Par Clément Paule
Passage au crible n° 136
Source : BBC
Le soir du 12 août 2015, une puissante explosion a secoué la ville de Tianjin, quatrième agglomération la plus peuplée de la République populaire de Chine. Selon les médias chinois, cet incident aurait été provoqué par l’incendie accidentel d’une structure dans laquelle étaient entreposés de l’éthanol et des produits à base d’alcool. Ce n’est cependant pas la première fois que cette métropole de 15 millions d’habitants, située au Nord-est du pays – à une centaine de kilomètres de la capitale Beijing –, se trouve confrontée à ce type de phénomène. Deux mois plus tôt, une série de déflagrations gigantesques avait en effet ravagé le quartier portuaire de Binhai et les zones résidentielles adjacentes, le bilan officiel faisant état d’au moins 173 morts et de près de 700 blessés. L’origine du désastre a été identifiée dans un entrepôt appartenant à une firme chinoise Rui Hai Logistics – et qui abritait de grandes quantités de produits chimiques à la dangerosité avérée. En l’occurrence, les médias ont évoqué au sein de l’édifice même la présence de centaines de tonnes de cyanure de sodium – utilisé notamment dans l’exploitation aurifère –, exposant la population à un risque majeur de pollution de l’eau et de l’air. C’est pourquoi les autorités chinoises ont lancé un plan d’urgence impliquant l’évacuation de 6 000 personnes et des opérations de nettoyage à grande échelle. Au total, 17 000 ménages et 1700 entreprises auraient été affectés par ces événements selon l’agence de presse Xinhua, tandis qu’une étude du Crédit Suisse évalue les dégâts à environ 1,3 milliard de dollars.
> Rappel historique
> Cadrage théorique
> Analyse
> Références
Rappel historique
Mentionnons en premier lieu quelques éléments conjoncturels permettant de situer cette crise dans l’histoire récente du pays. Le contexte économique reste pour l’heure marqué par un ralentissement de la croissance dont les chiffres sont de plus en plus contestés, alors que le gouvernement vient de dévaluer le yuan à deux reprises. Sur le plan politique, il convient de souligner l’intensification de la lutte anti-corruption sous l’impulsion du Premier secrétaire Xi Jinping, conduisant à l’arrestation de plusieurs dirigeants du PCC (Parti Communiste Chinois). Certains auteurs, à l’instar du sinologue Jean-Pierre Cabestan, évoquent une montée du militarisme au sein d’un régime qui doit faire face à l’essoufflement d’un modèle prôné depuis les années quatre-vingt. À cela s’ajoute une succession de catastrophes industrielles majeures : citons l’explosion survenue en août 2014 dans une fabrique de pièces automobiles à Kunshan – 146 victimes –, ou encore l’incendie meurtrier d’un abattoir en 2013 dans la province de Jilin. À ce titre, l’ONG (Organisation non gouvernementale) China Labour Bulletin a répertorié depuis fin 2014 plus de trois cents accidents de ce type ayant entraîné la mort de centaines de travailleurs.
Dans ce cadre, la municipalité de Tianjin revêt une importance stratégique car il s’agit de la porte maritime de la capitale Beijing et d’un hub international de transport et de logistique. Près de 540 millions de tonnes de matériaux y transiteraient annuellement, ce qui place son port parmi les dix premiers du monde. Proche du pouvoir central, la ville a connu un essor sans précédent depuis plusieurs décennies au point d’être surnommée la Nouvelle Manhattan. En témoigne la zone économique spéciale de Binhai, censée incarner l’innovation technologique en matière aéronautique, électronique, pétrochimique ou encore pharmaceutique. Estimé à 143 milliards de dollars en 2014, son PIB (Produit Intérieur Brut) affichait alors une augmentation de 15,5 %, soit plus du double de la moyenne nationale. Ce décollage remarquable a toutefois été accompagné d’une urbanisation anarchique et d’une dégradation environnementale liée à l’industrialisation massive des trente dernières années. Le cataclysme du 12 août 2015 frappe donc au cœur d’une vitrine qui cristallise les paradoxes d’une modernisation menée à marche forcée.
Cadrage théorique
1. Un « trou noir » de la mondialisation. L’insécurité industrielle révélée par cet incident est due au contournement systématique des régulations économiques. Plus encore, les logiques du capitalisme de connivence – crony capitalism – à l’œuvre au sein même du régime chinois créent des zones de non-gouvernance, des « trous noirs » (Susan Strange) menaçant à terme l’autorité de ce dernier.
2. L’imputation sélective de responsabilité. Confronté à cette crise complexe, le gouvernement applique des méthodes déjà utilisées lors de désastres précédents, à l’instar du séisme de Sichuan en 2008. Au-delà du contrôle des flux d’information, il s’agit d’identifier des coupables qui endosseront à eux seuls la faillite générale du système politico-administratif.
Analyse
Les diverses investigations menées sur la catastrophe ont très vite révélé toute une série d’irrégularités et de non-respect des normes en vigueur, et ce malgré le renforcement récent de la législation. L’entrepôt sinistré contenait en effet quarante fois plus de cyanure de sodium que la limite autorisée par la loi, d’autant que ses propriétaires ont procédé au stockage sans avoir obtenu au préalable la licence nécessaire. Ensuite, les premières habitations se trouvent à environ 600 mètres du site de l’explosion, bien en-deçà du minimum légal fixé à un kilomètre. Signalons cependant que la firme Rui Hai Logistics n’opérait pas en dehors de tout cadre réglementaire puisqu’elle avait passé avec succès plusieurs contrôles et a fortiori l’audit d’une société spécialisée. Or, les remarques formulées par cette dernière ne mentionnaient pas la proximité problématique des zones résidentielles. Ces entorses répétées aux procédures de sécurité dévoilent l’étendue de la collusion entre les dignitaires de la ville et l’entreprise incriminée. Les actionnaires de celle-ci ont par la suite avoué avoir eu recours à leur réseau de relations – désigné en Chine par la notion de guanxi – ainsi qu’à la corruption de fonctionnaires pour développer leurs activités. De telles tactiques de prédation laissent présager la généralisation de comportements déviants que les autorités municipales ne peuvent apparemment pas endiguer, faute de volonté ou de moyens.
Notons que la réponse d’urgence ne s’avère pas exempte de dysfonctionnements ; certaines sources pointant l’inexpérience des pompiers contractuels envoyés en première ligne pour éteindre ce qui ne ressemblait à l’origine qu’à un incendie localisé. À tel point que les explosions auraient été provoquées par l’utilisation d’eau sur certaines substances – comme le cyanure de sodium – qui libèrent des gaz inflammables à son contact. Par ailleurs, l’évacuation précipitée de milliers de personnes et l’absence de communication claire pendant le déroulement de la crise ont stimulé une cascade inhabituelle de critiques. Plusieurs manifestations spontanées ont rassemblé des centaines d’habitants inquiets d’une éventuelle contamination de l’eau et de l’air par des produits chimiques nocifs. Les protestataires ont également réclamé des solutions en matière de relogement. Mais, seule une partie d’entre eux a pu bénéficier d’un accord d’indemnisation. Face à ces embryons de contestation, au nom de la lutte contre les rumeurs et les fausses informations, l’État chinois a mis en œuvre une censure systématique des voix discordantes. Quelques dizaines de sites web ont alors été fermés par l’Administration du cyberespace. Des centaines de comptes d’utilisateurs des réseaux sociaux WeChat et Sina Weibo ont également été bloqués. Dans un communiqué daté du 18 août 2015, l’ONG RSF (Reporters Sans Frontières) a stigmatisé ce contrôle étroit passant par une mise à l’écart parfois brutale des journalistes étrangers. Sommés de relayer les dépêches officielles, certains médias nationaux proches du PCC ont néanmoins dénoncé l’attitude peu transparente des responsables municipaux qui encouragerait l’émergence de théories conspirationnistes.
Jamais remis en cause formellement, le gouvernement central a lancé une série d’enquêtes judiciaires qui ont conduit à l’arrestation d’une douzaine de personnes, à commencer par les dirigeants de Rui Hai Logistics. Quelques hauts-fonctionnaires ont aussi été mis en examen, à l’instar de Yang Dongliang, directeur de l’autorité publique de sécurité du travail. À cet égard, il convient de remarquer que cette répression ciblée s’inscrit dans la continuité de la lutte anti-corruption entreprise par Xi Jinping depuis son accession au pouvoir en 2012. Pour l’heure, cette tactique d’individualisation du blâme semble surtout destinée à calmer la population. Mais ces effets d’annonce ne peuvent toutefois masquer l’absence de réformes structurelles visant à développer une culture de la gestion du risque dans le pays. Si ce désastre ne freine que temporairement les stratégies entrepreneuriales d’implantation à Tianjin, l’ampleur des dégâts suscite à court terme l’intervention d’un autre type d’acteurs. En l’espèce, les assureurs chinois et internationaux ont déjà absorbé une large partie des préjudices subis. À l’avenir, ce secteur pourrait indirectement participer d’une régulation plus efficace que celle fondée sur un système politique cultivant le secret et gangrené par des conflits d’intérêt.
Références
Cabestan Jean-Pierre, Le Système politique chinois. Vers un nouvel équilibre autoritaire, Paris, Presses de Sciences Po, 2014.
Laroche Josepha, « La mondialisation : lignes de force et objets de recherche », Revue internationale et stratégique (47), 2002, pp. 118-132.
Site de l’ONG China Labour Bulletin : http://www.clb.org.hk [25 octobre 2015].