement un amalgame entre le système économique du pays et l’organisation de sa société civile, notamment avec l’orientation sexuelle de chacun. En l’occurrence, l’homophobie poutinienne prolonge celle qui sévissait déjà sous Staline, lorsque le régime appréhendait l’homosexualité comme une maladie inhérente à la bourgeoisie et au capitalisme.
Cadrage théorique
La construction ahistorique et mystificatrice des valeurs traditionnelles. Les droits qui ont été construits historiquement comme universels visent désormais l’ensemble des communautés humaines, quelle que soit leur culture. Mais ce principe même d’uniformisation se trouve souvent mal perçu par les populations. En effet, ces dernières se sentent d’autant plus menacées dans leurs représentations sociales que de nouvelles normes internationales leurs sont imposées. C’est au regard de cette sensation de perte de repères que des forces sociales se constituent pour réinventer et exalter de supposées valeurs traditionnelles. Dès lors, ces mouvements contestataires se posent en porte-parole de populations traditionnelles qui auraient été, selon eux, dessaisies de leur identité. Ce faisant, pour légitimer leur posture, ils s’appuient sur une mythologie des origines, panacée supposée aux problèmes économiques, sociaux et culturels induits par le processus de mondialisation.
La disparité des mobilisations transnationales. Les protestations transnationales émanent non seulement de nombre d’organisations, mais aussi parfois de simples individus en réseaux. Or, si cette démultiplication des intervenants renforce parfois l’action collective, elle conduit plus souvent encore à des prises de parole divergentes et aboutit fréquemment à des tensions, voire à des conflits. Le mouvement transnational s’en trouve alors affaibli d’autant.
Analyse
Bien que la Russie ait définitivement dépénalisé l’homosexualité en 1993, les homosexuels sont aujourd’hui d’abord et avant tout considérés comme des Russes avant d’être reconnus comme des homosexuels. En réalité, depuis que la lutte mondialisée contre l’homophobie a pris son essor et plus encore depuis la promulgation de la « Déclaration relative aux droits de l’Homme et à l’orientation sexuelle et l’identité de genre » la Russie a choisi – comme beaucoup d’autres pays – de maintenir en vigueur des dispositions à caractère homophobe. Ce faisant, la situation déjà précaire des personnes homosexuelles n’a cessé de se détériorer.
À n’en pas douter, ces politiques répressives mises en œuvre par l’autorité établie pèsent sur les valeurs et préférences des citoyens. En fait, il s’agit pour le gouvernement russe d’éviter de cette manière tout débat sur les problèmes économiques et sociaux en désignant des boucs émissaires associés à une mondialisation diabolisée. Établissons en l’espèce un parallèle avec certains États africains comme l’Ouganda, pays où les personnes homosexuelles seraient « des Caucasiens » dont il faudrait se protéger. Enfin, ces dispositions punitives ne sont pas sans nous rappeler que des milliers d’homosexuels ont été envoyés au goulag sous Staline.
Avec cette nouvelle loi, ni les journaux ni les associations militantes ne pourront dorénavant mentionner l’existence de minorités sexuelles. Or, la société civile s’avère déjà très affaiblie par le pouvoir autocratique en place de sorte que les associations défendant des groupes homosexuels disposent désormais de peu de poids face à l’ordre établi ; d’autant plus que les liens entre ces entités locales et transnationales, demeurent fragiles. Aucune coordination n’a été par exemple établie entre les boycotts et les pressions sur les décisions du CIO ou de la FIFA. De la même façon, les pétitions et les « kiss-in » internationaux ne sont pas intégrés dans une logique de contestation globale. Il s’ensuit que le mouvement transnational s’épuise, ce qui explique que le CIO ait par conséquent décidé d’organiser les JO d’hiver à Sochi, comme il était prévu initialement, seule manque encore la décision de la FIFA.
Références
« Droits des LGBT et droits humains en Russie : l’inter-LGBT interpelle le Président de la République Française et appelle à participer au rassemblement du 13 Septembre sur le Parvis des Droits de l’Homme », Inter-LGBT, 04/09/2013, http://www.inter-lgbt.org/spip.php?article1203
Laroche Josepha, Politique Internationale, 2e éd., Paris, L.G.D.J, 2000
Siméant Johanna, « La transnationalisation de l’action collective », in : Agrikoliansky Éric, Sommier Isabelle, Fillieule Olivier (Éds.), Penser les mouvements sociaux, Paris, La Découverte « Recherches », 2010, pp. 121-144.