Par Adrien Cherqui
Passage au crible n°68
Source: Wikimedia
Anonymous fait régulièrement la une des journaux. Le 21 mai 2012, des individus se revendiquant d’Anonymous ont dérobé au Département d’État américain de la Justice, puis publié sur The Pirate Bay, 1,7 giga-octets de données contenant notamment des emails internes. Fort de sa grande visibilité médiatique, Anonymous ne cesse de multiplier ses manifestations depuis plusieurs mois.
> Rappel historique
> Cadrage théorique
> Analyse
> Références
Anonymous a vu le jour sur l’imageboard www.4chan.org en 2006. Site permettant le partage d’images sans enregistrement préalable. Sous le pseudonyme générique Anonymous, un nombre croissant d’internautes et de manifestants a pris part, au début de l’année 2008, à une série de protestations contre l’Église de Scientologie. Celle-ci tenta alors de supprimer de l’Internet une vidéo prosélyte dans laquelle intervenait l’acteur Tom Cruise. Cette série d’agissements appelée Projet Chanology a marqué l’entrée en politique d’Anonymous. Ses combats se sont ensuite multipliés au gré de l’actualité internationale. En décembre 2010, soutenant WikiLeaks et répondant aux mesures de rétorsion concernant cette association, Anonymous s’est lancé dans une cyber-vendetta portant le nom d’Operation Payback. Depuis, celle-ci a pris la forme d’attaques par déni de service (DDoS) à destination des entreprises ayant interrompu les services qu’elles mettaient à la disposition de Julian Assange1. Le Printemps arabe a également fait l’objet d’un soutien de la part d’Anonymous et de Telecomix. Plus récemment, Anonymous a mené des opérations visant à dénoncer la fermeture du site MegaUpload et la mise en place du Stop Online Piracy Act (SOPA) ainsi que du Protect IP Act (PIPA) et de l’Accord commercial anti-contrefaçon (ACTA). Cette pluralité d’interventions et la multiplicité des cibles – qu’elles soient publiques ou privées – n’est pas sans lien avec l’hétérogénéité caractérisant le mouvement.
1. Un réseau transnational. Acteurs de la scène mondiale, les Anonymous s’établissent de manière réticulaire en facilitant les relations entre les acteurs non-étatiques. Ces connexions favorisent une mobilisation accrue grâce au maintien simultané de liens faibles et forts (Mark Granovetter) donnant accès à plusieurs structures sociales à la fois.
2. Une communauté imaginée d’activistes. Avec ce concept de Benedict Anderson, nous appréhendons mieux les liens unissant un agrégat de personnes ne visant pas nécessairement des objectifs communs. En revanche, elles partagent un répertoire d’action et des représentations fondés sur un rejet de toute hiérarchie. C’est pourquoi elles privilégient les rapports horizontaux.
La démocratisation de l’Internet et le maintien de la liberté d’expression sur le cyberespace demeurent des enjeux de lutte fondamentaux pour des entités tels que Telecomix ou Anonymous. À l’heure où chacun peut s’exprimer anonymement sur l’Internet, l’information devient une cause pour laquelle de nombreux militants combattent. La multiplication de l’accès à l’Internet et l’émergence de nouvelles formes de contact via des espaces de sociabilité numérique favorisent l’expansion de réseaux d’individus.
Les Anonymous prennent part à ce phénomène. Devenu un lieu privilégié de débat, l’Internet a su être utilisé sous différentes formes et a contribué à la mise en place d’une évolution du répertoire d’action collective. La diversité des Anonymous et leur réticularité facilitent la recrudescence des protestations. Alliance de hackers, de script kiddies, ou de simples activistes refusant tout leadership et favorisant des formes d’autogestion, Anonymous fournit un outil permettant de fédérer et de faire coopérer un large spectre de partisans. Comparable à une nébuleuse d’intérêts et de causes, Anonymous opère comme un label susceptible d’accroître la dimension symbolique et la légitimité des opérations entreprises. Soulignons à cet effet que l’emploi des mêmes procédés de diffusion de vidéos sur l’Internet participe à l’économie médiatique des combats menés. Illustrations de l’atomisation libérale, les Anonymous arrivent ainsi à reconstruire, grâce à la technologie, un nouvel espace de résistance. Issu d’un monde dématérialisé, Anonymous tend à employer tout à la fois une série de moyens dits classiques – tels que la manifestation ou le raid –, mais également des méthodes comme le hacking, ou le dephacing.
Empreint de cyberculture, Anonymous se développe en partie sur un terreau idéel en faveur de la liberté d’expression. La contestation de la régulation de l’Internet en constitue à cet égard l’une des principales bases idéologiques. Par ailleurs, l’un des traits les plus saillants d’Anonymous réside dans la circulation transnationale des idées et des pratiques. Ce faisant, on remarque que le développement des réseaux sociaux et d’Internet Relay Chat utilisés par ces derniers joue un rôle fondamental en participant à la création de cyberespaces et à la synchronisation de nombreux groupes revendiquant leur appartenance à Anonymous. Mentionnons à ce titre combien la création de sites internet communautaires apparaît vectrice de valeurs communes. Aussi, bien qu’il s’agisse d’un réseau global, les causes défendues s’inscrivent dans un environnement local : des problèmes locaux sont globalisés par le biais des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Les acteurs locaux s’inscrivent alors dans des transactions locales-globales les transformant en sujets politiques à échelles multiples. On retrouve ici l’imbrication d’échelles au cœur de la mobilisation soulignée par Saskia Sassen. À titre d’exemple, rappelons que des personnes se revendiquant d’Anonymous, extérieures aux pays signataires du traité ACTA, sont intervenues aux côtés d’autres Anonymous, révélant alors la transnationalité du mouvement et l’interdépendance de ces protagonistes.
Renforcé par une amplification de communications transnationales, Anonymous s’apparente à une communauté imaginée transcendant les frontières. Désormais, Anonymous offre à certains citoyens les moyens de contester l’action des gouvernements. À l’évidence, les Etats ne peuvent plus ignorer les Anonymous, tant leur présence s’inscrit dans une dimension mondiale.
ANDERSON Benedict, L’Imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte 2002.
BARDEAU Frédéric, DANET Nicolas, Anonymous : Pirates informatiques ou altermondialistes numériques ?, Paris, FYP, 2011.
DEVIN Guillaume (Éd.), Les Solidarités transnationales, Paris, L’Harmattan, 2004, Coll. Logiques politiques.
GRANJON Fabien, L’Internet militant : Mouvement social et usage des réseaux télématiques, Paris, Apogée, 2001. Coll. Médias et nouvelles technologies.
ROSENAU James, People Count! Networked Individuals in Global Politics, Boulder, Paradigm, 2008, Coll. International Studies Intensives.
SASSEN Saskia, La Globalisation. Une sociologie, Paris, Gallimard, 2009.
1 Attaque informatique visant à rendre inaccessible un site par un nombre important de connexions simultanées sur ce dernier.