Par Clément Paule
Passage au crible n°86
Source : Flickr Mikey
Le 19 mars 2013, l’entreprise française Spanghero a été mise en cause dans une nouvelle affaire de fraude présumée : 57 tonnes de viande de mouton d’origine britannique – interdit à l’importation dans l’UE (Union européenne) – auraient été découvertes dans ses entrepôts. Rappelons que cette firme a été impliquée un mois plus tôt dans un scandale similaire où de la viande de cheval aurait été utilisée pour confectionner des plats cuisinés au bœuf. Pour autant, la controverse portant sur l’étiquetage non-conforme de ce type de produits dépasse largement cet acteur, puisqu’elle incrimine désormais l’ensemble du secteur agroalimentaire dans l’UE. Il convient par ailleurs d’observer l’internationalisation de la polémique qui s’est étendue en quelques jours jusqu’en Russie, en République dominicaine ou encore à Hong Kong. Principale réponse à court terme des autorités nationales, l’intensification des contrôles a établi d’autres défaillances : citons les milliers de desserts commercialisés par Ikea, potentiellement contaminés par des bactéries coliformes qui indiquent une pollution fécale. Alors que l’incertitude demeure sur les risques sanitaires liés à ces falsifications, de nombreux commentateurs ont pu évoquer une crise profonde du système agroalimentaire en Europe. Signalons toutefois la publication en février 2013 d’une enquête réalisée aux États-Unis par l’ONG (Organisation non gouvernementale) Oceana sur la provenance des poissons mis en vente dans une vingtaine d’États. Ces investigations attestent d’un problème similaire d’une ampleur considérable : un tiers des spécimens analysés ne correspondraient pas à l’espèce affichée sur l’emballage.
> Rappel historique
> Cadrage théorique
> Analyse
> Références
À partir de la seconde moitié du XXe siècle, la constitution et l’intégration de la filière agroalimentaire s’est déroulée dans de nombreux pays européens. Ce processus s’est caractérisé par l’essor du secteur privé, en particulier celui de la grande distribution – à l’instar des firmes Tesco ou Carrefour –, tandis que la plupart des États redéployaient simultanément leur action vers un modèle souple de régulation. Depuis, il s’agit aujourd’hui d’un marché oligopolistique et spécialisé, encadré par plusieurs niveaux de réglementations. Parmi celles-ci, mentionnons à l’échelle internationale le Codex Alimentarius défini par la FAO (Food and Agricultural Organization) et l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé) dès les années soixante, complété par des normes ISO (International Organization for Standardization). Les acteurs étatiques interviennent aussi dans le maintien de la sécurité alimentaire par le biais des législations nationales et d’agences comme la FSA (Food Standards Agency) au Royaume-Uni. Enfin, signalons le rôle croissant de l’UE avec la mise en place du paquet hygiène – six règlements communautaires – et la création de l’AESA (Agence Européenne de Sécurité des Aliments) dans le courant des années 2000.
Mais malgré ces dispositifs, de nombreuses crises sanitaires ont éclaté dans les deux dernières décennies, à commencer par le traumatisme de l’ESB (Encéphalopathie Spongiforme Bovine) – plus connue sous le nom de vache folle – dès 1996. Citons également les épizooties de fièvre aphteuse au Royaume-Uni en 2001 et en 2007. La plus récente alerte de grande ampleur demeure cependant l’épidémie de gastro-entérite et de SHU (Syndrome hémolytique et urémique) causée par la souche bactérienne Escherichia Coli 0104 H4 en 2012. Provoquant près d’une cinquantaine de décès en Europe, l’affaire de la bactérie tueuse a été liée trop hâtivement à des concombres provenant d’Espagne – ce qui a été démenti par la suite –, entraînant un effondrement des exportations ainsi que des embargos décrétés par certains pays, dont la Russie. Notons que ces crises successives ont révélé les failles des systèmes de contrôle et discrédité l’industrie agroalimentaire tout comme les pouvoirs publics, notamment en France et au Royaume-Uni. C’est dans ce cadre que les premières découvertes de fraude à l’étiquette interviennent dans les îles britanniques dès la fin de l’année 2012. Si les critiques se sont concentrées immédiatement sur le groupe Findus – les médias évoquant même un Findusgate –, les enquêtes diligentées par les autorités ont progressivement isolé plusieurs filières suspectes, tout en s’efforçant de préparer un plan d’action coordonné sur le plan européen.
1. L’imputation de responsabilité (blaming). Pour l’heure, les différents protagonistes du scandale n’ont eu de cesse de se présenter en victimes, incriminant au besoin les autres maillons de la chaîne de production. À telle enseigne que l’ensemble de ce circuit opaque paraît délégitimé et incapable de s’autoréguler.
2. Les défaillances de la traçabilité. Après la crise de l’ESB, le principe de traçabilité a émergé de manière consensuelle comme la meilleure solution pour restaurer la confiance de la société du risque dans une industrie décrédibilisée. Ces pratiques frauduleuses démontrent à l’inverse les insuffisances de ce dispositif visant à assurer la sécurité alimentaire.
Cette affaire révèle en premier lieu l’intensification du processus de déterritorialisation des activités économiques façonnant désormais le secteur agroalimentaire. C’est pourquoi toute la chaîne est ici mise en cause, depuis les abattoirs jusqu’à la grande distribution en passant par les négociants. Il s’agit donc de dizaines d’entreprises de nationalités diverses – Chypre, France, Pays-Bas, Royaume-Uni, Roumanie, etc. –, ce qui témoigne de la complexité d’un système dominé par les firmes transnationales. En outre, les enquêtes préliminaires confirment le rôle trouble des intermédiaires financiers intervenant entre les producteurs de viande et la phase de transformation des produits. Déjà condamnée pour un délit similaire en janvier 2012, la société chypriote de courtage Draap Trading – dirigée par un trader néerlandais – est ainsi citée comme l’un des principaux suspects dans ces fraudes présumées. Si ce scandale alimentaire ne peut être qualifié pour l’instant de crise sanitaire, soulignons ses effets substantiels sur le plan économique : Tesco, leader de la grande distribution britannique, a vu ses parts de marché chuter brutalement en-deçà de 30%, ce qui ne s’était pas produit depuis près d’une décennie. Cependant, l’exemple du groupe Findus, première entreprise à avoir été exposée médiatiquement, montre surtout l’importance de l’impact réputationnel dans un climat de suspicion généralisée. Au-delà de l’effondrement des ventes, l’image de cette firme – et de la filière qu’elle incarne – apparaît considérablement ternie.
À ce stade, remarquons l’attitude ambivalente des autorités nationales dont l’impéritie en matière de régulation s’est avérée frappante. Les responsables publics sont en effet pris entre la nécessité de rassurer les consommateurs en adoptant un certain nombre de mesures d’investigation et de coercition, tout en ménageant un secteur puissant, habitué à l’autocontrôle. Dès lors, les divers gouvernements concernés se cantonnent à l’action rhétorique : le secrétaire d’État britannique à l’environnement a par exemple évoqué publiquement une conspiration criminelle à l’échelle internationale, tandis que le ministre français délégué chargé de l’économie sociale et solidaire a accusé la société Spanghero de « tromperie économique ». Toutefois, ces déclarations tendent davantage à stigmatiser un ou plusieurs acteurs perçus comme déviants qu’elles ne remettent en cause le système ayant permis ces débordements. Certains militants et associations écologistes ont alors pu dénoncer de potentielles collusions existant entre l’industrie et le pouvoir politique. Outre le manque de moyens des agences publiques de régulation, les différents États rencontrent par ailleurs des difficultés dans la coordination de leurs plans d’action, comme en témoignent les tensions franco-néerlandaises.
D’une manière plus générale, ces fraudes répétées mettent en exergue la dilution des responsabilités au sein de la filière agroalimentaire, révélant une circulation opaque et interlope des produits. Cette situation contribue par conséquent à fragiliser plus encore l’équilibre précaire construit dans les années quatre-vingt-dix autour du principe de traçabilité. Notons néanmoins que si ce dispositif visait à rapprocher l’éleveur et le consommateur, il impliquait aussi une rationalisation accrue de techniques déjà utilisées auparavant par les firmes, à des fins de rentabilité et de standardisation. Dès lors, la traçabilité constitue certes un moyen de contrôle, mais tend également à mener à son paroxysme un modèle agro-industriel qui paraît peu soutenable à long terme. En l’absence d’une réforme profonde des systèmes de régulation, les stratégies de prédation dévoilées par ce scandale semblent caractériser un nouveau trou noir de la mondialisation économique et financière.
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Granjou Cécile, « L’introduction de la traçabilité dans la filière de la viande bovine », Cahiers internationaux de sociologie (115), 2003, pp. 327-342.
Hugon Philippe, Michalet Charles-Albert (Éds.), Les Nouvelles régulations de l’économie mondiale, Paris, Karthala, 2005.
Site de la DGCCRF (Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes) : http://www.economie.gouv.fr/dgccrf/viande-cheval-dans-plats-cuisines-0 [27 mars 2013].