Par Alexandre Bohas
Passage au crible n°123
Source: Wikimedia
Sony qui vient de tourner et produire L’interview qui tue !, a été récemment menacée de connaître des attentats. En effet, ce film tourne en ridicule le régime nord-coréen et se termine par l’assassinat de l’actuel président, Kim Jon. Auparavant, les systèmes informatiques de la firme avaient subi des attaques et des informations confidentielles en sa possession avaient été divulguées. Pour l’heure, elle a renoncé à projeter en salles cette production.
> Rappel historique
> Cadrage théorique
> Analyse
> Références
Les studios Sony – connus sous le nom de Columbia-Tristar avant leur rachat par la firme nippone – ont produit, en 2014, une comédie satirique sur le régime nord-coréen, réalisée par Seth Rogen et Evan Goldberg. Ce long métrage raconte l’histoire de deux journalistes qui, après avoir obtenu un entretien avec l’actuel dictateur, reçoivent pour mission de l’assassiner. Ne devant sortir qu’à l’automne, il a entraîné, dès le mois de juin 2014, la réprobation de la Corée du Nord qui a menacé de lancer des actions « impitoyables » contre les États-Unis.
Au mois de novembre, les systèmes informatiques de Sony Pictures Entertainment ont été piratés par des hackers autoproclamés, Les Gardiens de la paix. Or, selon le FBI, ce dernier entretiendrait des liens avec la Corée du Nord. Cette incursion s’est traduite par des révélations portant sur les prochaines productions de la major, les rémunérations de ses principaux dirigeants ainsi que le contenu de leurs correspondances via internet. Ce groupe a en outre menacé d’attaques terroristes les salles de cinéma où serait diffusé le film. A la suite de ces avertissements entraînant l’annulation de sa programmation dans de nombreuses sociétés d’exploitation cinématographique, le studio a lui-même suspendu sa sortie en salles et a opté pour un lancement limité en ligne. De nombreuses critiques ont été formulées à l’encontre de cette décision, dont celle du Président Barak Obama.
1. L’avènement d’une ère post-internationale. Traversé par des tendances contradictoires d’intégration et de fragmentation, le monde est sorti de l’ère interétatique consacrée par les traités de Westphalie, signés en 1648. Il se caractérise désormais par des acteurs multiples, des identités superposées et des loyautés fragmentées. Aussi doit-il être envisagé de manière large, tel que l’ont fait James Rosenau, Yale Ferguson et Richard Mansbach, en utilisant les concepts de polities et d’espaces de pouvoir.
2. Une économie politique de la culture. Fondé sur l’inséparabilité du culturel et du social, ce nouveau domaine de recherche contribue à enrichir l’analyse des relations internationales car il intègre les aspects sémiotiques et idéologiques des phénomènes transnationaux. Dans cette approche, les représentations collectives reflètent la société dans laquelle elles sont observées, tout en participant à sa production. De cette façon, l’analyse de la culture implique de saisir les processus de diffusion massive et d’appropriation symbolique, qui forment un enjeu essentiel pour tout acteur de la scène mondiale.
Gouvernée d’une main de fer et de manière quasi autarcique, la Corée du Nord peut craindre, malgré sa maîtrise des moyens de diffusion et de télécommunications, que cette comédie satirique crée des désordres internes. En outre, si ce film connaît un succès international, il contribuera à façonner mondialement les représentations collectives de nombreux pays, bien au-delà des États-Unis, véhiculant notamment une image caricaturale et peu valorisante du pays. Notons d’ailleurs, que son régime a lui aussi utilisé le cinéma comme moyen de propagande et de rayonnement. Rappelons à cet égard que Kim Jong Il, le père de l’actuel leader, avait initié de grandes productions cinématographiques dont plusieurs avaient connu un succès limité – comme Souls Protest (2000) – hors du territoire.
L’ère numérique met aujourd’hui en lumière et exacerbe ces conflits déjà existants. A l’instar du réseau acéphale et non-étatique Anonymous, les États, qu’ils soient autoritaires ou démocratiques, connaissent ou pratiquent des cyber-attaques, en recourant parfois même aux services de hackers professionnels. La Corée du Nord détiendrait en la matière une unité d’élite de 3 000 experts. En l’occurrence, ces interventions peuvent viser des organisations privées, – de grands organes de presse – mais aussi des serveurs intranet d’administrations, comme celui du Département d’État, nuisant ainsi de façons multiples à l’entité visée. Il peut alors s’agir de paralyser son activité, de ruiner sa réputation et/ou d’accéder à des documents secrets, afin de la pénaliser économiquement, symboliquement et politiquement.
Dans le cas de Sony, outre le manque à gagner du film L’interview qui tue !, produit mais non commercialisé dans les salles, ces opérations ont rendu publiques des données confidentielles ainsi que des échanges d’emails entre grands responsables de l’entreprise. Or, ceux-ci se révèlent tour à tour racistes, peu scrupuleux ou méprisants dans leur correspondance. Ajoutons que cette attaque intervient alors que Sony sort tout juste d’un piratage massif de son réseau Playstation. Nous sommes donc bien loin des conflits interétatiques traditionnels opposant deux armées sur un champ de bataille, sur lesquels les théoriciens réalistes concentrent leurs analyses.
Au contraire, nous assistons ici à une confrontation qui oppose une major hollywoodienne – opérant à l’échelle mondiale et appuyée par Washington – à un groupe criminel soupçonné d’être soutenu par la Corée du Nord. Ce choc asymétrique voit l’une des plus grandes entreprises du cinéma mondial se soumettre, contre l’avis du gouvernement de son pays, au chantage d’activistes inconnus, exploitant la peur d’éventuels attentats qui seraient perpétrés dans les salles de cinéma. Nous assistons ainsi à un désordre, une « turbulence » –selon les mots de Rosenau – au terme de laquelle quelques individus réussissent à déstabiliser un géant américain au chiffre d’affaires annuel de 8 milliards de dollars. Ceci montre bien que les relations internationales ont désormais perdu leur caractère interétatique.
Best Jacqueline et Paterson Matthew (eds.), Cultural Political Economy, London, Routledge, 2010.
Ferguson Yale, Mansbach Richard, A World of Polities. Essays on Global Politics, Abingdon: Routledge, 2008.
Rosenau James N., Turbulence in World Politics: A Theory of Change and Continuity, Princeton, Princeton University Press, 1990.
Sum Ngai-Lim, Jessop Bob, Towards A Cultural Political Economy. Putting Culture in its Place in Political Economy, Cheltenham, E. Elgar Publishing, 2013.