Par Yves Poirmeur
Passage au crible n°40
Le Conseil de sécurité des Nations Unies a décidé dans sa résolution 1970 du 26 février 2011 de donner compétence à la CPI (Cour Pénale internationale) sur la situation en Libye. En effet, le régime du colonel Kadhafi est soupçonné d’y avoir commis des crimes contre l’Humanité à partir du 15 février 2011, en réprimant l’insurrection qui a éclatée dans l’est du pays et en conduisant des attaques systématiques et généralisées contre la population civile. Le procureur de la CPI, Luis Moreno-Ocampo, a ouvert une enquête dès le 3 mars. Puis il a annoncé, le vendredi 13 mai 2011, qu’il allait demander aux juges de délivrer des mandats d’arrêt internationaux contre « trois personnes qui semblent porter la plus grande responsabilité ». En outre, rappelons que la résolution 1970 n’ayant pas dissuadé le gouvernement libyen de poursuivre sa répression militaire, le Conseil de sécurité a autorisé une intervention militaire aérienne (Rés.1973 (2011)).
> Rappel historique
> Cadrage théorique
> Analyse
> Références
Créée en 1998 par la Convention de Rome, la CPI représente la première juridiction pénale internationale permanente et indépendante chargée de juger les auteurs des crimes internationaux les plus graves que les États parties n’ont pas poursuivis en application de leur compétence universelle. Alors que 78 États membres de l’ONU n’ont pas ratifié son Statut et peuvent donner asile à ces criminels, l’option offerte au Conseil de sécurité de saisir cette juridiction, au titre des mesures qu’il peut prendre lorsqu’une situation menace la paix et la sécurité internationale (chapitre VII de la Charte des Nations-Unies) est un moyen complémentaire pour lutter efficacement contre l’impunité. Cette procédure a déjà été utilisée une première fois pour les crimes commis au Darfour (Résolution 1593 du 1er avril 2005). En y recourant de nouveau, le Conseil de sécurité confirme donc la légitimité de la CPI pour connaître de la situation d’États qui refusent sa compétence et la dénoncent comme un instrument de l’impérialisme occidental. En décidant très rapidement le renvoi de cette situation, il renouvelle aussi l’intérêt de ce mécanisme en en faisant un usage préventif.
1. Une pénalisation et une judiciarisation des conflits internationaux. L’autorité de la CPI ne s’impose pas seulement aux États qui ont accepté sa juridiction en ratifiant son Statut. En effet, bien qu’elles soient par nature rares et ponctuelles, les résolutions du Conseil de sécurité lui renvoyant une situation lui confèrent, pour les cas visés, l’autorité mondiale dont elles sont revêtues. En lui déférant très tôt une situation comme il l’a fait pour la Libye, le Conseil de sécurité ne consacre par conséquent pas seulement la légitimité de la CPI comme juge pénal mondial, chargé de surveiller l’obligation faite aux États de protéger leurs populations. Il déplace en outre le conflit sur le terrain pénal et complète, ce faisant, le répertoire des mesures avec lesquelles il traite un conflit.
2. Une économie des sanctions internationales élargie à la menace pénale. Le renvoi de la situation libyenne à la CPI consacre l’idée que la menace d’une répression pénale internationale peut jouer un rôle important dans la prévention des crimes internationaux en dissuadant de passer à l’acte. La saisine de la CPI enrichit l’arsenal des mesures propres à prévenir un conflit et rétablir la paix. Elle participe d’une nouvelle économie de la menace internationale pesant sur les dirigeants politiques. Celle-ci repose sur : 1) la mise en exergue de la gravité des sanctions pénales encourues ; 2) la certitude que des poursuites seront engagées contre les auteurs de crimes ; 3) l’existence d’une juridiction compétente pour les juger. Néanmoins, si la doctrine d’emploi de cette menace est clairement établie, sa puissance dissuasive demeure en revanche très limitée.
Adoptée à l’unanimité, alors que six des membres du Conseil de sécurité – dont trois permanents (États-Unis, Russie et Chine) – n’ont pas ratifié le statut de Rome, la résolution 1970 conforte d’autant plus la légitimité de la CPI qu’elle a reçu l’appui de la Ligue Arabe et de la Cour africaine des droits de l’Homme. Sa vocation à être saisie par le Conseil de sécurité aussitôt qu’un État n’assure plus la responsabilité de protéger ses populations du génocide, des crimes de guerre et des crimes contre l’Humanité (Sommet mondial de 2005 (60/1)), est pleinement reconnue. Rangée symboliquement du côté des peuples contre leurs tyrans et présentée comme capable de les retenir dans leurs entreprises criminelles, la CPI est insérée dans le réseau institutionnel cohérent de protection des droits de l’Homme et de lutte contre l’impunité qui comprend notamment les ONG de défense des droits de l’Homme, le Comité des droits de l’Homme, les organisations régionales. Elle apparaît comme une composante cruciale de ce dernier et bénéficie, à ce titre, de son capital de sympathie. Globalement, le contexte des révolutions arabes s’avère propice à la diffusion d’une image de la CPI, protectrice des peuples. Il permet plus encore de disqualifier l’idée qu’elle serait un simple instrument de l’impérialisme occidental. Alors que son intervention est réclamée par les insurgés, qui dénoncent les crimes de la dictature, elle peut cependant difficilement être condamnée par les dirigeants de régimes autoritaires, qui tentent, pour se maintenir au pouvoir, des ouvertures démocratiques limitées (Maroc, Algérie).
Si l’enquête ouverte vise directement les autorités libyennes et si le procureur de la CPI a pris soin de rappeler qu’elle portera aussi sur les crimes commis éventuellement par les insurgés, la résolution 1970 a pris soin de définir strictement l’objet de sa saisine – crimes contre l’Humanité commis depuis le 14 février 2011 – et d’en exclure les ressortissants des États qui n’ont pas ratifié le statut de la Cour. Cette disposition montre combien la lutte contre l’impunité demeure toujours étroitement tributaire des intérêts des États. Certes, la légitimité de la CPI serait sans doute mieux assurée sans de telles exceptions qui l’exposent au reproche de sélectivité. Mais sans celles-ci, la situation n’aurait sans doute pas pu être déférée et la participation américaine à l’intervention militaire aérienne décidée ensuite aurait été obérée.
Alors que l’arsenal des mesures classiques n’impliquant pas le recours à la force (Charte de l’ONU, art. 21 et 41) applicables aux personnes – interdiction de voyager, gel des avoirs – affectent immédiatement leurs destinataires, pour que la justice internationale joue comme une menace et ait un rôle dissuasif, il faut conférer à l’arrestation, à la poursuite et à la condamnation des responsables de crimes internationaux une haute probabilité de réalisation. Or, même si la crédibilité de la justice pénale internationale peut se recommander des condamnations prononcées depuis la création du TPIY et des enquêtes en cours, celles-ci restent encore trop rares pour faire entrer le risque pénal dans les calculs de dictateurs aussi endurcis que M. Kadhafi, de responsables militaires et policiers spécialisés dans la répression ou de chefs de factions armées, prêts à tout pour se maintenir ou accéder au pouvoir. La poursuite de la répression a en effet confirmé que le guide et la plupart des dirigeants libyens étaient inaccessibles à cet argument. Seuls des renvois systématiques intervenant à la première alerte et la mise à disposition de moyens financiers suffisants (la résolution 1970 laisse ce financement à la charge des États partis du Statut de la CPI) pour mener les enquêtes, convertiraient ce risque en quasi-certitude et seraient peut-être susceptibles d’infléchir les activités criminelles des dirigeants les moins déterminés. La lenteur et la retenue avec laquelle le Conseil de sécurité, pour des raisons et des intérêts spécifiques à la région concernée, aborde la situation libyenne et tarde à la renvoyer à la CPI (s’il finit par le faire) contraste avec sa célérité – 10 jours seulement après le début du conflit au vu des premières informations recueillies par la Commission des droits de l’Homme – à déférer la situation libyenne. Un tel décalage confirme qu’il faudra beaucoup de temps pour que la certitude du châtiment puisse entraîner les vertus préventives qu’on prête à cette juridiction. En revanche, il apparaît probable que la stigmatisation internationale des principaux dirigeants du régime comme des criminels internationaux en puissance favorisera la désolidarisation, le retrait, voire le ralliement aux insurgés de responsables politiques et militaires moins engagés, restés jusque-là fidèles au régime. Mais au-delà de cet effet préventif incertain, une telle saisine présente d’autres mérites répressifs. Ainsi, permet-elle d’ouvrir une enquête et de recueillir immédiatement des preuves qu’il serait plus difficile ensuite de collecter et – si les éléments sont suffisants – de délivrer rapidement des mandats d’arrêts internationaux, alors même que le conflit n’est pas encore terminé. L’émission de tels ordres rendrait impossible – du moins extrêmement difficile – tout arrangement politique avec ceux qu’ils désignent, pour leur assurer ensuite l’impunité en leur trouvant une terre d’accueil.
Sur le conflit : Marzouki Moncef, Dictateurs en sursis. Une voie démocratique pour le monde arabe (entretien avec Vincent Geiser), Paris, Éd. de l’atelier, 2011.
Conseil de sécurité : Résolutions 1970 (2011) et 1973 (2011) sur la situation en Libye.