Par Jean-Jacques Roche
Passage au crible n°48
Le Conseil national de transition a annoncé que l’ancien dirigeant libyen, Mouammar Kadhafi, tué le 20 octobre 2011, a été enterré ce mardi dans un lieu tenu secret, quelque part dans le désert libyen. Son fils, Mouatassim a été inhumé lors de la même cérémonie.
> Rappel historique
> Cadrage théorique
> Analyse
> Références
S’il vient de recevoir le prix Sakharov, le Printemps arabe n’apparaît pas seulement comme le résultat de manifestations pacifiques. Cela a été certes le cas en Tunisie et en Égypte où le pouvoir a cédé sous la pression de la rue. Mais le recours à la force a été nécessaire pour libérer la Libye d’une tyrannie vieille de quarante ans.
Ces révoltes prennent une dimension nouvelle quand une répression disproportionnée entraîne une intervention au nom de la responsabilité de protéger. Mis en œuvre hier par des ONG, le devoir d’ingérence doit désormais s’appuyer sur des forces armées qui – au nom de Justes Causes – s’engagent dans de nouvelles guerres justes qu’elles ne parviennent pas à terminer faute d’avoir anticipé ce que pourrait être une Paix Juste.
La question n’est pas nouvelle et a nourri d’âpres débats depuis Cicéron ou Saint Thomas d’Aquin. L’opposition entre réalistes et libéraux reprend aujourd’hui, dans le domaine des théories des Relations Internationales, un argumentaire devenu très classique qui se répartit selon deux lignes de force.
1. Les réalistes se rangeraient plutôt du côté des opposants au tyrannicide pour deux raisons. Ils rappellent tout d’abord que les Six Livres de la République de Bodin ont été publiés quatre ans après la Saint-Barthélemy. Ils soulignent en outre que l’acteur étatique demeure le principal instrument de pacification d’une société civile naturellement violente. Quand la violence de la tyrannie s’agrège aux facteurs de divisions internes, alors toutes les chances d’implosion du pays sont réunies car seul l’État permet « d’éviter que l’animosité n’explose en passion pure et en brutalité sans restriction » pour reprendre la formule d’Aron. En second lieu, il n’appartient pas aux États de s’ingérer dans les affaires intérieures de l’un d’entre eux. Au contraire, la paix et la sécurité internationales passent, selon la Charte des Nations-Unies par le développement de relations amicales et pacifiques entre ses membres, fondées prioritairement sur la non-ingérence. Le rappel de cet impératif dans la récente Charte de l’ASEAN de 2007 atteste en l’espèce de la permanence de cette règle.
2. Quant aux libéraux, ils défendent le principe du nécessaire droit de regard dans les affaires intérieures pour deux raisons. En premier lieu, le tyran a cessé d’être le représentant légal des citoyens dont il a dévoyé le mandat. Éliminer le despote ne revient par conséquent pas à porter atteinte au Pacte social car celui-ci est antérieur au Pacte politique. En d’autres termes, les sources réelles du droit existent naturellement au sein des structures sociales (familles, clans, tribus….) et précèdent l’émergence de la puissance publique : le tyran ne peut donc se poser en protecteur de cette unique source du droit. En second lieu, les libéraux se retrouvent derrière le principe de la responsabilité de protéger qui incombe à tous les acteurs quand la souveraineté s’avère défaillante dans l’accomplissement de cette mission. Considérant que la souveraineté est conditionnelle – les pouvoirs qu’elle crée restent tributaires de sa capacité à protéger les citoyens ; ceux-ci retrouvant leur droit naturel à se faire justice dès lors que l’État ne remplit plus sa mission –, les libéraux prônent l’émancipation de la société civile face à la tutelle étatique. Surtout lorsque celle-ci est oppressive ou tout simplement quand elle semble inadaptée pour répondre à des défis transnationaux qui la dépassent.
L’irruption des sociétés civiles dans l’arène interétatique perturbe les repères classiques et impose de repenser les mécanismes de pacification internationale dans le cadre de conflits infraétatiques aujourd’hui internationalisés. Alors que certains États entendent intervenir au nom de la Guerre Juste, sans avoir anticipé l’échec de ces opérations et privilégié une réflexion sur la Paix Juste.
Le démantèlement d’États autoritaires qui imposaient jusque-là un semblant d’unité et la faible crédibilité de structures importées, rend illusoire l’instauration rapide de l’État de droit, promise par ses initiateurs. Même si des élections peuvent être rapidement organisées, la polarisation autour des communautés ethniques et religieuses consacre, dans le meilleur des cas, le groupe le plus puissant au détriment de minorités qui contesteront très vite le verdict des urnes. Dans une situation de guerre civile ouverte ou larvée, l’organisation d’élections générales n’est pas la garantie de la pacification. Parfois même, la perspective d’une consultation électorale peut servir de déclencheur aux affrontements, comme ce fut le cas au Congo-Brazzaville en 1997. Bien plus, même si des observateurs internationaux accordent un satisfecit global au processus électoral, il semble à craindre que les nouveaux dirigeants – trop inexpérimentés après avoir été écartés du pouvoir pendant des décennies – s’en remettent ouvertement aux forces extérieures ou cèdent à la tentation de la corruption. Dans les deux cas de figure, leurs opposants auront beau jeu de dénoncer la mainmise étrangère ou la vénalité des nouveaux gouvernants pour justifier la reprise des combats. Si, comme dans le cas irakien, les structures de l’ancien pouvoir – le parti unique et l’armée – ont été démantelées, les insurgés auront tout loisir de s’équiper dans les arsenaux que les forces d’occupation n’ont pas entièrement sécurisés et de se former auprès des anciens militaires pour défier, avec les moyens de la guérilla, les forces d’occupation. Celles-ci sont d’autant plus mal à l’aise face à ce type de combat que toutes les tentatives pour les adapter aux guerres révolutionnaires, aux conflits de faible intensité, aux échanges asymétriques ou à la contre-insurrection se sont heurtées aux contraintes juridiques alors que leurs adversaires prétextent de leur infériorité numérique et matérielle pour ignorer ces règles. Il est en effet toujours aussi difficile d’affronter le guérillero de Mao « à l’aise au milieu de la population comme un poisson dans l’eau » que de détruire un stock d’armes entreposé sous une école ou d’éliminer un quartier général installé sur le toit d’un hôpital. Le guide interprétatif du CICR de 2009 traitant de la participation directe aux hostilités apparaît ainsi inadapté aussi bien pour éliminer la menace d’un taliban cultivant paisiblement ses terres neuf mois sur douze que pour neutraliser un hacker pouvant interférer avec les systèmes d’observation et de communication à des milliers de kilomètres de distance.
La fragilité des nouvelles structures importées, la corruption, la diffusion des armements, la capacité de nuisance de minorités déterminées constituent autant de facteurs qui transforment radicalement la sortie de crise. En fait, celle-ci a pris la forme d’une épreuve de force imposée par les vaincus à ceux qui avaient cru emporter une victoire facile en se justifiant d’avoir mené une guerre juste. Or, ils se révèlent incapables de négocier une paix juste qui permettrait de sortir de l’impasse.
Allan Pierre, Keller Alexis, What is Just Peace, Oxford, Oxford University Press, 2006.
Badie Bertrand, Un Monde sans Souveraineté, les Etats entre Ruse et Responsabilité, Paris, Fayard, 1999.
Commission Internationale de l’Intervention et de la souveraineté, 2001, http://www.iciss.ca
Kaldor Mary, Global Civil Society : An Answer to War, Wiley-Blackwell, 2003.