Par Alexandre Bohas
Passage au crible n°50
Annoncée avec éclat par les médias occidentaux, la Nano a été saluée en mars 2009 comme la voiture du monde émergent tandis que d’autres ont stigmatisé la pollution que sa mise sur le marché massive entrainerait. Toutefois, tous se sont accordés à dire qu’elle constituerait pour les pays nouvellement industrialisés, la Ford T des années folles. Or, force est de constater qu’elle n’a pas recueilli le succès escompté.
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> Analyse
> Références
A l’image du reste de l’économie, le secteur indien de l’automobile connaît une expansion fulgurante avec plus de 2 millions de véhicules produits et l’objectif de dépasser les 3 millions d’ici fin 2016. Le principal acteur reste Maruti-Suzuki affichant 45% de part de marché tandis que Tata – pourtant un géant des Poids Lourds – n’en détient que 12%. Les clients potentiels restent innombrables : 81 millions de ménages dont les revenus dépassent 75 000 roupies par an. Leur pouvoir d’achat ne cessant de progresser régulièrement, ils aspirent à entrer dans la société de consommation. Par ailleurs, il se vend 13 millions de motos par an. Souvent utilisées comme moyen de locomotion familiale, celles-ci devraient cependant être progressivement remplacées.
Dans ce contexte, la commercialisation de la Nano correspond aux attentes d’Indiens enrichis. En effet, proposée à l’époque pour 100 000 roupies (1 700 euros), le groupe Tata comptait sur ce modèle à bas coût pour conquérir une place prépondérante sur ce segment et détrôner ainsi Maruti-Suzuki. Avec un objectif ambitieux de 15 000 ventes par mois, il s’est donc doté d’une capacité de production de 20 000 unités mensuelles. Il s’est également lancé dans une stratégie de distribution systématique car il souhaitait pouvoir distribuer ce véhicule dans les campagnes les plus reculées où la moto demeure le type de transport le plus utilisé. Mais confronté à une baisse des commandes — le niveau le plus bas ayant été atteint en novembre 2010 avec seulement 509 ventes — il a abaissé sa marge pour favoriser ses points de ventes. Puis, il a étendu sa garantie de 18 à 60 mois et offert un moteur plus efficient et davantage d’options, sans retrouver un niveau de ventes satisfaisant. En fait, à l’exception d’avril 2011, les objectifs n’ont jamais été atteints. Malgré 1) les erreurs de communication et de marketing, 2) les déboires industriels entraînés par un mauvais emplacement du site productif et 3) la pénurie des premiers mois, des causes plus fondamentales semblent à l’origine de ces méventes.
1. Une structuration socioculturelle des marchés. Souvent naturalisés par les analystes, les marchés ne résultent pas uniquement d’un ajustement entre une offre et une demande. À plusieurs titres, cette dernière apparaît structurée sur le plan social et culturel. Tout d’abord, elle émerge dans une société et un contexte bien spécifiques. Ensuite, de manière déterminante, son fonctionnement demeure fortement marqué par des symboliques et des représentations culturelles qui déterminent le désir des acquéreurs et la valeur fixée.
2. Le caractère hégémonique du mode de vie occidental. Si l’hégémonie est souvent assimilée à la suprématie militaire d’un État, il convient de retenir tout autant la prépondérance socioculturelle de groupes transnationaux.
Trop rapidement traitée par les publications spécialisées, la dimension culturelle dans l’échec de la Nano apparaît incontournable. En effet, le Groupe Tata a voulu attirer les classes moyennes de l’Inde qui souhaitaient acquérir une automobile. Pour ce faire, il a présenté une offre à un prix très compétitif. Mais, alors que cet élément est devenu l’argument de vente principal, l’assimilation de ce bien aux populations pauvres a terni son image et l’a discrédité auprès des acheteurs potentiels. En témoignent les surnoms dont il a été affublé, « la voiture du peuple » en Inde et « la voiture des taxis » au Sri Lanka, où beaucoup de chauffeurs de cette profession l’ont acquis. Or, ce véhicule reste associé à un statut, à un signe extérieur de réussite sociale, de valeurs, « d’une extension de puissance… [et] un constructeur du moi » pour reprendre les termes d’Erich Fromm. À ce propos, d’aucuns ont souvent rapproché la Nano de la Ford T, ce qui méconnaît les symboles, les représentations collectives de liberté, de loisirs et de modernité qu’incarnait la berline américaine. En fait, les constructeurs occidentaux prospèrent grâce à cet aspect symbolique. Ils se fondent sur l’emploi des dernières technologies, un branding premium, un luxe intérieur et des lignes innovantes, autant de caractéristiques pour désigner ce que Roland Barthes a bien perçu, à travers la Citroën Déesse, des créations « consommées dans son image, sinon dans son usage, par un peuple entier qui s’approprie en elle un objet parfaitement magique ». Comme l’a analysé Peter Wells, la Nano a représenté a contrario un vrai défi à la filière occidentale en promouvant un business model centré sur le caractère fonctionnel.
Toutefois, ses clients ont voulu se départir du modèle de base qui n’a représenté que 20% des ventes. Ils ont même préféré à 38% le plus onéreux. Mentionnons à cet égard qu’elle constitue souvent le deuxième véhicule du foyer. En Inde, ces comportements d’achat démontrent l’identification des classes moyennes à l’American Way of Life. Ces dernières entendent se distinguer de la bourgeoisie, reconnaissant implicitement que les sociétés européano-américaines détiennent le droit de définir la culture légitime de référence. Finalement, elles ne font que reproduire des pratiques importées.
Enfin, mettons en lumière un clivage Nord-Sud. Dans les pays dits du Nord, la voiture est désormais considérée comme nocive et polluante, est banalisée et perçue davantage comme simple moyen de transport. À titre illustratif, la Dacia Logan destinée à l’Europe de l’Est a créé la surprise en se vendant bien dans des pays de l’Ouest comme la France où le covoiturage et les systèmes de voiture en libre service se développent rapidement. Aussi, si la Nano arrive à accéder aux marchés européens comme elle l’ambitionne, elle parviendra contre toute attente à un plus grand succès qu’en Inde.
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