Par Clément Paule
Passage au crible n°39
Source : Flickr
Selon l’édition du 3 mai du quotidien Asahi Shimbun, le gouvernement japonais aurait évalué le montant des compensations devant être versées par TEPCO (Tokyo Electric Power Company) à près de 50 milliards de dollars. Presque trois mois après le séisme du 11 mars 2011, l’accident survenu à la centrale de Fukushima-Daiichi ne semble toujours pas maîtrisé par le premier électricien asiatique. Pour autant, la question de l’indemnisation des victimes –individus et collectivités locales – suscite déjà des controverses alors que les autorités tout comme l’industrie demeurent très critiquées pour leur gestion de la crise. Ainsi, le président de la puissante organisation patronale Nippon Keidanren (Fédérations des organisations économiques japonaises), Yonekura Hiromasa, a mis en cause la responsabilité de l’État censé assurer l’intégralité des dédommagements. Pour l’heure, selon le groupe JP Morgan Chase, le coût financier de la catastrophe s’élèverait de 24 milliards de dollars pour TEPCO, tandis que la Bank of America-Merrill Lynch évoque un chiffre cinq fois supérieur.
> Rappel historique
> Cadrage théorique
> Analyse
> Références
Troisième producteur mondial d’énergie nucléaire – derrière les États-Unis et la France –, le Japon compte aujourd’hui une cinquantaine de réacteurs en activité générant près de 30% de l’électricité du pays. Afin de réduire sa forte dépendance à l’égard des combustibles fossiles, l’Etat nippon a opté depuis les années soixante-dix pour une stratégie privilégiant l’industrie atomique. Stimulé par de gigantesques investissements et la coopération américaine, ce secteur s’est considérablement développé autour de Toshiba, Hitachi ou Mitsubishi Heavy Industry. En 2006, le METI (Ministère de l’Économie, du Commerce et de l’Industrie) a réaffirmé l’objectif de produire d’ici 2030, 50% des besoins électriques à partir de cette technologie. À telle enseigne que la construction d’une douzaine de nouvelles structures se poursuit ou a été planifiée pour les prochaines décennies.
Rappelons également que TEPCO, leader du marché japonais et quatrième firme mondiale – après RWE, EDF (Électricité de France) et E.ON – a été créée en 1951 dans le cadre de la fin du monopole énergétique de l’État. Dès les années soixante, l’entreprise connaît une forte croissance et investit dans le nucléaire : le complexe de Fukushima-Daiichi est devenu opérationnel en mars 1970. En peu de temps, TEPCO s’est imposée comme la première multinationale productrice d’électricité en Asie. Or, cette ascension fulgurante a été entachée par de nombreux scandales : en août 2002, les autorités ont révélé la falsification par l’opérateur de dizaines de documents afin de dissimuler des incidents survenus dans ses installations depuis les années soixante-dix. D’une manière générale, les polémiques impliquant l’industrie se sont multipliées avec les accidents de Tokaimura en 1999 ou de Mihama en 2004. S’agissant de TEPCO, le séisme de Chūetsu en 2007 a entraîné la fermeture de sa plus grande centrale – Kashiwazaki-Kariwa, située à 250 kilomètres au Nord de Tokyo – pendant 21 mois. La compagnie avait alors enregistré ses premières pertes en vingt-huit ans, estimées à 4,4 milliards de dollars.
1. Réseau d’allégeances du secteur nucléaire. Dénoncées par les mouvements écologistes sous le terme d’oligarchie, les collusions qui unissent les acteurs publics et privés du nucléaire paraissent structurantes dans le déroulement de la crise. Caractérisés par leur irresponsabilité politique et judiciaire, les décideurs cherchent à maintenir une solidarité de fait, face à l’essor des critiques profanes.
2. Stratégies d’évitement (blame avoidance). Cependant, la gestion du désastre devient également le théâtre de tensions entre ces mêmes intervenants quant à l’imputation de la faute. En l’occurrence, le gouvernement, fragilisé avant même le séisme, tente d’attribuer la responsabilité de l’accident à TEPCO.
Dans un premier temps, il convient de mettre en évidence les similarités de l’événement avec l’implication de la major pétrolière BP dans la marée noire du Golfe du Mexique en 2010. En effet, la stigmatisation d’une multinationale déviante, la mise en cause de la sous-traitance ou la chute boursière de la firme apparaissent comme autant d’éléments communs à ces conjonctures post-accidentelles. De plus, TEPCO ne semble pas en mesure de contrôler la situation car son premier plan de sortie de crise n’a été présenté que le 18 avril 2011. Quant à ses dirigeants, ils se sont simplement réfugiés dans des manifestations de contrition publique. D’autant que la communication de la compagnie s’est avérée lacunaire, voire erronée. Ces échecs répétés, qui ont achevé de ruiner la réputation de cet acteur critiqué par l’État, ont stimulé l’essor de controverses sociotechniques et d’expertises alternatives. Toutefois, à l’inverse de BP en 2010, il importe de retenir la faillite des agences nationales de régulation, en particulier la NISA (Nuclear and Industrial Safety Agency), responsable des inspections au METI, et la commission NSC (Nuclear Safety Commission). Malgré l’action de lanceurs d’alarme – ou whistleblowers – comme les sismologues Katsuhiko Ishibashi et Kiyoo Mogi dénonçant en outre des conflits d’intérêt, les normes n’ont pas été révisées. Précisons que certaines recommandations de l’AIEA ont également été ignorées, parmi lesquelles le moratoire de cinq ans sur l’enrichissement et le retraitement, pourtant réclamé par l’ancien directeur Mohamed El Baradei.
Par ailleurs, notons l’attitude ambigüe du gouvernement face à TEPCO qui a été à la fois menacé de nationalisation mais simultanément soutenu par l’État. À ce titre, la mise à l’écart de l’ONG Greenpeace – pour procéder à la mesure des radiations ou à l’aménagement d’un fonds d’indemnisation destiné à éviter la banqueroute de l’entreprise – peut traduire cet appui. Rappelons que par le passé les autorités ont couvert des accidents compromettant l’opérateur, et que le scandale de 2002 n’a revêtu qu’un impact très limité sur le groupe. Soulignons ensuite les effets de l’internationalisation des acteurs du nucléaire japonais qui a accompagné la dérégulation croissante des années quatre-vingt-dix. Citons par exemple l’accord JINED (International Nuclear Energy Development of Japan Co Ltd) établi en octobre 2010 entre l’État et l’industrie pour l’export de la technologie à l’étranger. De plus, mentionnons le rôle central de TEPCO dans le cadre du Protocole de Kyoto, afin d’atteindre les objectifs du pays en matière de réduction des émissions de CO2. On voit bien là que ces proximités institutionnelles et stratégiques sont renforcées par le réseau d’allégeances unissant la haute administration et les majors de l’électricité, cristallisées dans le METI, chargé à la fois de la promotion de l’énergie atomique mais aussi des contrôles de sécurité.
Pour l’heure, cette configuration a entraîné une fermeture de l’espace des gestionnaires de la catastrophe, notamment dans la production d’évaluations des fuites radioactives. En témoigne la démission fin avril du Pr. Toshiso Kosako – conseiller scientifique du Premier ministre – en désaccord avec les mesures prises par le Cabinet. Plus encore, des commentateurs critiques ont fustigé la circulation circulaire de l’information – selon l’expression de P. Bourdieu – distillée par des responsables loyaux au secteur nucléaire. Contrairement aux États-Unis face à BP, les autorités japonaises ont donc oscillé entre une certaine solidarité envers TEPCO et une stratégie d’évitement passant par la stigmatisation d’un acteur déjà déviant. En tous les cas, la collusion et le chevauchement – ou straddling – entre public et privé, ne sont pas remis en cause en tant que tels. Apparaît alors le risque de free-riding – ou cavalier seul – d’un État participant au contrôle, voire à la dissimulation d’informations au nom de ses priorités stratégiques. Cette organisation du secret – qui ne saurait être imputée à une prétendue spécificité japonaise – représente un danger non seulement pour la population, mais dans ce cas précis, également pour les biens publics mondiaux. Or, ceci s’avère d’autant plus problématique que les instances internationales de régulation – dont l’AIEA – se préoccupent davantage du versant militaire d’une technologie à l’usage civil toutefois particulièrement risqué.
Chateauraynaud Francis, Torny Didier, Les Sombres précurseurs : une sociologie pragmatique de l’alerte et du risque, Paris, Éds. de l’EHESS, 1999.
Ishibashi Katsuhiko, « Why Worry? Japan’s Nuclear Plants at Grave Risk from Quake Damage”, International Herald Tribune, 11 août 2007.
McCormack Gavan, « Le Japon nucléaire ou l’hubris puni », Le Monde diplomatique, avril 2011.
Poirmeur Yves, « Qu’est-ce qu’une information loyale ? », in: Josepha Laroche (Éd.), La Loyauté dans les relations internationales, 2e éd., Paris, L’Harmattan, 2011. Coll. Chaos International.
Weaver Kent R., « The Politics of Blame Avoidance », Journal of Public Policy, 6 (4), 1986, pp. 371-398.