Par Justin Chiu
Passage au crible n°116
Source: Flickr
Le 9 septembre 2014, les journalistes high-tech du monde entier ainsi que ceux de la presse généraliste se sont réunis au Flint Center à Cupertino pour assister à la présentation de l’iPhone 6. Animée par le directeur général d’Apple, Tim Cook, et diffusée en direct sur Internet, cette grand-messe a été, en outre, plébiscitée par de nombreuses célébrités, comme par exemple, les chanteurs Gwen Stefani et Dr. Dre, venus en jet privé, et Coco Lee, chanteuse très populaire en Asie, dont l’arrivée a même été annoncée sur le site officiel du groupe. Dépourvu d’innovations importantes, l’iPhone 6 a pourtant été acclamé chaleureusement par le public du Flint Center.
> Rappel historique
> Cadrage théorique
> Analyse
> Références
En 1984, c’est dans cette même salle mythique que Steve Jobs avait présenté le tout premier ordinateur Mac. Par un subtil mélange d’humour et de superlatifs, le fondateur d’Apple a enthousiasmé les actionnaires participant à l’événement. Stimulés par la bande originale du film Les Chariots de feu, ces derniers hurlaient et applaudissaient à la fin de la présentation. Dès lors, la firme de Cupertino a fourni non seulement un produit follement génial (insanely great) – la formule de la présentation – mais aussi une expérience extraordinaire. En ce sens, les utilisateurs des produits d’Apple s’attendent toujours à vivre un moment particulier et sont prêts pour ce faire à dépenser davantage.
En 2001, Apple s’est lancé dans le marché très concurrentiel de l’électronique grand public avec l’iPod. Clairement positionné comme un produit haut de gamme, le baladeur audio d’Apple apparaissait alors comme un objet de désir, voire un symbole de loisirs pour la classe moyenne. De plus, son utilisation se faisait à l’aide du logiciel iTunes installé sur un ordinateur. Ce faisant, l’usage professionnel du Mac et celui de loisir de l’iPod se combinent. Dans cette logique, la fidélité des utilisateurs de produits Apple augmente considérablement avec une utilisation plus intensive. En outre, la keynote – conférence de présentation de nouveaux produits – animée par Steve Jobs est devenue, d’année en année, un rendez-vous incontournable pour la communauté Apple.
En 2007, Steve Jobs a présenté la première génération d’iPhone, un produit qu’il a lui-même qualifié de révolutionnaire. Depuis, dix modèles se sont succédé. En 2013, Apple est devenu le numéro deux mondial des smartphones derrière Samsung avec 153,4 millions d’appareils livrés. Cependant, avec 15,3% de part de marché, Apple réussit à dégager près de 60% de bénéfices, soit 129 milliards de dollars (Cabinet d’étude Asymco). Face aux nouveaux entrants sur le marché, Apple a choisi de ne pas s’aligner sur leur stratégie à bas prix. Au contraire, les deux modèles, l’iPhone 6 et l’iPhone 6 plus s’avèrent plus que jamais des produits de luxe ; le plus coûteux dépassant la barre symbolique des 1000 euros.
1. La construction mondiale d’un événement médiatique. Depuis le lancement des premiers iPhones, les conférences de presse d’Apple sont devenues de véritables spectacles planétaires. Animées auparavant par le charismatique Steve Jobs, puis par le directeur général actuel, Tim Cook, ces cérémonies, désormais diffusées simultanément sur internet, servent à démontrer la puissance économico-culturelle de la firme ainsi que sa capacité d’attraction face aux journalistes et aux consommateurs du monde entier. Malgré une ambiance décontractée, ces présentations sont minutieusement préparées. Rien n’a été laissé au hasard : chaque image, chaque geste est calculé et codifié afin de construire une atmosphère extraordinaire.
2. La diffusion intensive d’innovations incrémentales. Loin d’être un produit révolutionnaire, l’iPhone 6 propose seulement deux améliorations majeures par rapport aux versions précédentes : un processeur plus puissant et un écran plus large. Cependant, la force d’Apple réside précisément dans son aptitude à produire constamment de meilleurs terminaux et à diversifier ses activités. Ce ne sont pas uniquement les techniques du smartphone qui bénéficient ainsi d’une amélioration, mais toute la structure de production et les services autour des produits. Si la révolution numérique connaît avant tout une « accélération technologique » (Lorenzi), il convient donc d’analyser comment Apple a bâti son écosystème avec l’ensemble de ses iPhones.
La nature de la keynote d’Apple s’avère profondément différente des autres événements d’envergure planétaire. En effet, ces derniers sont organisés soit par l’État, comme le mariage royal, soit par des organisations interétatiques, comme les Jeux Olympiques. En revanche, il s’agit ici d’un acteur privé, d’une firme qui a conçu un spectacle en mobilisant ses ressources financières et symboliques par-delà les frontières. En trente ans, Apple a réussi à institutionnaliser ses conférences de presse, devenues désormais des rendez-vous très attendus. La personnalité de Steve Jobs y a beaucoup contribué ; son charisme et son habileté à convaincre étant intimement liés à la réputation de la marque. En fait, les journalistes et les célébrités s’attendent en permanence à être fascinés au point de l’être avant même le début de la conférence. En ce sens, acquérir un iPhone, revient à afficher une position sociale supérieure ; exhiber cet objet de désir, consiste à mobiliser avec ostentation un attribut de puissance.
Les utilisateurs des produits Apple recherchent une expérience personnelle et particulière. Ils s’y identifient car parmi tous les constructeurs de smartphones, seul Apple se présente comme une marque haut de gamme. Cette stratégie leur permet d’assurer une marge considérable tout en fidélisant magistralement ses acheteurs. Avec un système fermé autour d’iTunes et d’App Store, il convient de s’équiper d’un Mac, d’un iPhone et d’un iPad pour pouvoir accéder aux fonctions optimales des terminaux. Par conséquent, craignant le moindre dysfonctionnement ou la moindre incompatibilité, voire redoutant d’être exclu de la communauté Apple, les fans envisagent rarement de quitter la marque.
Apple, comme toutes les autres organisations capitalistiques, innove dans le but d’engranger plus de profit. Or, dans le contexte de dérégulation mondiale des télécommunications, la concurrence s’est accrue avec les firmes chinoises à bas coût, comme Huawei et Xiaomi. Ce faisant, les acteurs du secteur réalisent davantage d’investissements en recherche appliquée et privilégient des projets à plus court terme au détriment de la recherche fondamentale. Dans cette perspective, les constructeurs renouvellent constamment leurs gammes de produits sans avoir pour autant réalisé des découvertes importantes. On constate ainsi que le cycle de vie des smartphones ne cesse de se réduire, tandis que les consommateurs se voient dans l’obligation d’acquérir le dernier modèle. Néanmoins, avec l’accumulation de petites innovations, le smartphone a considérablement transformé nos façons de vivre en une décennie.
Lors de la présentation de l’iPhone 6, le service de paiement sans contact Apple Pay a été également introduit. Appliquée par Samsung et Sony jusqu’ici sans grand succès, cette technique de paiement sera enfin généralisée avec ce nouveau modèle. Effectivement, depuis le lancement successif de l’iPod, l’iPhone et l’iPad, force est de constater qu’Apple maîtrise non seulement la diffusion des nouvelles techniques, mais peut également compter sur ses fidèles utilisateurs, prêts à vivre ces expériences.
Chiu Justin, « L’anarchie mondiale dans la téléphonie mobile », in : Josepha Laroche (Éd.), Passage au crible, l’actualité internationale 2012, Paris, L’Harmattan, 2013, pp. 117-122.
Dayan Daniel, Katz Elihu, La Télévision cérémonielle : anthropologie et histoire en direct, trad., Paris, PUF, 1996.
Le Monde, « La grande et les petites révolutions d’Apple », 11 sept. 2014.
Lorenzi Jean-Hervé et Villemeur Alain (Éds.), L’Innovation au cœur de la nouvelle croissance, Paris, Economica, 2009.
Strange Susan, Mad Money, Manchester, Manchester University Press, 1998.
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Veblen Thorstein, The Theory of the Leisure Class, [1899], New York, Dover Publications, 1994.