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PAC 109 – Les océans, des biens publics menacés L'interdiction du chalutage profond en Europe dans l'impasse institutionnelle

Par Florian Hévelin

Passage au crible n°109

Pixabay

Le 30 janvier 2014, la flotte de pêche du groupe français Intermarché – la Scapêche – s’est engagée à ne plus plonger ses filets au-delà de 800 mètres de profondeur. De plus, les associations de protection de la biodiversité marine ont accès aux données de ses neuf grands chalutiers pêchant en eau profonde. Intermarché amplifie la vague des initiatives privées lancées par de grandes enseignes de la distribution française telles que Casino, Auchan ou bien encore Carrefour. Paradoxalement, cet engagement en faveur de la conservation de la faune abyssale intervient après que la Scapêche s’est réjouie le 10 décembre 2013 du rejet par le Parlement européen d’une proposition de loi formulée dès juillet 2012 et qui visait l’interdiction du chalutage profond. Vaincues sur le plan européen, les ONG environnementales sont toutefois parvenues à contraindre certains responsables de réguler leurs activités pour prévenir la destruction des fonds marins. Sensibiliser les consommateurs aux enjeux environnementaux est par conséquent devenu pour elles, aussi important que d’exercer leur lobbying auprès des institutions communautaires.

Rappel historique
Cadrage théorique
Analyse
Références

Rappel historique

La conservation de la ressource halieutique prend tout son sens dans le cadre de la PCP (Politique Commune de la Pêche). Dans les années soixante-dix, les premiers règlements communautaires adoptés à ce sujet ne lui attribuaient pas encore cette fonction écologique. En effet, ils portaient principalement sur la création d’une organisation sectorielle, calquée sur la PAC (Politique Agricole Commune), le financement de la modernisation de l’outil de production et la mutualisation des espaces maritimes nationaux. Bien que l’épuisement des réserves de poissons fasse l’objet d’une attention particulière depuis les années soixante, la PCP n’y a répondu qu’en 1983 par un texte très peu amendé depuis. Ce dernier fixe, pays par pays, des quotas de capture et impose des normes techniques de pêche sur le maillage des filets, la taille des prises ou encore la motorisation des navires.

Le débat actuel sur l’interdiction de la pêche en eau profonde et des techniques qui lui sont associées n’apparaît cependant pas inédit. Dans un contexte politique marqué par l’ouverture à la société civile des institutions communautaires, des échanges avaient abouti en 1998 à l’interdiction de l’usage des FMD (Filets Maillants Dérivants). L’Union européenne s’alignait alors sur une résolution de l’ONU concrétisant la campagne internationale de Greenpeace en faveur de la protection des dauphins. À cette même occasion, des initiatives privées anticipant la législation européenne avaient vu le jour. Rappelons à titre d’exemple, qu’Unilever avait proposé en 1997 au WWF (Fonds mondial pour la nature) – soit un an avant l’interdiction de l’usage des FMD – la création d’un Conseil de bonne gestion des ressources halieutiques. Mais chargée de délivrer des écolabels, cette instance serait entrée en concurrence directe avec la Commission européenne qui en délivrait pareillement. L’écolabel MSC (Marine Stewardship Council) qu’elle élabora monopolise aujourd’hui le marché de la certification écologique de la pêche et paralyse les initiatives de l’Union européenne dans ce secteur. Désormais, l’état existant des rapports de force au sein du système européen, contraint donc les ONG vertes, militant pour l’interdiction du chalutage profond, à orienter en priorité leurs stratégies vers une gouvernance privée des océans.

Cadrage théorique

L’existence d’une communauté épistémique. L’expertise des ONG vertes, reconnue par la Commission européenne, facilite leur activité de lobbying et la mise à l’agenda de leurs propositions politiques.
La privatisation du politique. La régulation du chalutage profond prend la forme de contrats informels entre les ONG et producteurs/distributeurs de poissons des grands fonds afin de pallier le déficit de gouvernance européenne en la matière.

Analyse

La représentation des intérêts environnementaux au sein de la Commission européenne coïncide avec la création d’une Direction générale dédiée à l’environnement (1973) et avec un progrès du droit communautaire dans ce domaine (Acte Unique européen, 1986). Le coût élevé du lobbying à Bruxelles a permis la structuration de deux types de réseaux. D’une part, des groupements fédératifs rassemblent de multiples associations nationales d’environnement travaillant sur des thématiques communes. Dans le cadre de la lutte contre le chalutage profond, plus de soixante-dix d’entre elles se sont ainsi regroupées au sein de la Deep Sea Conservation Coalition. D’autre part, Green 10 coordonne depuis 1991 l’activité de lobbying des dix ONG les plus importantes sur le plan européen et international (WWF, Greenpeace, Friends of the Earth, Birdlife International, etc.). Dès lors, les considérer comme de simples « organisations non gouvernables » (Nielson1) risque d’occulter la « communauté épistémique » (Haas) qu’elles représentent pour la Commission européenne. Répondant au besoin de mieux appréhender les transformations actuelles de l’action publique (internationalisation et transnationalisation) en général et l’influence des groupes environnementaux sur les politiques publiques en particulier, le concept de communauté épistémique convient parfaitement à l’analyse des canaux par lesquels les nouvelles idées ont pu circuler des ONG vers l’actuelle commissaire des affaires maritimes et de la pêche. Parmi ces organisations, l’association française Bloom illustre la manière dont la production scientifique privée peut obtenir la reconnaissance de la Commission européenne et fonder la légitimité de la mise à l’agenda de propositions politiques. L’efficacité de son apport réside en effet dans la critique multidimensionnelle de la pêche en eau profonde, envisagée sous l’angle du développement durable. Bloom a démontré que : 1) Cette activité n’était pas rentable et dépendait – notamment pour le cas français – de subventions allouées par les États. 2) L’emploi dans le secteur de la pêche n’est concerné que pour une part infime car seuls 2% des navires opérant dans l’Atlantique Nord Est demeurent parties prenantes. 3) Cette technique de pêche, considérée comme « la plus destructrice de l’histoire », épuisent les écosystèmes pour ne pêcher finalement que trois espèces de poissons ciblées – grenadier de roche, sabre noir et lingue bleue – et rejeter par-dessus bord des centaines d’autres mortes.

Le champ du lobbying européen s’avère toutefois profondément asymétrique. Ces ONG interviennent sur un terrain dominé par les groupes d’intérêts économiques disposant de moyens considérables dont celui de produire une expertise concurrente. Or, la majorité des parlementaires européens et les États visés par l’interdiction du chalutage profond (France, Espagne, Grande-Bretagne, Portugal) se sont ralliés à l’industrialisation de la pêche. Dans l’impasse institutionnelle, les ONG de défense des océans ont par conséquent renforcé leurs investissements pour contraindre l’offre à se conformer à une éthique de la consommation. La diffusion des bonnes pratiques en la matière passe alors par la vulgarisation de leur savoir. Dans cette logique, Bloom a organisé une conférence filmée, popularisé une bande dessinée (Pénélope Bagieu) ou encore établi le classement des principaux supermarchés français, Intermarché se voyant décerner le bonnet d’âne. Face au succès de cette stratégie de dénonciation (show and shame) révélatrice du partage forcé de la publicité, les grandes enseignes ont dû négocier avec les ONG afin de recouvrer leur crédibilité. Ces dernières ont ensuite symboliquement récompensé les engagements volontaires en faveur de la protection de la biodiversité marine. WWF a par exemple publié sur son site officiel un article intitulé « Les ONG saluent l’engagement de la flotte d’Intermarché ». Cette stratégie de revalorisation de l’image de marque des entreprises faisant preuve de responsabilité sociétale (show and fame) semble à présent partie intégrante du répertoire d’action de ces acteurs non-étatiques. Mais la privatisation de la gouvernance européenne des océans, envisagée de manière temporaire, pourrait bien se pérenniser dans un contexte international caractérisé par l’anomie. Autrement dit, les océans apparaissent plus que jamais comme des biens publics menacés.

Références

Berny Nathalie, « Le lobbying des ONG internationales d’environnement à Bruxelles », RFSP, 58 (1), 2008, pp. 97-121.
Haas Peter M., «Introduction: Epistemic Communities and International Policy Coordination », International Organization, 46 (1), 1992, pp. 1-35.
Le Monde, « Pêche en eau profonde : Intermarché ne pêchera plus au-delà de 800 mètres », 31 janv. 2014.
Lequesne Christian, L’Europe bleue. A quoi sert une politique communautaire de la pêche ?, Paris, Sciences Po, 2001.