Par Valérie Le Brenne
Passage au crible n° 146
Source: Pixabay
Du 10 au 15 octobre 2016, s’est tenu à Lomé (Togo) le sommet de l’Union africaine sur la sécurité et la sûreté maritimes et le développement. À l’issue de cette rencontre, trente-et-un États ont adopté une charte pour lutter contre la piraterie et la pêche INN (illégale, non déclarée et non réglementée).
> Rappel historique
> Cadrage théorique
> Analyse
> Références
Rappel historique
L’Afrique de l’Ouest est l’une des régions du monde où sévit le plus gravement la pêche illégale. Signalons d’ores et déjà que cette pratique doit être distinguée de la pêche non déclarée et non réglementée. Souvent associées à tort, l’une constitue un acte criminel perpétré à l’échelle internationale, tandis que l’autre relève soit d’un délit de braconnage local, soit d’une infraction par rapport aux normes nationales en vigueur.
Si l’ampleur de ce phénomène demeure difficile à évaluer – notamment à cause 1) des faibles pouvoirs coercitifs conférés aux organisations régionales de gestion des pêches (ORGP), 2) de l’absence de coopération régionale entre États, 3) du fort déficit de dispositifs nationaux de contrôle, 4) du manque de coordination des autorités portuaires dans ce domaine, 5) de la dimension transnationale des opérations et, le cas échéant, des réseaux criminels impliqués et 6) de la sophistication des mécanismes de blanchiment utilisés – on estime toutefois que ces captures représentent chaque année entre un tiers et la moitié des prises réalisées dans les eaux ouest-africaines pour un montant d’environ 1,3 milliard de dollars. En 2013, une équipe de chercheurs du projet Sea around us – un programme développé au sein de l’Université de Colombie Britannique au Canada et qui élabore un vaste ensemble de données portant sur la pêche mondiale – a quantifié l’impact de ce phénomène au Sénégal. Selon les conclusions qu’ils avaient alors communiquées au gouvernement, le manque-à-gagner s’élevait à environ 300 millions de dollars par an.
Alors que les ressources halieutiques subissent depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, une diminution continue – selon le dernier rapport de la FAO, la proportion de stocks surexploités se-rait passée entre 1973 et 2013 de 10 à 31,4% –, la lutte contre la pêche illégale est devenue un enjeu majeur pour orienter les pêcheries mondiales vers un modèle durable. De surcroît, ceci forme pour les pays côtiers en développement, un défi en termes de sécurité alimentaire.
Actuellement, cette question figure parmi les grandes priorités de l’agenda international en ma-tière de protection de l’océan. En septembre 2015, le PNUD (Programme des Nations unies pour le développement) a fixé de nouveaux ODD (Objectifs de développement) dont le quatorzième, consacré à la « Vie aquatique », prévoit l’élimination de cette pratique. En juin 2016, une avancée significative a par ailleurs été enregistrée avec l’entrée en vigueur de l’accord de la FAO (dit « accord PSM ») qui vise à prévenir, contrecarrer et éliminer la pêche illicite, non déclarée et non réglementée. Adopté en 2009, ce traité contraint les pays qui y ont adhéré à 1) « mettre en place des mesures en matière de contrôle portuaire des navires de pêche », 2) « interdire l’accès aux ports ou l’utilisation de leurs infrastructures pour les navires ayant pris part à des activités illicites » et 3) « prévoit le partage entre États des in-formations relatives à ces navires ».
Cadrage théorique
1. Les failles de la gouvernance maritime. Adoptée en 1982 à Montego Bay en Jamaïque et entrée en vigueur en 1994, la CNUDM (Convention des Nations unies sur le droit de la mer) régit les usages des eaux intérieures et de l’océan. Plus particulièrement, le texte a consacré la souveraineté des États côtiers sur leurs eaux nationales. Tout pays qui en fait la demande officielle peut donc disposer d’une ZEE (Zone économique exclusive) de 200 miles pour laquelle il est seul habilité à décider des activités qui y sont poursuivies (exploration et extraction minières, énergies marines renouvelables (EMR), pêche, tourisme etc.). Mais en dépit de cette avancée juridique, les pays d’Afrique de l’Ouest – dont les abondantes ressources halieutiques suscitent de nombreuses convoitises – connaissent des difficultés pour faire respecter ce droit. Par manque de moyens de contrôle en mer, les autorités ne parviennent pas à intercepter les navires de pêche qui opèrent illégalement dans leurs ZEE en usant de toutes sortes de stratagèmes pour échapper aux appareils de localisation.
2. Une criminalité transnationale. Pratiquée dans différentes régions – notamment en Afrique de l’Ouest, en Asie du Sud Est et en Antarctique –, impliquant de nombreux États – en particulier ceux qui offrent des pavillons de complaisance – et s’appuyant sur des réseaux organisés, la pêche INN constitue aujourd’hui une nouvelle forme de criminalité transnationale. Ainsi, assiste-t-on, en réponse, à la mise en œuvre de nouveaux instruments (accords, chartes, programmes de surveillance etc.) qui résultent de la convergence de multiples institutions autour de cette problématique (OI, organisations régionales, États, ONG, universités). Toutefois, ces initiatives restent encore très disparates et peinent à se muer en une coopération fonctionnelle, faute de concrétisation des engagements pris par les États concernés.
Analyse
L’adoption de la CNUDM en 1982 a été précédée de trois réunions internationales dont la première fut la Conférence de Genève sur le droit de la mer en 1958 qui a abouti à la signature de quatre conventions. Cependant, ces règles ont rapidement été mises en cause par les PED (pays en développement) qui venaient d’accéder à l’indépendance. Rappelons à cet égard, qu’à partir des années cinquante, les armements européens (espagnols, français et portugais), confrontés à la diminution de certaines espèces en Atlantique Nord, ont commencé à opérer en Afrique de l’Ouest. À la même époque, plusieurs études scientifiques ont établi l’abondance des stocks dans la région, ce qui a accéléré l’expansion de ces chalutiers vers les eaux du Golfe de Guinée. À la suite de ces contestations, une deuxième conférence fut donc convoquée en 1960 mais celle-ci fut clôturée sans qu’aucun accord ne fût trouvé. Une troisième conférence s’ouvrit enfin en 1972 et siégea jusqu’en 1982.
En consacrant le principe de la ZEE, le texte autorise les États présentant un fort potentiel halieutique à le protéger des navires étrangers et à privilégier leurs propres flottes. En outre, la Convention de Montego Bay prévoit que les États qui ne seraient pas en mesure d’exploiter l’intégralité de leurs stocks, peuvent signer des partenariats avec des pays-tiers afin que ceux-ci accèdent à ce surplus en échange d’une contrepartie financière. Ne disposant pas des infrastructures suffisantes, ni des moyens pour investir dans la construction de nouvelles unités, ni même des données et/ou de l’expertise permettant de contredire les évaluations réalisées par les scientifiques étrangers, la plupart a donc conclu des accords et, à ce titre, perçu des taxes sur la valeur des prises.
Toutefois, ce processus ne s’est pas accompagné d’un renforcement de la sécurité maritime en Afrique de l’Ouest. Un nombre croissant de bateaux étrangers – européens d’abord, puis à partir des années quatre-vingt-dix, russes, chinois et originaires d’Asie du sud-est – a commencé à opérer illégalement dans ces eaux, au détriment des pêcheurs locaux. En quelques décennies, le phénomène a pris une ampleur inédite. Au point qu’il menace désormais gravement des écosystèmes déjà fragilisés, les équilibres socio-économiques des communautés littorales, tout en représentant un risque substantiel pour la sécurité alimentaire. De surcroît, la raréfaction des ressources halieutiques incitant certains armateurs asiatiques à baisser leurs coûts d’exploitation, ces derniers ont eu tendance à pratiquer, de manière croissante, la traite humaine en embarquant, par exemple, des exilés birmans.
Ainsi, la lutte contre cette criminalité transnationale est-elle devenue l’une des priorités de l’agenda international. En Afrique de l’Ouest, plusieurs modes opératoires ont été identifiés. L’une des premières stratégies consiste à échapper aux dispositifs de surveillance soit 1) en désactivant les systèmes d’identification automatique (AIS) et/ou de surveillance des navires par satellite (VMS), soit 2) en transmettant des données erronées ou encore 3) en modifiant les marques permettant de reconnaître un bateau. Une seconde méthode repose sur le transbordement des cargaisons illicites, c’est-à-dire le transfert des prises sur un ou plusieurs cargos frigorifiques afin de les blanchir en les mélangeant aux captures légales. Cette manœuvre peut s’effectuer au port, près des côtes ou en haute mer. Une autre technique peut être le recours à une fausse immatriculation, comme ce fut le cas du bracon-nier Thunder (PAC 126). Enfin, le grave déficit de transparence en matière d’attribution des licences dans les pays d’Afrique de l’Ouest facilite et encourage les usages frauduleux.
Afin d’endiguer ces pratiques, la FAO – principale organisation internationale intervenant dans le secteur des pêches maritimes – a élaboré l’accord PSM qui propose d’encadrer plus strictement les activités portuaires. En l’occurrence, ce traité prévoit de renforcer les échanges d’informations entre États, OI et ORGP dans le but 1) d’améliorer l’identification et le suivi des contrebandiers et 2) appréhender plus efficacement les unités impliquées dans les activités illicites et/ou les transbordements illégaux. À cet égard, le récent développement de technologies avancées – par exemple l’outil de suivi en temps réel Global Fishing Watch qui résulte de la coopération entre Google, SkyTruth, Océana et plusieurs universités – représente une avancée substantielle en matière de localisation. Pourtant, on ne dénombre actuellement que 47 parties à l’accord PSM parmi lesquelles seulement sept pays d’Afrique de l’Ouest (Angola, Bénin, Gabon, Gambie, Ghana, Guinée, Sierra Leone). À ce jour, aucun d’entre eux ne l’a encore ratifié. Il en va de même pour la charte de Lomé qui compte deux grands absents, le Cameroun et le Sénégal, dont les économies sont très affectées par les incursions étrangères dans leurs eaux. Signalons en outre que le texte n’énonce que des grands principes directeurs – en particulier en matière d’échange d’informations entre États –, mais n’envisage la mise en place d’aucun mécanisme spécifique.
Autant dire qu’en l’absence d’engagements concrets de la part des pays concernés, la lutte contre la pêche illégale ne saurait produire de résultats concluants. De telles avancées s’avèrent néanmoins indispensables si l’on considère que les espèces situées dans les eaux équatoriales, en plus d’être surexploitées, subissent d’ores et déjà les conséquences du changement climatique.
Références
Daniels Alfonso et al., Western Africa’s Missing Fish: The Impacts of Illegal, Unreported and Unregulated Fishing and Under-reporting Catches by Foreign Fleets, Overseas Development Institute, Londres, juin 2016.
Interpol, Sous-direction de la sécurité environnementale (Projet Scale), Étude sur la pêche illégale au large des côtes d’Afrique de l’Ouest, Lyon, sept. 2014.
Le Manach Frédéric et al., « Who gets whats ? Developing a more equitable framework for EU fishing agreements », Marine Policy, 38, 2013, pp.257-266.
Pauly Daniel, « La pêche illégale le long de la côte ouest-africaine », Diplomatie magazine, numéro spécial, octobre 2016, pp. 68-71. (Non diffusé)
Site officiel du sommet de Lomé sur la sécurité et la sûreté maritimes et le développement, disponible à la page suivante : http://www.sommetdelome.org/. Dernière consultation : le 20 octobre 2016.