Par Hervé Pierre
Passage au crible n°13
« Nous devons tendre la main à tous nos compatriotes, en particulier à nos frères désabusés qui ne sont pas membres d’Al-Qaida ou d’une autre organisation terroriste », a déclaré Hamid Karzaï devant les délégués de 70 pays rassemblés à Londres, le 28 janvier 2010. L’option de la réconciliation, amorcée dès 2003 par un président afghan distinguant déjà les bons des mauvais talibans, est devenue en 2009 une priorité politique pour Kaboul. Cette réorientation stratégique devrait se traduire par la convocation au printemps 2010 d’une grande assemblée traditionnelle (Loya Jirga). Elle devrait également conduire à la création d’un fonds de 358 millions d’euros permettant de dissuader les plus pauvres de rejoindre la rébellion.
> Rappel historique
> Cadrage théorique
> Analyse
> Références
En 1979, l’invasion soviétique fait suite au renversement du président Daoud par l’insurrection communiste. Elle provoque l’émergence de multiples groupes de résistants qui – dans le contexte de la Guerre froide – reçoivent un soutien substantiel des États-Unis. Cependant, la relative unité des mouvements de moudjahiddines ne survit pas au retrait de l’Armée Rouge qui s’opère à partir de 1989. La situation devient rapidement anarchique et les rivalités entre chefs font de nombreuses victimes civiles. À partir de 1992, des étudiants (taleb), qui prétendent rétablir l’ordre et la justice, se regroupent en zones tribales pakistanaises autour du mollah Omar. Leurs succès militaires se multiplient pour culminer en 1996 avec la prise de Kaboul. Le nouveau régime – pas nécessairement antioccidental à ses débuts –, se radicalise vite au contact de Ben Laden. Il développe alors un programme politique exclusivement fondé sur la charia et favorise nettement l’ethnie pachtoune.
À dominante tadjike, l’Alliance du Nord – soutenue par les États-Unis – renverse le gouvernement taliban en 2001 dont la chute de Kandahar en 2002 marque la fin. À partir de 2003, la rébellion prend progressivement le relais. Elle est composée d’une myriade de groupes concurrents qui partagent simplement la volonté de résister à toute forme d’ingérence extérieure. Les orientations de ces derniers demeurent très diverses et le pragmatisme de certains leaders – venus très tardivement au talibanisme – ne manque pas d’être remarqué. En 2003, The Economist évoquera même pour la première fois l’existence d’un neo-talibanisme pour décrire ce que des chercheurs comme Amin Tarzi considèrent alors comme un phénomène totalement nouveau.
Le discours performatif destiné à diaboliser l’adversaire sert paradoxalement les intérêts des deux camps engagés dans une lutte absolue. Il laisse par conséquent peu de place pour une troisième voie qui chercherait à distinguer les bons des mauvais.
1. Le discours performatif. J.L. Austin a montré comment certains discours ne remplissent pas une fonction descriptive ou informative, mais constituent bien plutôt des actes en soi. Donner aujourd’hui aux rebelles afghans le nom de taliban présuppose qu’il existe une unité de facto entre les groupes combattants et qu’on peut établir un lien historique avec le mouvement ayant dirigé l’Afghanistan de 1996 à 2001. De plus, la forte charge émotionnelle du terme représente une arme politique servant tout autant ceux qui se réclament du mouvement que ceux qui le combattent avec acharnement.
2. La diabolisation. L’adversaire est perçu comme un bloc homogène, défini négativement, par opposition à un autre modèle. À l’origine de cette vision simpliste et déformée de la réalité classiquement analysée par Robert Jervis, existe une tendance à surestimer ses propres référents qui conduit – par manque d’empathie – à nier la pertinence, voire l’existence même de rationalités différentes. Réduit à une essence supposée, l’Autre incarne uniquement l’image de l’Ennemi irréductible, catalyseur de toutes les peurs, angoisses et fantasmes.
Le processus de réconciliation par réintégration dans le jeu politique national d’une fraction des talibans marque une évolution notable qui témoigne d’une appréciation plus fine de cette rébellion sans unité. Si elle se concrétisait, la politique de la main tendue pourrait sonner le glas des talibans au sens propre – la fonte des effectifs combattants – comme au sens figuré avec la disparition de toute unicité du discours. Cependant, cette évolution se heurte à deux difficultés majeures.
1. Le credo de la guerre contre le terrorisme. La promotion d’une politique de réconciliation nationale montre la faiblesse – perçue par tous les acteurs de la scène afghane – plus que la force du président Karzaï. Ce dernier – dont la popularité et la crédibilité déjà bien entamées ont souffert du simulacre d’élections démocratiques en août 2009 – entretient des rapports très tendus avec l’administration Obama. La perspective d’une réduction drastique des forces de la Coalition à l’horizon 2011 ne lui laisse par conséquent pas d’autres choix que de renforcer ses propres effectifs. Plus que de désarmer le dushman (bandit), l’exécutif afghan entend surtout conquérir une puissance propre à modifier le rapport de force. Dans cette logique, la réconciliation pour la paix apparaît donc comme un leurre, un calcul politique du président Karzaï, destiné uniquement à renforcer sa position personnelle dans un contexte de guerre.
Diaboliser l’adversaire justifie le combat, les appels de fonds et, les renforts de troupes. Il suppose également le soutien inconditionnel des opinions publiques car l’ennemi local est connecté à une guérilla transnationale dont le cerveau, le mollah Omar, voire Ben Laden, serait à l’origine. En réponse aux propositions du président Karzaï, la Secrétaire d’État américaine Hillary Clinton a choisi d’agiter le spectre du retour à l’obscurantisme religieux, préférant essentialiser le taliban plutôt que de lui reconnaître une part de rationalité. Pour soutenir cette politique de rapprochement, elle a finalement déclaré qu’« on ne fait pas la paix avec ses amis ». Engagés dans une guerre totale contre le terrorisme international, les États-Unis partagent en l’espèce le monde en deux ensembles qui s’excluent mutuellement et ne laissent place à aucune troisième voie.
2. La contestation, comme ressource rentable. Au niveau micro, le marginal qui s’offre – à peu de frais – le qualificatif de taliban, obtient localement une visibilité sans commune mesure avec la réalité de son pouvoir. Ainsi, le dushman de la vallée de Tagab inscrit-il sa lutte locale et opportuniste dans un ensemble mythique qui le dépasse. Mais une telle posture lui procure soutien logistique et caisse de résonance. Au niveau macro, les leaders du djihadisme mondial, réfugiés dans les zones tribales pakistanaises, catalysent et s’approprient des formes diverses de violence sociale qu’ils transforment ensuite en ressource rentable sur la scène mondiale. C’est dire combien les propositions de Londres sont rejetées en bloc par ceux qui font de la lutte contre l’Occident un fonds de commerce. À cet égard le Conseil du commandement des talibans a clairement indiqué le 28 janvier que « Les tentatives de l’ennemi d’acheter les moudjahidine en leur offrant de l’argent et des emplois pour qu’ils abandonnent le jihad étaient vaines ».
La solution au problème afghan via la réconciliation nationale masque difficilement ses ambigüités. En effet, cette politique est promue par calcul, soutenue par défaut, voire refusée en bloc par les principaux protagonistes. En l’occurrence, le communiqué final de la conférence de Londres apparaît très révélateur car – en dépit du nombre de discussions sur le sujet – il ne mentionne qu’une seule fois le terme même de réconciliation.
Tarzi Amin, Crews Robert D., The Taliban and The Crisis of Afghanistan, Cambridge, Harvard University Press, 2008.
Austin John, Quand dire, c’est faire, trad., Paris, Seuil, 1970.
Ledgard Jonathan, « Taking on The Warlords…», The Economist, 22 mai 2003.
Jervis Robert, Perception and Misperception in International Politics, Princeton, Princeton University Press, 1976.