Par Alexandre Bohas
Passage au crible n°22
Après des négociations confidentielles, l’Union européenne, les États-Unis et le Japon, rejoints par une dizaine d’autres États, ont élaboré en avril 2010 un traité intitulé ACTA (Anti-Counterfeiting Trade Agreement) qui vise à imposer des normes plus restrictives en matière de propriété intellectuelle.
> Rappel historique
> Cadrage théorique
> Analyse
> Références
Avec la mondialisation des échanges économico-culturels et la montée en puissance des nouvelles technologies de l’information, les pays développés – fortement soutenus par les compagnies transnationales – ont encouragé la reconnaissance internationale des droits intellectuels. L’accord TRIPs (Trade-Related Issues of Intellectual Property) ou ADPIC (Aspects des Droits de la Propriété Intellectuelle relatifs au Commerce) a ainsi été conclu en 1994 dans le cadre de l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce). Il a par la suite été transposé dans les législations des pays membres, avec le concours d’organisations internationales, d’associations et de firmes. Cette introduction ne s’est toutefois pas opérée sans de fortes réactions – au Brésil et en Afrique du Sud – notamment dans le secteur pharmaceutique, avec les traitements contre le Sida.
À partir de 2007, après les difficultés rencontrées au cours du cycle de Doha, les États-Unis ont mené des pourparlers secrets sur les contrefaçons avec l’Union européenne, la Suisse et le Japon, rejoints par l’Australie, le Canada, la Corée du Sud, la Jordanie, le Maroc, le Mexique, la Nouvelle Zélande et Singapour. En avril 2010, le projet de traité qui en a résulté a été finalement rendu public.
1. La structuration juridico-politique du capitalisme. Dans une économie de marché, l’accumulation du capital repose sur des structures juridiques. Aidés par les États industrialisés, les grands groupes détenteurs de marques, de droits d’auteur et de brevets, ont ainsi entrepris d’élargir et d’approfondir leur emprise en privatisant toujours davantage les biens relevant du droit de la propriété intellectuelle. Alors que ces derniers restent non-rivaux – leur utilisation ne réduisant pas leur emploi futur – les firmes souhaitent pourtant percevoir une redevance lors de chaque achat « construisant la rareté », selon les termes de Christopher May, afin de s’assurer de substantiels retours sur investissement.
2. Un accès inégalitaire à la gouvernance de la propriété intellectuelle. Dans un monde globalisé, ce mode de gestion et de régulation est souvent présenté comme respectueux de l’ensemble des parties prenantes. À ce titre, il continue de nourrir les projets d’une démocratie cosmopolite à l’échelle planétaire. Or, il n’en est rien. Il confirme bien plutôt la domination des firmes transnationales et les gouvernements occidentaux sur un domaine qui concerne au premier chef la société civile, les consommateurs et les pays en développement.
Décrit comme un modeste texte de coordination douanière, le traité ACTA marque en fait un tournant majeur. Il propose tout d’abord un renforcement de la coopération en matière de partage d’informations sur les actes de contrefaçon perpétrés en particulier sur Internet. En outre, il criminalise les comportements individuels non-commerciaux comme par exemple le Peer-to-peer, renforçant l’article 61 du TRIPs. Fondamentalement, il harmonise par le haut la protection de ces droits intellectuels en généralisant des pratiques et des doctrines présentes jusque-là de manière parcellaire dans les législations de chaque pays. Notons que sa formulation reste particulièrement vague quant à son caractère obligatoire et à ses domaines d’application, ce qui entérine les rapports de forces asymétriques entre les États, les firmes et les sociétés civiles. Assurément, une fois signé puis ratifié, il viendra appuyer dans chaque arène nationale les partisans d’une protection toujours plus élevée de la propriété intellectuelle qui pressent actuellement les gouvernements occidentaux d’assurer une structuration juridico-politique de l’économie mondiale susceptible de renforcer leur prospérité, sinon leur rente de situation.
Abordant des questions très controversées, les parties prenantes d’ACTA ont souhaité parvenir à un accord en marge de la scène mondiale. Or, cette manière de procéder va à l’encontre des nouveaux rapports de force, avec notamment la présence déterminante de puissances émergentes comme les BRIC – Brésil, Russie, Inde, Chine – dont le développement implique l’achat et l’importation de droits intellectuels. Ces pays ont cependant été exclus des pourparlers alors qu’avec TRIPs, ils ont déjà fourni des efforts importants en matière de protection des droits d’auteur et des brevets étrangers.
Cette méthode manifeste la volonté d’imposer brutalement des normes internationales en les rendant publiques, seulement au terme du processus de négociation, ce qui réduit ainsi d’autant toutes contestations éventuelles. Dans la même logique, elle contraint au silence les organisations gouvernementales et non-gouvernementales qui auraient pu réagir et mobiliser les opinions publiques. En cela, elle tient davantage de la « raison d’État » que de la « raison du monde », pour reprendre l’expression de Philip Cerny.
Les pourparlers menés autour du projet ACTA relèvent de la politique du fait accompli. Ce faisant, ils contredisent la dispersion mondialisée de l’autorité politique qui caractérise aujourd’hui les relations internationales. En effet, la multitude des questions à traiter aussi bien que l’évanescence de la légitimité obligent désormais les décideurs internationaux à prendre en compte les pays du Sud et à consulter les acteurs non étatiques voire – dans le cadre du multilatéralisme – à adopter de plus en plus de décisions par consensus. Aussi, n’est-il pas surprenant que ces procédés suscitent la réaction hostile des pays du Sud et des sociétés civiles.
Anti-Counterfeiting Trade Agreement. Public Predecisional/Deliberative Draft, April 2010, disponible à la page suivante: http://trade.ec.europa.eu/doclib/docs/2010/april/tradoc_146029.pdf.
Cerny Philip G., Rethinking World Politics. A Theory of Transnational Pluralism, Oxford, Oxford University Press, 2010.
EFF, « Preliminary Analysis of the Officially Released ACTA Text », April 2010, disponible sur la page suivante: http://www.eff.org/deeplinks/2010/04/eff-analysis-officially-released-acta-text.
FFII, « Analysis Anti-Counterfeiting Trade Agreement », April 2010, disponible à la page suivante: http://action.ffii.org/acta /Analysis#Executive_Summary.
May Christopher, The Global Political Economy of Intellectual Property Rights: The New Enclosures, 2nd Ed., London, Routledge, 2010.
Sell Susan, Private Power, Public Law: The Globalization of Intellectual Property Rights, Cambridge, Cambridge University Press, 2003.