Par Alexandre Bohas
Passage au crible n°153
Le 27 septembre 2016, la société Uber a annoncé son projet de commercialiser des drones-taxi permettant de transporter des passagers par les airs. Quelques jours plus tôt, elle avait lancé une offre test de taxi assurée par des voitures autonomes à Pittsburgh. Tout en proposant déjà des services de véhicules de tourisme avec chauffeurs, cette entreprise entend se développer dans l’ensemble du secteur du transport par des moyens innovants.
> Rappel historique
> Cadrage théorique
> Analyse
> Références
Rappel historique
Fondée en 2009 à San Francisco par Garrett Camp et Travis Kalanick, la startup a rapidement connu un essor économique, atteignant en 2015 un chiffre d’affaires de 1,5 milliard de dollars. Elle s’est développée rapidement dans 66 pays et plus de 500 villes, revendiquant le statut de leader dans les solutions de transport par voie terrestre. Grâce à sa plateforme internet, elle propose de mettre en relation des passagers ou des commanditaires de transport avec des conducteurs. Souhaitant attirer toujours plus d’internautes, elle a décliné ce service d’intermédiation en une vingtaine d’offres telles que la course de taxi par des chauffeurs professionnels (Uber X), dans des berlines de luxe (Uber Berline) ou par des particuliers (UberPOP), le covoiturage (UberPool) et la livraison de repas à domicile (UberEats). Par ailleurs, elle multiplie les expérimentations en logistique et mobilité. Enfin, elle a récemment signé des partenariats en matière de mobilité intelligente, autonome et électrique avec deux grands constructeurs d’automobiles, Volvo et Toyota.
Devant les perspectives prometteuses de rentabilité et de croissance, la valorisation actuelle d’Uber est estimée à 70 milliards de dollars, bien qu’elle ait perdu plus d’un milliard de dollars au cours du premier semestre 2016 et que sa dette dépasse 15 milliards de dollars. Pour financer ses ambitions, elle a non seulement recueilli les fonds d’investisseurs spécialisés en capital-risque mais aussi d’opérateurs du web tels que Baidu, Google et Amazon. Remarquons que l’opposition de nombreux professionnels, au premier rang desquels les chauffeurs de taxi, n’empêche en rien son ascension. Toutefois, elle se heurte à de puissants concurrents tels que Didi en Chine, avec qui elle vient de fusionner sa filiale chinoise, et Lyft, dans un contexte où l’automobile est un secteur convoité par les géants de l’internet, Google et Apple.
Cadrage théorique
1. Le pouvoir structurel des États-Unis. À la suite de la distinction établie par Max Weber, Susan Strange définit cette notion comme « le pouvoir de choisir et de façonner les structures de l’économie politique globale dans laquelle les autres États, leurs institutions politiques, leurs entreprises, ainsi que leurs savants et les autres professionnels doivent opérer ». Dès lors, nous devons examiner de près la redéfinition du fonctionnement et des règles de gestion entrepreneuriale opérées par les firmes de l’internet pour comprendre comment elles contribuent à la prépondérance américaine.
2. La digitalisation de l’économie. En quelques années, l’expansion d’internet constitue une rupture moins par les transformations industrielles qu’elle entraîne que par les changements fondamentaux qu’elle introduit dans les comportements de consommation. En effet, elle provoque des bouleversements dans les interactions entre acheteurs et vendeurs, au sein desquelles s’imposent des modèles inédits de ce qu’il est convenu d’appeler le management.
Analyse
À la manière de la destruction créatrice schumpétérienne, l’émergence de modèles innovants permis par le numérique constitue une révolution qui ébranle de nombreux secteurs. En concentrant les industries à la pointe de la recherche et des évolutions économiques, l’Amérique s’assure une avance dans la transformation des marchés, une part conséquente de la valeur créée par ces innovations et une attractivité renouvelant son soft power.
Les entreprises de la Silicon Valley, auxquelles s’apparente Uber, bouleversent l’économie mondiale en introduisant des plateformes numériques qui mettent en lien une offre et une demande. Celles-ci constituent une rupture dans le monde entrepreneurial, qui déstabilise les acteurs déjà établis tout en séduisant de nombreux consommateurs. Alors que le processus de production s’organise traditionnellement le long d’une chaîne de valeur, la novation réside dans l’attractivité d’une plateforme qui simplifie, rend plus efficients et sécurise les échanges, tout ceci à moindre coût. De même, au lieu de mettre l’accent sur les économies d’échelle de l’offre, celles de la demande deviennent l’enjeu crucial. Des utilisateurs nombreux abaissent d’autant le point mort, c’est-à-dire le seuil de rentabilité, et augmentent l’efficience de la plateforme. Ainsi, centralisant l’essentiel du trafic par effet de réseaux, ces compagnies s’imposent comme intermédiaires incontournables. Dans ce contexte, les filières de production classiques sont soit mises en concurrence les unes avec les autres, soit purement et simplement rendues inutiles. Qui plus est, l’omniprésence du web dans la société les rend dépendantes de leur mise en valeur sur ce médium.
Ces opérateurs ont en outre pour avantage concurrentiel de fonctionner avec moins d’actifs d’une part et de disposer de sources de rentabilisation différentes d’autre part. Cette nouvelle donne les rend alors invulnérables, à l’instar d’Airbnb dans l’hôtellerie et d’Amazon dans l’édition. Formant de véritables places de marché (marketplace) digitales sur le plan mondial, ils ne sont en rien limités par des zones de chalandise et des emplacements physiques. De surcroît, ils n’achètent pas les biens qu’ils proposent, évitant ainsi les stocks et donc le besoin en fonds de roulement. Par ailleurs, ils monnayent la connaissance des consommateurs qu’ils détiennent, la visibilité et la publicité qu’ils offrent aux vendeurs. En effet, leurs revenus résultent autant des commissions liées aux transactions offre-demande qu’ils organisent que de la connaissance des clients qu’ils commercialisent auprès d’autres firmes. De plus, se situant dans la sphère virtuelle, ils se trouvent à la limite du formel et de l’informel, ce qui leur permet de court-circuiter les cadres législatifs nationaux et de remettre en cause la division rigide entre consommateurs et vendeurs.
Enfin, derrière l’image ludique et décontractée que renvoient ces organisations, leurs dirigeants ont veillé à garder l’esprit ‘startup’ des débuts. Une disposition qui compte sur le dévouement sans mesure de ses employés et sur des conditions de travail hors de tout cadre syndical mais qui entraîne une rotation rapide du personnel. Ajoutons que cette mise sous pression du capital humain provient aussi des investisseurs en capital-risque dont les attentes en matière de valorisation s’accroissent avec le montant investi et le période écoulée. Par conséquent, des pans entiers de l’activité mondiale sont menacés par le déferlement de ces entités qui proposent un surplus de valeur, d’efficience et de flexibilité à leurs clients, bénéficient de financements abondants et mettent davantage à contribution leurs employés.
En somme, l’expansion de ces entreprises numériques recouvre une portée politique qui témoigne bien du pouvoir structurel des États-Unis d’Amérique. Par le biais de ses acteurs non-étatiques, notamment économiques, ce dernier façonne les modes de vie, les conditions de marché et les représentations collectives. Finalement, il se pose en modèle et oriente l’évolution des sociétés.
Références
Hagerty James and Bensinger Greg, « Uber’s Self-Driving Cars Debut in Pittsburgh », Wall Street Journal, 16 sept. 2016
Levêque François, « Uber, et si on oubliait un instant les taxis et les chauffeurs ? », La Tribune, 9 nov. 2016.
Strange Susan, States and Markets, 2e éd., Londres, Pinter, 1994,
Hartmans Avery and McAlone Nathan, « The story of how Travis Kalanick built Uber into the most feared and valuable startup in the world », 1 Aug. 2016, disponible sur le site internet: www.businessinsider.com