Par Anaïs Henry
Passage au crible n°42
Le 10 mars 2011, le quatorzième Dalaï-Lama, Tenzin Gyatso, a décidé de céder son pouvoir politique au Premier ministre du gouvernement tibétain en exil. Ainsi, depuis le 27 avril, Lobsang Sangay assume-t-il le rôle de leader de la communauté tibétaine. Cette décision a beaucoup surpris, car depuis près de quatre siècles les Dalaï-Lamas incarnaient un pouvoir tout à la fois politique et spirituel, particulièrement aux yeux des 150 000 Tibétains en exil à travers le monde.
> Rappel historique
> Cadrage théorique
> Analyse
> Références
Le Tibet a connu différentes périodes de diffusion du bouddhisme depuis le VIIIe siècle. Cependant, ce n’est qu’au XVIe siècle que Sonam Gyatso, troisième abbé du monastère guélougpa de Drépung, a été reconnu pour la première fois comme Dalaï-Lama. Rétrospectivement, ses deux prédécesseurs sont devenus premier et deuxième Dalaï-Lama ; tous représentant dès lors le système des réincarnations. Initialement, ils détenaient juste le pouvoir religieux et se trouvaient ainsi garants des quatre branches du bouddhisme tibétain, à savoir celles des Nigmapas, des Kagyupas, des Sakyapas et des Guélougpas. Mais en 1642, « grâce au soutien des Mongols, le cinquième Dalaï-Lama unifie, […], un vaste territoire sous l’autorité d’un gouvernement ecclesiastico-nobiliaire, à Lhassa, le Ganden phodrang ». Á partir de ce moment, les Dalaï-Lamas vont exercer au Tibet un pouvoir aussi bien religieux que politique.
En 1949, Mao Zedong, qui vient de former la RPC (République Populaire de Chine), ordonne d’envahir le Tibet. En 1950, Tenzin Gyatso – alors âgé seulement de 15 ans – est intronisé comme Dalaï-Lama. Malgré ses efforts de négociation avec le gouvernement chinois, il est contraint de s’exiler en Inde, le 10 mars 1959. Depuis cette date, nombre de Tibétains se sont également réfugiés à l’étranger. Une majorité d’entre eux s’est installée dans les pays frontaliers (Inde, Népal, Sikkim, Ladakh), mais aussi en Europe et dans les pays anglo-saxons. Dès ces premières années, le Dalaï-Lama a jeté les bases d’un gouvernement visant à sauvegarder son peuple et sa culture. Grâce à la constitution qu’il a établie, un gouvernement en exil a été constitué, à Dharamsala, dans un esprit démocratique et respectueux des droits de l’Homme.
Le Dalaï-Lama a reçu plusieurs récompenses pour son combat en faveur de la non-violence, des droits humains et de la paix. Rappelons à cet égard que le Prix Nobel de la paix lui a été décerné le 10 décembre 1989. Plus récemment, le Congrès américain lui a remis sa médaille d’or en octobre 2007, pour saluer son engagement en faveur de la non-violence.
Retenons deux lignes de force :
1. L’accomplissement d’un processus de démocratisation. La décision du Dalaï-Lama illustre la thèse de Laurence Whitehead. Selon ce dernier, nous assisterions depuis la fin du monde bipolaire à une normalisation du processus de démocratisation sur la scène internationale qui passerait par l’élection libre des dirigeants politiques.
2. Les jeux croisés de qualification. Soulignons la stratégie de mise au ban développée par la Chine sur la scène mondiale et visant le Prix Nobel tibétain.
Depuis son intronisation, le quatorzième Dalaï-Lama a souhaité un changement démocratique. Dans cette perspective, avant même de partir en exil, il a modifié le système judiciaire et fait lever la dette héréditaire qui soumettait les paysans à l’aristocratie. Après son départ pour l’étranger, il a mis en place nombre d’institutions garantes de l’identité tibétaine et il a facilité l’émergence d’un système démocratique. Dans les années 1980-1990, il a impulsé la création de bureaux dans des pays où se trouvaient implantées d’importantes communautés tibétaines. C’est ainsi que ces dernières peuvent à présent voter pour leurs représentants. Ainsi, en confiant le pouvoir exécutif au Premier ministre, le Dalaï-Lama finalise-t-il un processus de démocratisation déjà en cours. Plus récemment, les populations du monde arabe se sont soulevées contre leurs dirigeants pour réclamer la démocratie. Mais ici, nous sommes en l’occurrence dans une autre configuration car ce ne sont pas les Tibétains qui ont demandé à leur leader de quitter le pouvoir, bien au contraire. Cela ne résulte pas davantage d’une directive extérieure. Il est en revanche question de la politique paternaliste et charismatique d’un homme âgé de soixante-quinze ans qui a estimé venu le temps de l’autogouvernement de son peuple.
Outre cette considération, il faut également comprendre que le Dalaï-Lama fait l’objet d’une politique de disqualification de la part des autorités chinoises. En effet, lorsqu’il accomplit une action ou se trouve en déplacement, les autorités chinoises le dénigrent. Pour eux, il s’agit d’un moine en robe de bure, d’un séparatiste, d’un despote, cherchant à maintenir ses sujets dans l’asservissement. Mao Zedong avait d’ailleurs légitimé, a posteriori, l’invasion du Tibet, en invoquant la nécessité de le libérer d’un régime théocratique. Au cœur de cette opération s’inscrit toutefois une manipulation de l’information, l’objectif recherché étant la captation d’une légitimité internationale. Cependant, aujourd’hui, le responsable politique du gouvernement tibétain en exil est désormais un laïc élu au suffrage universel par la majorité des Tibétains en exil (55%). De ce fait, le gouvernement chinois ne pourra plus utiliser à l’avenir ce répertoire de stigmatisation envers ce nouveau dirigeant. Enfin, la Chine, mais aussi d’autres pays, ont dénoncé auparavant le statut du Dalaï-Lama qui mêlait le religieux au politique. Or, le changement accompli récemment dans la dévolution du pouvoir exécutif réduit à néant cette critique.
Cette décision s’inscrit dans le cadre d’un combat politique qui dure depuis plus de soixante ans. Par la non-violence, le peuple tibétain montre combien il aspire à une amélioration des droits de l’Homme en Chine et au respect du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
Heath John, Tibet and China in the Twenty-first Century, Londres, Saqi, 2005.
Stil-Rever Sofia, Le Dalaï-Lama. Appel au monde, Paris, Seuil, 2011.
Travers Alice, « Chronologie de l’histoire du Tibet », Outre-Terre, (21), janv. 2009, pp. 109-128.
Withehead Laurence, « Entreprise de démocratisation : le rôle des acteurs externes », Critique internationale, Presse de Sciences Po, (24), mars 2004, pp. 109-124.