Par Justin Chiu
Passage au crible n°82
Le 21 décembre 2012, la Commission européenne a adressé un avertissement à Samsung pour lui reprocher l’abus de sa position dominante sur le marché européen dû à l’utilisation excessive de ses brevets. En effet, les procès pour violation de brevets entre Apple et Samsung se poursuivent au Japon, en Corée du Sud et dans plusieurs pays occidentaux. N’oublions pas qu’aux États-Unis par exemple, le groupe sud-coréen a été condamné en août 2012 à verser à Apple une amende record d’un milliard de dollars.
Par ce rappel à l’ordre, la Commission devient la première instance supranationale à intervenir pour tenter d’apaiser les tensions entre les deux géants de l’électronique. Néanmoins, la question se pose de savoir pourquoi les fabricants de smartphones ont recours aux brevets de leurs concurrents, tout en sachant pertinemment qu’ils risquent des ennuis judiciaires.
> Rappel historique
> Cadrage théorique
> Analyse
> Références
Depuis le lancement du Motorola DynaTAC 8000, le premier téléphone mobile commercialisé aux États-Unis en 1983, le développement du marché de la téléphonie mobile symbolise à lui seul le progrès technique. Mais il faut attendre l’arrivée de la norme GSM (Global System for Mobile Communication, autrement dit 2G ou la norme numérique de deuxième génération) au milieu des années quatre-vingt-dix pour que ce nouveau marché prenne un réel essor. Avec cette avancée technique, la transmission de données est passée du mode analogique au mode numérique et le coût de communication s’en est trouvé largement réduit. Dès cette époque, le secteur des télécommunications s’est caractérisé par sa financiarisation. À la suite de sa dérégulation à l’échelle planétaire, les opérateurs historiques de la Triade, devenus des firmes privées, ont multiplié des opérations de fusion-acquisitions, notamment dans les pays en développement.
Avec l’arrivée de la norme 3G au milieu des années 2000, le secteur des télécommunications est entré dans une période de transformation ; le haut débit rendant possible l’intégration de nouveaux services – l’utilisation des contenus audiovisuels ou des applications – dans un mobile et permettant ainsi l’émergence d’un nouvel écosystème. Dans ce dernier convergent trois industries : la téléphonie mobile, l’électronique et le logiciel. Or, les opérateurs des télécoms qui contrôlaient jusqu’ici la majorité des bénéfices perdent leurs marges au profit de fabricants de téléphones multifonctions, lesquels possèdent plus de ressources techniques et se trouvent dans une meilleure position pour relier ces trois industries.
Rappelons que le marché mondial des smartphones est en pleine expansion. Il a progressé de 40% au deuxième trimestre 2012 par rapport à 2011, avec 153,9 millions d’unités écoulées. Á eux seuls, Samsung et Apple se sont appropriés près de la moitié du marché. Présent sur le secteur des télécommunications depuis de nombreuses années, Samsung détient un grand nombre de brevets portant sur des standards essentiels de la norme 3G dont aucun autre fabricant ne peut se passer. Quant à Apple, ses brevets concernent davantage des interfaces de pilotage et le design dont s’inspirent la plupart des créateurs de smartphones. Effectivement, les techniques du smartphone s’échangent et s’empruntent entre fabricants. Mais, engagés dans une guerre commerciale féroce, ils doivent constamment trouver de nouveaux moyens d’augmenter leurs ventes. En dernière instance, recourir à la justice pour freiner les ventes des concurrents constitue une ultime stratégie. Depuis la première plainte de Nokia contre Apple déposée en octobre 2009, les contentieux relatifs aux brevets et opposant les concepteurs de smartphones ne cessent par conséquent de marquer l’actualité internationale.
1. Un secteur des télécommunications anarchique. La démultiplication et la transnationalisation des procès opposant les producteurs de smartphones et de tablettes démontrent l’absence d’une gouvernance mondiale des télécommunications. En fait, les règlements des télécommunications internationales de l’UIT (Union internationale des télécommunications) établissant les principes généraux dans ce domaine apparaissent aujourd’hui tout à fait inadaptés. En fait, ce traité n’a pas été révisé jusqu’à la conférence mondiale des télécommunications internationales qui s’est tenue en décembre 2012. Signé en 1997, l’accord de l’OMC sur les télécommunications a marqué la dérégulation des services des télécoms, mais sa règlementation s’impose difficilement à ce secteur, contrôlé auparavant par les États-nations. Or, en l’absence d’une autorité capable de résoudre les litiges sur le plan mondial, les régulations s’établissent encore sur le plan national, les décisions juridiques restant fragmentaires.
2. Une propagation transnationale des techniques. Si les normes et les standards dans les télécoms semblent à présent unifiés à l’échelle mondiale, c’est parce que depuis trois décennies les opérateurs s’approvisionnent au sein d’un marché mondialisé. Ce processus rend possible l’interopérabilité de la téléphonie mobile, d’autant que la communication internationale représente une nécessité cruciale, tant pour les entreprises que pour les individus. Les fabricants de smartphones se situent au cœur des industries innovantes et le smartphone constitue un produit conçu pour le marché mondial. Dans la mesure où les progrès techniques se cumulent et s’échangent, ces firmes sont obligées de créer des produits techniquement toujours meilleurs. Dans cette logique, l’utilisation même non autorisée de certaines techniques brevetées s’avère nécessaire, voire obligatoire.
Selon Marcel Mauss, la technologie, discipline qui étudie les techniques, forme une part non négligeable de la sociologie. Autrement dit, aborder le sujet de l’industrie du smartphone dans le cadre des Relations internationales n’a pas pour objectif principal d’énumérer les performances économiques et l’avancement de l’innovation réalisés par ces firmes. En revanche, il est important de comprendre comment les changements rapides et intenses issus du secteur transforment notre société en profondeur. En effet, le smartphone n’est pas seulement un outil de communication. Tout comme le premier mobile classique, il est d’abord un symbole de réussite sociale, comme en témoigne le succès des premiers terminaux Blackberry détenus par une clientèle business. Mais le mode de vie de la classe supérieure se répand tôt ou tard aux autres couches de la société, et le prix toujours moins élevé des produits électroniques de consommation, contribue à démocratiser le smartphone. En outre, les réseaux sociaux et les applications façonnent une nouvelle demande car les utilisateurs ont désormais besoin d’être connectés en permanence et de partager avec le monde extérieur.
Si le marché mondial des smartphones se caractérise par un oligopole composé d’une poignée de firmes transnationales, c’est parce qu’il est difficile d’y entrer sans un grand portefeuille de brevets et d’importantes ressources juridiques. La concurrence reste rythmée par les résultats de vente publiés tous les trimestres sous forme de parts de marché. Puisque le marché mondial ne cesse de s’étendre, les acteurs qui ne pénètrent pas de nouveaux marchés ou ne maintiennent pas leurs acquis sont vite condamnés à régresser, d’autant que leurs mauvaises perspectives pourraient entraîner très vite une baisse de leur capitalisation boursière. Sans compter que le cycle de vie des produits informatiques ne cesse de se réduire, tandis que le coût d’investissements en R&D ne cesse d’augmenter. Par conséquent, les firmes en difficulté peuvent difficilement sortir de ce cercle vicieux pendant que les firmes en position dominante en profitent pour renforcer leurs ventes. C’est pour cette raison que la Commission européenne rappelle à Samsung qu’il lui faut concéder des licences pour ses brevets jugés essentiels en tant que standard d’industrie. Cependant, les brevets opposés par Apple à Samsung n’affectent pas a priori les fonctions des terminaux. Cela explique pourquoi Samsung se retrouve plus souvent en mauvaise posture devant les juridictions.
Si les attaques judiciaires des fabricants de smartphones demeurent virulentes, n’oublions pas que ceux-ci négocient aussi sans cesse en dehors des tribunaux. En novembre 2012, à la surprise générale, Apple et HTC ont par exemple conclu un accord mettant un terme aux procédures en justice ouvertes en mars 2010, ainsi qu’un accord de licence croisé d’une durée de dix ans leur permettant de se partager les brevets existants et à venir. En fait, affaiblie par les procès, la firme taïwanaise n’est plus la cible d’Apple. Ayant été longtemps partenaire de Google et Microsoft, HTC devient à présent surtout un allié de circonstance pour Apple.
Il est clair que la guerre des brevets persistera entre Samsung et Apple tant que ces firmes se maintiendront en position dominante sur le marché. Paradoxalement, le véritable enjeu ne réside pas dans les brevets en question mais bien plutôt dans les stratégies entrepreneuriales de ces fabricants de smartphones et dans l’absence d’un arbitrage sur le plan mondial.
Commission européenne, « Abus de position dominante: la Commission adresse une communication des griefs à Samsung pour utilisation abusive possible de brevets essentiels liés à une norme de téléphonie mobile », Communiqué de presse, 21 déc. 2012, à l’adresse web : http://europa.eu/rapid/press-release_IP-12-1448_fr.htm [28 déc. 2012]
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Le Monde, « Samsung condamné à verser plus d’un milliard de dollars à Apple », 25 août 2012, à l’adresse web: http://www.lemonde.fr/technologies/article/2012/08/25/guerre-des-brevets-apple-remporte-une-victoire-ecrasante-contre-samsung_175 0814_651865.html [28 déc. 2012]
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