Par Valérie Le Brenne
Passage au crible n°159Pixabay
Mercredi 18 janvier 2017, la revue Science Advances a publié un article portant sur la disparition des singes dans le monde. S’appuyant sur les informations compilées par l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature), la littérature scientifique et les bases de données des Nations unies, l’équipe dirigée par Alejandro Estrada de l’Université de Mexico analyse pour la première fois le statut, les menaces et les efforts de conservation de cinq cent quatre espèces. Leurs conclusions s’avèrent alarmantes : 60% d’entre elles seraient actuellement en danger d’extinction.
> Rappel historique
> Cadrage théorique
> Analyse
> Références
Rappel historique
Les années 1970 ont été marquées par la prise de conscience des dommages causés à l’environnement par les activités anthropiques depuis la fin du XIXe siècle. La forte croissance démographique et l’augmentation consécutive des prélèvements ont en effet provoqué une perte massive de biodiversité. Renouvelant l’approche malthusienne, plusieurs voix ont alors appelé à une transformation profonde des modes de vie occidentaux.
En 1972, le Club de Rome a publié un rapport fondateur intitulé les Limites de la croissance. Ses auteurs y décrivaient non seulement les atteintes portées aux milieux naturels, mais exposaient mathématiquement un point essentiel : « chaque incrément de dégradation environnementale prend effet toujours plus rapidement qu’à l’itération précédente » (Gunnel, 2009). Cette démonstration cartésienne a ainsi établi l’urgence écologique et contribué à l’inscrire sur l’agenda international.
Soulignons le rôle primordial joué à cet égard par les scientifiques dès l’après-guerre ; l’émergence de la modélisation numérique et les débuts de la collecte de données globales ayant définitivement ancré les technosciences. Celles-ci ont bouleversé les pratiques de production des savoirs en consacrant, par exemple, la quantification minutieuse du vivant. L’exhaustivité de ces recensements a par conséquent permis d’administrer formellement la preuve de l’épuisement des ressources.
À l’instar d’autres disciplines, la primatologie connaît depuis quelques années un renouvellement substantiel. Celui-ci est incarné par l’arrivée d’une nouvelle génération de chercheurs dont les méthodes rompent avec les approches classiques. Recrutées et formées par le célèbre paléoanthropologue Louis Leakey (1903-1972), des figures telles que Dian Fossey (1932-1985) et Jane Goodall (1934-) se sont illustrées dans ce domaine. Outre leurs études pionnières sur le comportement des gorilles, elles ont été les premières à dénoncer le braconnage et à mobiliser la sphère médiatique autour de cette cause.
Cadrage théorique
1. La mise en péril d’une espèce emblématique. Corrélée à la perte de biodiversité sur le plan mondial, la disparition des primates revêt une portée extrêmement symbolique. Ces animaux étant les plus proches des humains, leur extinction nous ramène à notre propre vulnérabilité. Simultanément, ces résultats démontrent l’insuffisance des politiques de préservation.
2. Une science lanceuse d’alertes. La production et la collecte d’informations à grande échelle ont donné lieu à l’élaboration d’analyses inédites. Outre la dégradation accélérée des écosystèmes, ces travaux en identifient les causes et proposent une série de solutions. Bénéficiant d’une médiatisation substantielle, ce type d’études tend à conférer à leurs auteurs un statut de lanceurs d’alertes.
Analyse
Validant les prévisions les plus pessimistes, l’article publié par Science Advances le 18 janvier 2017 confirme la raréfaction des singes à un rythme inquiétant, en particulier à Madagascar, en Asie, en Afrique subsaharienne et en Amérique latine. Au-delà de ce constat brutal, l’extinction de ces mammifères cristallise les risques induits par la détérioration des milieux. Ce faisant, cette étude présente un aspect symbolique en établissant d’une part la responsabilité de nos sociétés dans ce processus d’éradication du vivant, mais aussi en rappelant de manière implicite la dépendance de l’Homme à la nature.
Or, malgré les avertissements répétés, aucune politique publique n’a réussi à mettre un terme à ce phénomène. Au contraire, Alejandro Estrada et ses collègues dressent la liste des principaux facteurs affectant les habitats. Il s’agit de : 1) l’agriculture intensive, 2) l’exploitation forestière, 3) l’élevage, 4) la construction routière et ferroviaire, 5) forages pétroliers et gaziers, 6) des activités minières. Il faut encore y ajouter la chasse et le braconnage ainsi que la pollution et le changement climatique. À l’issue de ce sombre bilan, les chercheurs suggèrent différentes pistes, notamment : 1) la reforestation, 2) l’établissement de zones protégées et 3) la participation des populations locales à leur gestion afin qu’elles puissent en tirer des revenus.
Du fait de leurs compétences à produire, collecter et analyser des données globales, les scientifiques disposent d’un capital de légitimité validé par la publication dans des revues réputées. Aussi, l’ampleur et le caractère novateur d’une étude favorisent-ils sa diffusion ; ce qui contribue, en retour, à ériger son ou ses auteur(s) en un type spécifique de lanceur(s) d’alertes. Par ailleurs, leur composante prescriptive renforce la politisation de communautés épistémiques déjà très sollicitées dans le cadre de la gouvernance mondiale de l’environnement. Cette dimension apparaît d’autant plus importante que la récente montée en puissance des arguments climato-sceptiques et les menaces pesant sur les database élaborées aux États-Unis font craindre aux scientifiques internationaux un ralentissement significatif de la recherche sur le changement climatique.
Estrada Alejandro et al., « Impending Extinction Crisis of the World’s Primates: Why Primates Matter » , Science Advances, 3, 18 jan. 2017.
Garric Audrey, « Les singes pourraient disparaître d’ici vingt-cinq à cinquante ans », Le Monde, 18 jan. 2017.
Gunnell Yanni, Écologie et société, Paris, Armand Colin, 2009.
Pestre Dominique (Éd.), Histoire des sciences et des savoirs, tome 3. Le siècle des technosciences, Paris, Seuil, 2015.