Par Thomas Lindemann
Passage au crible n°85
La Corée du Nord vient de procéder, ce 12 février 2013, à un nouvel essai nucléaire. Il s’agit du troisième après ceux de 2006 et de 2009. L’ONU annonce une réunion d’urgence du Conseil de sécurité.
Le 12 décembre 2012, ce pays avait déjà lancé un missile, en présentant l’opération comme le lancement d’un simple satellite. Ce tir avait été sanctionné par le Conseil de sécurité des Nations unies. Le 25 janvier 2013, la Corée du Nord avait même menacé la Corée du Sud d’une attaque militaire si cette dernière se joignait aux sanctions économiques de l’ONU. Bien que les mesures – le gel des avoirs de certains de ses ressortissants et de ses firmes présentes à l’étranger – aient été modérées à la demande de la Chine, les réactions nord-coréennes ont été très violentes.
> Rappel historique
> Cadrage théorique
> Analyse
> Références
Aidée par l’Union soviétique, la Corée du Nord est apparue après la Deuxième Guerre mondiale dans l’opposition à l’ancien occupant japonais. Puis, son régime s’est émancipé progressivement de ses protecteurs soviétiques et chinois et a développé un système politique aussi fermé qu’autonome. Idéologiquement isolé, le régime nord-coréen a provoqué au cours des décennies suivantes de multiples crises internationales. En outre, les manœuvres militaires sud-coréennes à proximité des côtes nord-coréennes ont été à l’origine de la confrontation militaire limitée entre les deux États qui s’est déroulée en décembre 2010.
Pour les approches dites constructivistes, l’intérêt d’un acteur n’existe pas en soi, mais il est plutôt façonné par des croyances collectives qui se construisent dans les interactions. S’agissant des dirigeants nord-coréens, c’est en grande partie la défense d’un script dramatique qui explique leur action héroïque. En l’occurrence, ce terme de script dramatique désigne une croyance affichée en une supériorité nord-coréenne face à la scène internationale. Cette présentation grandiose du soi (E. Goffman) demeure cependant fragile car tout intervenant menace en permanence potentiellement ce récit. L’écart entre l’image revendiquée par les responsables politiques nord-coréens et l’image renvoyée par la scène mondiale est toujours susceptible d’inspirer des actions spectaculaires destinées à confirmer ce script. Le script dramatique comporte les éléments suivants :
1. La distribution des caractères. Plus la présentation de soi repose sur une légitimité charismatique et surdimensionnée et plus les décideurs politiques doivent prendre des risques sur le plan international pour prouver leur caractère exceptionnel. En outre, plus la narration officielle s’appuie sur l’imaginaire d’innocents agressés – habituellement les villageois, les personnes âgées, les femmes et les enfants – et plus les options pacifiques peuvent être facilement écartées comme lâches. Enfin, une narration dans laquelle certains protagonistes sont systématiquement réifiés et définis comme « lâches, agressifs, insensibles », sera plus volontiers susceptible de légitimer une vengeance.
2. Les séquences dramatiques. Plus l’histoire nationale est présentée de manière victimaire sous l’angle d’une simple séquence : agression (impérialisme japonais, impérialisme américain), souffrance (par exemple « les femmes de confort »), riposte (guérilla, autarcie) et, plus la violence paraît justifiée. Enfin, plus la force militaire est montrée dans le script dramatique comme banale, nécessaire ou même glorieuse et plus sa légitimité sera aisément étayée. Des dirigeants politiques peuvent s’engager dans une politique conflictuelle dès lors que des étrangers déstabilisent ce script dramatique car une telle fragilisation produit chez les décideurs une perte de légitimité et des atteintes à l’estime de soi.
L’idéologie officielle du Juche (sujet) est moins liée à l’ambition dominatrice qui s’exprime dans les relations internationales qu’à l’idée suivant laquelle la Corée du Nord doit se préserver de toute influence étrangère (le terme chaju désigne l’indépendance). Son caractère figé rend la Corée du Nord sujette à toute remise en question extérieure. Rappelons quelques exemples qui en témoignent: les téléphones portables sont uniquement autorisés dans ce pays depuis 2008 et les communications avec l’extérieur sont impossibles. Par ailleurs, tout nous porte à croire que l’agressivité nord-coréenne provient aussi du souci de se prémunir contre toute contagion idéologique. Ainsi, trois simples sapins de Noël placés près de la frontière ont-ils provoqué à eux seuls de vives tensions entre les deux Corées en décembre 2011. La dynastie Kim n’est-elle pas présentée comme une famille de dieux laïques divinisée par le père fondateur Kim-Jong-il et sa femme héroïque Kim Jong Suk ? À ce titre, le calendrier nord-coréen commence avec l’année de sa naissance. Mais la grandeur du pouvoir se retrouve aussi matérialisée dans l’architecture comme en témoigne la tour de Juche qui mesure 150 mètres et est supplantée par une torche illuminée de 20 mètres éclairant Pyongyang. Dans la même logique, le stade du 1er mai possède une capacité d’accueil de 150 000 spectateurs, ce qui en fait le plus grand du monde. Cette présentation hubristique de soi importe pour comprendre les provocations nord-coréennes car le nouveau leader Kim-Jong-Un a besoin de prouver sa filiation divine auprès de l’élite et de sa population. Le lancement du missile du 12 décembre 2012 et ce troisième essai nucléaire du 12 février 2013 doivent par conséquent être compris sous l’aspect d’une mise en scène virile de soi. Alors que le lancement d’Ariane est habituellement filmé à partir d’une certaine distance, celui de la Corée du Nord est capté de très près, illustrant de ce fait plus facilement sa puissance. De même, la vitesse annoncée de ce missile était-elle clairement trop importante pour être conforme aux lois de la gravitation. Enfin, le troisième est revendiqué immédiatement de manière spectaculaire et provocatrice car dans la vision du monde nord-coréen, les autres se présentent comme des agresseurs immuables. Les ennemis sont définis de manière abstraite comme impérialistes ou dominateurs. Le critère de cette qualification continue d’être celui de classe sociale. Après le lancement du missile et dès l’adoption des sanctions onusiennes, l’appareil militaire avait donc annoncé des essais multiples et un test nucléaire d’un plus haut niveau : autant de décisions dirigées contre les États-Unis, ennemis désignés de la Corée du Nord.
Si la violence est officiellement condamnée dans ce pays, elle y est aussi banalisée. Les parades militaires sont nombreuses et spectaculaires d’autant plus que ses forces militaires forment, avec 1,2 million de soldats, la quatrième armée du monde. Les discours de ses dirigeants laissent à penser que le tabou du recours à l’arme nucléaire est loin d’être intériorisé et leur vision reste clairement instrumentale. Ainsi, le chef des forces armées Ri Yong-Ho a-t-il promis en 2010 d’utiliser l’arme nucléaire « si les impérialistes et leurs disciples empiètent un tant soit peu sur la souveraineté et la dignité du pays ».
Pour des raisons tenant à l’hubris narcissique et au culte de la force, il demeure donc difficile de dissuader les dirigeants nord-coréens même si leurs ambitions s’avèrent avant tout nationales. La capacité d’endiguer l’agressivité de la Corée du Nord dépendra finalement de la stratégie plus ou moins fine qui sera déployée contre elle.
Cha Victor, The Impossible State. North Korea, Past and Future, New York, Ecco, 2013.
Goffman Erving, La Mise en scène de la vie quotidienne, 2 vol., trad., Paris Minuit, 1973.
Goffman Erving, Les Rites d’interaction, trad., Paris, Minuit, 1974.
Miller Steven E., Sagan Scott D., “Nuclear Power Without Nuclear Proliferation”?”, Daedalus, 138 (4), Fall 2009, pp. 7-18.
Lindemann Thomas, Causes of War. The Struggle for Recognition, ECPR, Colchester, 2011.
Lukacz Georg, Théorie du roman, Paris, Gallimard, 1968.
Narushige Michishita, North Korea’s Military-Diplomatic Campaigns, 1966-2008, Londres, Routledge, 2013.