Par Valérie Le Brenne
Passage au crible n°113
Du 11 au 18 septembre 2014 s’est tenue à Portorož en Slovénie la 65e réunion biannuelle de la CBI (Commission Baleinière Internationale). Lors de cette rencontre qui a rassemblé près de 90 États, le débat a notamment porté sur le cas du Japon ; son gouvernement étant régulièrement accusé d’invoquer un argument scientifique afin de poursuivre sa chasse commerciale. En mars 2014, une décision ordonnée par la CIJ (Cour internationale de Justice) à La Haye avait ainsi exigé – à la suite d’une plainte déposée par l’Australie – que ce dernier mette un terme à son programme en Antarctique.
> Rappel historique
> Cadrage théorique
> Analyse
> Références
Créée le 2 décembre 1946 à Washington lors de la tenue de la Convention internationale sur la ré-glementation de la chasse à la baleine, la CBI regroupe aujourd’hui 89 pays membres. Son principal objectif consiste à « veiller à la conservation judicieuse des stocks de baleines afin de permettre le développement ordonné de l’industrie baleinière ». Aussi, sa mission comprend-elle l’élaboration de dispositifs de protection de ces mammifères, la fixation de quotas de capture et la conduite d’études scientifiques dont elle assure la diffusion des résultats.
Dans ce cadre, la Commission reconnaît trois types de chasse qui sont soumis à des réglementations différentes : 1) la chasse commerciale, 2) la chasse aborigène de subsistance, 3) la chasse scientifique. Tandis que la première a été strictement interdite par le moratoire de 1986, la seconde demeure autorisée à condition que la viande soit utilisée sur place pour l’alimentation humaine. En revanche, la chasse scienti-fique, qui n’est pas soumise à son contrôle, conserve un caractère légal.
Rappelons que la création de la CBI s’est inscrite dans la continuité des premières mesures restrictives qui avaient abouti dès 1939 à l’interdiction formelle de cette activité dans l’hémisphère Sud. En effet, l’intensification des captures depuis le XIXe siècle – grâce à l’apparition des baleinières puis des usines flottantes – et l’essor du marché des explosifs à base de glycérine durant la Première Guerre mondiale avaient rapidement conduit à la quasi-extermination de certaines espèces comme la baleine bleue et la baleine à bosse.
Néanmoins, la chasse commerciale a repris dès 1949. Au Japon, cette pratique a surtout permis d’apporter une réponse aux graves difficultés alimentaires qui sévissaient après la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Par la suite, le non-respect des quotas et l’incapacité de la Commission à imposer des sanctions aux pays contrevenants, ont conduit à un nouvel effondrement des populations baleinières. Durant la saison 1961-1962, ce ne sont pas moins de 66 000 baleines qui ont été tuées dans l’Antarctique. Face à ce constat alarmant et devant l’urgence environnementale, les pays membres de la Commission ont voté en 1982 la mise en place d’un moratoire. Pour en être exemptés, les principaux pays baleiniers – dont l’URSS, la Norvège et le Japon – ont alors déposé officiellement leurs objections.
Ralliée par l’Islande, la Norvège a maintenu son rejet du texte et continue aujourd’hui encore la chasse commerciale. Pour sa part, le Japon – qui est revenu sur sa décision en 1986 – délivre des permis spéciaux de recherche, exploitant ainsi la faille induite par l’autorisation des captures à des fins scientifiques.
1. Un usage politique de la légitimité scientifique. En recourant systématiquement à l’argument scientifique pour orchestrer des campagnes de grande ampleur, le Japon s’emploie à contourner les régulations inhérentes à toute gouvernance mondiale. De la sorte, il contribue également à l’érosion du capital de légitimité propre aux expertises réalisées dans le domaine environnemental.
2. La protection de la biodiversité par la sanctuarisation. Face à la difficulté que représente la sauve-garde d’espèces animales en voie d’extinction, la sanctuarisation – c’est-à-dire la création de vastes zones protégées – semble dorénavant constituer l’une des pistes les plus efficaces en matière de conservation de la biodiversité.
Fortement empreinte de la décision de la CIJ, cette 65e réunion de la Commission a accordé une large place au débat portant sur la chasse scientifique autorisée par l’article VIII de la Convention de 1946. En effet, celui-ci précise que « si les États doivent soumettre des propositions à l’examen, […], c’est le pays membre qui décide en dernier ressort de l’opportunité de délivrer un permis et ce droit prime sur les autres règlements de la Commission, y compris le moratoire ». Bien qu’il ait accepté le texte de 1986, le Japon s’appuie donc sur cette disposition antérieure pour délivrer des permis spéciaux dans le cadre de son pro-gramme de recherche en Antarctique (JARPA). Engagé dès 1987, celui-ci a d’ailleurs été renouvelé sans l’accréditation préalable du comité scientifique de la CBI en 2005 (JARPA II). Aussi, estime t-on à plus de 10 000 le nombre de mammifères harponnés entre 1987 et 2009. Cette évaluation semble d’autant plus alarmante que l’ICR Whaling – l’Institut japonais de Recherche sur les Cétacés – n’a jusqu’à présent fourni que très peu de résultats. Une étude parue en 2006 indique que seuls quatre articles ont été publiés en seize ans. À ce titre, la décision rendue par la Cour Internationale de Justice de La Haye a confirmé cette accusation en concluant que ces missions de recherche dissimulaient en réalité une chasse commerciale. Sommé de mettre un terme à ces pratiques, Tokyo a toutefois répliqué en annonçant la création d’un nouveau programme d’ici la fin de l’année (JARPA III). En invoquant systématiquement une nécessité d’ordre scientifique, le Japon profite de la faiblesse structurelle de cette instance internationale pour s’affranchir d’une régulation encore balbutiante et dépourvue de moyens de sanction. Surtout, il contribue à éroder le crédit accordé à toute expertise scientifique en matière de préservation de l’environnement.
Dans ce contexte, la création de sanctuaires demeure la voie privilégiée afin de préserver les baleines de la chasse et du commerce illégal. En l’occurrence, l’établissement de vastes espaces protégés au cœur de régions stratégiques pour la sauvegarde biologique des espèces les plus menacées, doit améliorer substantiellement leur taux de repeuplement. Outre les aires marines protégées – qui relèvent de la souve-raineté des États dans leur ZEE (Zone Économique Exclusive) –, il en existe actuellement deux gérés par la CBI dans l’Océan austral et l’Océan indien. Mais en l’absence de dispositifs de surveillance, la sécurisation de ces zones qui couvrent plusieurs millions de kilomètres carrés reste extrêmement complexe. En janvier dernier, l’ONG Sea Shepherd – qui milite pour la conservation de la biodiversité marine et organise des campagnes en mer – a notamment dénoncé les incursions effectuées par la flotte nippone dans le sanctuaire de l’Océan austral. Réputée pour ses opérations spectaculaires qui visent à s’interposer entre les bateaux et les cétacés au moment de leur capture, cette organisation mène des actions très médiatisées pour sensibiliser les citoyens de l’archipel. En ce sens, il convient de souligner combien la consommation de cette denrée de luxe a diminué au cours des dernières années. Selon l’ICR Whaling, 908 tonnes sur les 1211 issues des campagnes de 2012 n’ont pas été vendues. Si la protection de ces cétacées implique la mise en place d’une gouvernance mondiale d’envergure, elle ne saurait cependant faire l’économie d’un sérieux travail de sensibilisation des opinions publiques pour parvenir à modifier les logiques de ce marché.
Habermas Jürgen, La Technique et la science comme idéologie, [1973], trad., Paris, Gallimard, 1990.
lemonde.fr, Planète, « Le Japon repart à la chasse à la baleine »
Marguénaud Jean-Pierre, Dubos Olivier, « La protection internationale et européenne des animaux », Pouvoirs, 131 (4), 2009, pp.113-126.
Raffin Jean-Pierre, « De la protection de la nature à la gouvernance de la biodiversité », Écologie & politique, 30 (1), 2005, pp. 97-109.
Site officiel de la CBI