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PAC 175 – L’opacité industrielle au coeur de l’insécurité alimentaire Le scandale Lactalis, décembre 2017

Par Clément Paule

Passage au crible n° 175

Source : Pixabay

Le 12 janvier 2018, le groupe agroalimentaire Lactalis a annoncé le rappel de tous les produits issus de son usine implantée à Craon, en Mayenne. Cette mesure concerne en l’espèce 12 millions de boîtes de lait infantile qui avaient été distribuées dans 83 pays, parmi lesquels l’Algérie et la Chine. Une telle opération n’intervient pourtant qu’un mois et demi après l’alerte lancée par le gouvernement français : plusieurs dizaines de cas de salmonellose avaient alors été décelés auprès de nourrissons ayant consommé ces substituts alimentaires. Provoquées par des entérobactéries de type Salmonella, ces infections – souvent bénignes pour les adultes – peuvent occasionner de sérieuses conséquences chez les jeunes enfants. Selon un bilan de Santé Publique France daté du 11 janvier 2018, 37 bébés auraient été atteints en France – aucun n’est décédé mais 18 d’entre eux ont été hospitalisés – tandis qu’une contamination a été confirmée en Espagne. Dans ces conditions, la décision exceptionnelle du géant laitier vise à contenir l’internationalisation d’une crise sanitaire qui ébranle de surcroît la régulation de l’IAA (industrie agroalimentaire).

Rappel historique
Cadrage théorique
Analyse
Références

Rappel historique
En premier lieu, il importe de souligner l’établissement, dans la seconde moitié du XXe siècle, d’un marché oligopolistique de l’alimentation à l’échelle globale. Des conglomérats d’envergure planétaire se sont ainsi constitués en Europe et aux États-Unis, comme en témoigne l’essor fulgurant du groupe Lactalis. Créée en 1947, la société Besnier a en effet connu une croissance ininterrompue : citons le rachat de célèbres marques françaises – Lactel en 1984, Bridel en 1990, etc. – mais aussi de concurrents internationaux, à l’instar de Galbani et Parmalat acquis respectivement en 2006 et 2011. Rebaptisée Lactalis en 1999, la compagnie a également investi les marchés turc et états-unien, tout en implantant ses usines en Pologne, en Inde ou en Égypte. À tel point qu’elle est devenue le leader mondial de la transformation laitière, dépassant Nestlé et Danone. Son CA (chiffre d’affaires) annuel, qui a doublé en moins d’une décennie, s’élèverait à plus de 17 milliards d’euros en 2017. Employant 75 000 salariés au sein de 246 sites répartis dans une quarantaine de pays, Lactalis commercialise ses produits dans plus de 150 États.
Cette expansion spectaculaire a néanmoins été entachée de controverses : à titre d’exemple, l’une des filiales du groupe a été condamnée à une lourde amende en 2015 pour sa participation au « cartel du yaourt ». Dans une conjoncture de surproduction laitière en France, des petits producteurs ont récemment dénoncé les pratiques délétères de la firme qui imposerait inflexiblement des prix à la baisse. Face à ces accusations relayées par la presse, la direction de Lactalis s’est souvent retranchée dans le mutisme, justifié au besoin par le secret des affaires. Au-delà des turpitudes de cet acteur, l’IAA est confrontée à des scandales récurrents et transfrontaliers impliquant aussi bien les industriels que les réseaux de distribution. Parmi les plus récents, signalons l’affaire de la « viande de cheval » au début de l’année 2013 ou celle des œufs contaminés au fipronil – un produit phytosanitaire de toxicité modérée – pendant l’été 2017. L’accumulation de ces épisodes ne doit pourtant pas occulter une précédente épidémie de salmonellose, survenue en France en 2005. Près de 150 nourrissons avaient à l’époque été infectés par la Salmonella agona, et l’enquête avait incriminé la même usine de Craon qui appartenait à la laiterie Celia. L’année suivante, le site avait été racheté par Lactalis qui souhaitait investir le marché de la nutrition infantile. Or, les mesures de nettoyage semblent avoir été insuffisantes : entre 2005 et 2017, l’Institut Pasteur a recensé plusieurs dizaines de cas dont la souche bactérienne s’avère analogue à celle identifiée en novembre dernier.

Cadrage théorique
1. Une culture entrepreneuriale entretenant l’opacité. À rebours des rhétoriques célébrant la transparence, la direction de Lactalis se dérobe systématiquement à l’exposition médiatique. Selon ses détracteurs, cette obsession de la discrétion lui permettrait de limiter toute forme de reddition de comptes.
2. Stratégies d’évitement – blame avoidance. Dans la lignée de précédents scandales, les atermoiements des différents intervenants montrent les limites de l’autocontrôle, ainsi que les effets pervers d’une conception de la responsabilité qui apparaît étroitement procédurière.

Analyse
Cette crise alimentaire comporte plusieurs caractéristiques remarquables car elle met soudainement en cause la notoriété d’un fleuron de l’IAA, réputé pour son savoir-faire et sa discrétion. La santé de millions de nourrissons semble menacée par un produit de consommation courante, dont la qualité restait a priori garantie. Confrontée à une situation qui lui échappe rapidement, la direction de Lactalis se mure dans le silence et tarde à réagir publiquement. Il faut attendre le 11 janvier pour qu’un porte-parole présente des excuses aux parents des bébés affectés, tandis que son PDG (Président directeur général) Emmanuel Besnier – surnommé le « milliardaire invisible » par les journalistes – ne s’exprime dans la presse que six semaines après la première alerte. Cette désinvolture manifeste alimente d’autant plus les suspicions des consommateurs que la couverture médiatique se concentre sur les zones d’ombre d’un industriel méconnu. Plus encore, le gouvernement français incrimine ouvertement la faible coopération de Lactalis, le ministre de l’Économie stigmatisant une « entreprise défaillante » et des « comportements inacceptables ». L’intervention de Bercy témoigne de l’importance stratégique du dossier, dans un contexte de négociations ardues sur l’avenir de la filière laitière au sein du deuxième plus grand producteur de l’UE (Union européenne). Avec 25 milliards d’euros de CA annuel en 2017, il s’agit de l’un des rares secteurs dégageant un excédent commercial, ce qui éclaire les rapports de force autour de l’affaire. Certains élus et membres du MEDEF (Mouvement des Entreprises de France) soutiennent par ailleurs le conglomérat laitier en dénonçant un « lynchage médiatique » contre un champion national.
Mentionnons ensuite les dysfonctionnements majeurs survenus dans la chaîne des intervenants censée mettre en œuvre les mesures de protection. Plusieurs campagnes de rappel de produits sont organisées en trois semaines, avant le retrait généralisé du 14 janvier. Si la première ne concerne que 200 000 boîtes, les suivantes ciblent des milliers de tonnes avant que les marques concernées ne soient suspendues de commercialisation et d’exportation. Or, les contrôles menés par la DGCCRF (Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes) démontrent que des dizaines d’établissements – grandes surfaces, pharmacies, grossistes, crèches et hôpitaux – ont continué de proposer des articles potentiellement contaminés malgré les consignes. À nouveau, les principaux distributeurs – E. Leclerc, Auchan, Carrefour ou Système U – ont tardé à admettre des « erreurs humaines », tout en déplorant des injonctions contradictoires et confuses. Autant d’errements qui ont suscité l’ouverture d’une enquête préliminaire pilotée par le pôle santé publique du parquet de Paris. En outre, de nombreuses plaintes ont été déposées par les parents affectés et des associations comme UFC-Que Choisir ou Foodwatch.
Le scandale Lactalis révèle de surcroît la faillite des dispositifs de surveillance régissant l’IAA. Au sein même du marché commun, les standards varient selon les pays, tout comme la capacité à les faire appliquer. Les gouvernements peuvent se montrer accommodants – à l’instar des autorités néerlandaises lors de l’affaire du fipronil – ou désarmés face à une firme rétive. Mais certains analystes déplorent une tendance à l’affaiblissement des administrations chargées d’assurer la sécurité alimentaire dans les pays de l’UE. Ce désengagement progressif de l’État – marqué par des suppressions de postes et une baisse des dotations – s’accompagne d’une régulation souple privilégiant l’autocontrôle par les industriels. Prévues tous les deux ans, les inspections de la DDCSPP (Direction départementale de la cohésion sociale et de la protection des populations) se limitaient à certaines parties du site de Craon et s’appuyaient surtout sur les déclarations de l’entreprise. Or, cette dernière ne semble pas avoir transmis de multiples résultats positifs à la salmonelle, selon le directeur général de l’Alimentation. Réfutant toute dissimulation, le producteur incriminé s’est retranché derrière l’interprétation des procédures – comme la plupart des protagonistes de la crise – afin d’atténuer sa responsabilité. À long terme, ces tactiques d’évitement du blâme ne peuvent qu’entretenir la défiance envers des circuits complexes, glocalisés et tiraillés entre traçabilité et opacité.

Références
CNIEL (Centre national interprofessionnel de l’économie laitière), L’Économie laitière en chiffres. Édition 2017, Paris, CNIEL, printemps 2017.
Casalegno Elsa, Laske Karl, Les Cartels du lait. Comment ils remodèlent l’agriculture et précipitent la crise, Paris, Don Quichotte Éditions, 2016.
Jourdan-da Silva Nathalie et al, « Ongoing Nationwide Outbreak of Salmonella Agona Associated with Internationally Distributed Infant Milk Products, France, December 2017 », Eurosurveillance, (23), 2, janv. 2018.
Paule Clément, « Opacité de l’agroalimentaire, fragilité de la sécurité alimentaire. Le scandale de la viande de cheval, janvier-mars 2013 », in : Josepha Laroche (Éd.), Passage au crible de la scène mondiale. L’actualité internationale 2013, Paris, L’Harmattan, 2014, pp. 89-95, Coll. Chaos International.