Par Clément Paule
Passage au crible n°66
Source : Wikipedia
Depuis plus d’un mois, le géant pétrolier Total tente d’endiguer la fuite de gaz qui s’est déclarée le 25 mars 2012 dans le puits G4 de la plate-forme d’Elgin en mer du Nord. À cet effet, la firme mène simultanément une procédure de dynamic kill – colmatage par injection de boues lourdes – et une solution à long terme reposant sur deux forages de secours. Évaluant ses pertes quotidiennes à plus de 2,5 millions de dollars, la supermajor a affirmé le 20 avril que le volume d’émission du gaz, estimé initialement à 200 000 mètres cubes par jour, avait été divisé par trois. Selon les responsables du groupe, les conséquences environnementales seraient de surcroît limitées, ce que des analyses menées par la marine écossaise ont partiellement confirmé début mai. Ce discours rassurant a cependant été contesté par l’OING (Organisation Internationale Non Gouvernementale) Greenpeace, qui a dépêché dès le 2 avril un bateau dans le but de réaliser des prélèvements non loin des lieux du sinistre. Au-delà de son impact immédiat sur les plans économique – les performances de l’entreprise et le marché du brut Forties – et écologique, cette crise a relancé la controverse portant sur les risques internationaux liés aux installations offshore.
> Rappel historique
> Cadrage théorique
> Analyse
> Références
Pendant les trois dernières décennies, la demande de gaz naturel a augmenté régulièrement et la production mondiale a plus que doublé. À ce titre, l’industrie s’est établie dès la fin des années soixante en mer du Nord, principal réservoir d’hydrocarbures en Europe occidentale. Or, le déclin de l’extraction dans cet espace – de 6% par an en moyenne, le pic ayant été atteint en 2000 – a conduit les compagnies à développer de nouvelles techniques afin d’exploiter des gisements moins accessibles, dans des conditions de température et de pression extrêmes. Opérationnelle en 2001, l’infrastructure d’Elgin était ainsi présentée comme une vitrine d’innovation repoussant les limites du forage en eaux profondes. En 2011, les investissements réalisés dans la seule ZEE (Zone Économique Exclusive) britannique se sont élevés à 8,6 milliards d’euros.
Pour autant, les avancées technologiques n’annihilent pas le risque, comme le rappelle le désastre de Piper Alpha survenu en juillet 1988. En l’occurrence, l’explosion puis l’incendie de cette plate-forme opérée par Oxy (Occidental Petroleum Corporation) avait provoqué la mort de 167 personnes et plusieurs milliards de dollars de dégâts. Citons aussi les multiples anomalies relevées récemment dans le site de Gullfalks C entre novembre 2009 et mai 2010 : le rapport de l’agence norvégienne PSA (Petroleum Safety Authority) avait alors souligné les défaillances des procédures de sécurité. D’après le ministère britannique DECC (Department of Energy and Climate Change), ces quasi-accidents se produiraient presque quotidiennement. En effet, il a recensé 69 fuites d’hydrocarbures ou de produits chimiques pendant le seul premier trimestre de l’année 2012.
Troisième entreprise intervenant en mer du Nord – après Shell et BP (ex-British Petroleum) –, Total détient la plus grande capitalisation boursière de la zone euro avec 93,2 milliards d’euros fin 2011. La part du groupe dans le gisement Elgin-Franklin s’élève à 46,2%, ces deux champs fournissant 2% – soit 53 000 barils par jour – de sa production totale. Quant à Greenpeace, association fondée en 1971 au Canada, elle dispose de représentations dans une quarantaine de pays : en 2010, ce réseau transnational comptait près de trois millions de membres –dont plusieurs milliers de salariés et de volontaires – et son budget qui repose exclusivement sur les cotisations de ses adhérents, s’élevait à environ 225 millions d’euros. Si cette OING est réputée pour ses interventions spectaculaires, le lobbying, les démarches judiciaires et l’expertise sont désormais au cœur du répertoire d’action de cette organisation centralisée et professionnalisée.
1. Gestion non-étatique d’une crise limitée. L’arène post-accidentelle est surtout investie par des acteurs privés, alors que les autorités britanniques demeurent en retrait. Cette configuration a favorisé la communication de Total, concurrencée toutefois par le déploiement militant de Greenpeace.
2. Régulation régionale du secteur offshore. Cet événement a contribué à l’intensification de la polémique sur l’intervention de l’UE (Union européenne) dans la réglementation de l’exploitation en mer du Nord. Soutenu par les OING environnementales et certains députés européens, ce projet – prévoyant un renforcement des contraintes sur les activités pétrolières et gazières – est vivement combattu par l’industrie.
Dès le 28 mars 2012, Greenpeace a condamné la multinationale en invoquant le précédent du désastre de Deepwater Horizon impliquant BP en 2010. Aussi, la mobilisation de l’OING s’est concentrée sur la remise en cause du monopole du diagnostic par les gestionnaires de l’incident, en l’occurrence Total et les experts de la société Wild Well Control. Cette opération de stigmatisation n’a cependant pas entraîné un naufrage économique de la firme, malgré la fonte initiale de la capitalisation boursière de la supermajor dont le cours a certes baissé de 8% entre le 25 mars et le 8 avril 2012. Total semble en effet avoir atténué les conséquences de la fuite de gaz en développant une communication de crise axée sur le contrôle de l’information. L’absence de victimes et de marée noire, le faible impact présumé sur le plan environnemental et le soutien tacite des gouvernements britannique et écossais ont, sous ce rapport, joué en faveur de l’opérateur d’Elgin. Notons que le directeur financier de Total s’est rapidement adressé aux actionnaires en annonçant que l’événement ne modifiait pas sa politique de dividendes, fondée sur des bénéfices évalués à 12 milliards de dollars pour l’année 2011. Ce qui montre la relation ambiguë entre la dégradation de l’image de l’entreprise – accentuée en avril 2012 par un nouvel accident au Nigeria et par les suites de l’affaire Erika – et la réaction du marché. Les principaux brokers – parmi lesquels Exane BNP Paribas, le Crédit Suisse ou HSBC – sont ainsi demeurés neutres voire modérément optimistes quant à la performance du groupe, d’autant que l’assurance de celui-ci devrait couvrir les dommages jusqu’à hauteur d’un milliard de dollars.
Total paraît relativement épargné par le sinistre. En revanche, le secteur tout entier fait face à un regain de critiques de la part des ONG – au premier rang desquelles Greenpeace – et de députés européens qui préconisent une réglementation plus contraignante de l’exploitation offshore en mer du Nord. Structuré sur une base nationale, le système actuel repose sur la coopération entre l’autorité régulatrice de l’État – à l’instar du HSE (Health and Safety Executive) au Royaume-Uni –, l’industrie et les syndicats. Malgré la réforme consécutive à la catastrophe de Piper Alpha, cette organisation a été accusée de perpétuer des défaillances et de favoriser une certaine collusion entre les différents intervenants. En 2010, le Commissaire européen en charge de l’énergie s’était même déclaré en faveur d’un contrôle des contrôleurs accompagné d’un moratoire sur le forage en eaux profondes.
Toutefois, le projet d’initiative réglementaire formulé par la Commission en octobre 2011 a surtout insisté sur l’homogénéisation des procédures et le durcissement des conditions d’obtention de nouvelles licences, qui incluraient désormais la possibilité financière de couvrir tout accident. Selon l’agence de notation Fitch Ratings, ce montant des provisions pour risques atteindrait 10 milliards d’euros, ce qui ne serait pas sans effet sur les notes des entreprises opérant en mer du Nord. Ces mesures ont donc rencontré une opposition générale, depuis l’industrie – les 200 compagnies représentées par Oil & Gas UK – jusqu’aux syndicats de travailleurs – RMT (National Union of Rail, Maritime and Transport Workers) et Unite the Union – en passant par le gouvernement britannique. Soulignant la qualité de leurs standards, ces acteurs dénoncent le transfert de cette compétence à une nouvelle entité dépourvue d’expérience, au détriment d’une approche pragmatique et concertée au sein du secteur.
À l’évidence, la mobilisation de Greenpeace à l’occasion de la fuite d’Elgin s’inscrit dans sa campagne globale Go Beyond Oil, dirigée notamment contre les risques induits par les projets d’investissements en Arctique. S’appuyant sur un rapport de la compagnie d’assurances Lloyd’s, l’entrepreneur environnemental dénonce cette ruée vers le pôle nord, symbolisée par le projet SDAG (Shtokman Development AG). Rappelons également que l’AIE (Agence Internationale de l’Énergie) craint de nouveaux accidents lors du désengagement des firmes pétrolières de la production en mer du nord. Le coût du démantèlement des 500 plates-formes et des 8 000 puits de cet espace maritime pourrait s’élever à 100 milliards de dollars, selon les estimations de Douglas-Westwood et Deloitte Petroleum Services. Autant d’aspects dissimulés par la course technologique à l’exploitation, stimulée par un marché hautement compétitif avec le soutien des États. Ces expertises alternatives indiquent que la régulation de l’extraction offshore semble davantage structurée par les logiques financières et assurantielles qu’orientée vers la préservation des biens publics mondiaux.
Ravignan Antoine de, « Greenpeace, entre contestation et négociation », L’Economie politique, (18), 2003, pp. 86-96.
Greenpeace International, Annual Report 2010, consultable à l’adresse web : http://www.greenpeace.org [25 avril 2012].
Lloyd’s & Chatham House, Arctic Opening: Opportunity and Risk in the High North, 2012.
Site de Total consacré à l’incident : http://www.elgin.total.com/elgin [1er mai 2012].