Par Jean-Jacques Roche
Passage au crible n° 170
Source: FlickR
Onze ans après la mort en détention de Slobodan Milosevic, le Tribunal Pénal pour l’ex-Yougoslavie a, le 22 novembre 2017, condamné à perpétuité le général serbo-bosniaque Ratko Mladic pour génocide et crime contre l’humanité. Une semaine plus tard, à l’énoncé de sa condamnation à vingt ans de réclusion, le croate Slobodan Praljak s’est suicidé en pleine audience du TPIY. Ces deux événements invitent à reconsidérer la raison d’État au regard de la protection des droits de l’homme et des progrès accomplis ces dernières années par la justice transitionnelle. En effet, cette justice de transition constituée d’un ensemble de mesures judiciaires et non judiciaires a pour objet de réparer les dommages causés par la violation des droits humains commise dans les sociétés qui ont enduré un conflit armé ou bien un régime autoritaire.
> Rappel historique
> Cadrage théorique
> Analyse
> Références
Rappel historique
L’un des initiateurs des premières conférences internationales consacrées au droit humanitaire, Frédéric Fromhold de Martens estimait au début du XXe siècle que le progrès à l’œuvre dans l’histoire se manifestait à travers « le degré de considération accordée à l’être humain en tant que tel [ce qui] indique toujours pour une époque considérée le niveau de développement des relations internationales et du droit international ». Si ce siècle a connu de grandes catastrophes humanitaires, il a également vu se poursuivre des évolutions au cours desquelles la violence a sensiblement reculé, tout en assurant une meilleure reconnaissance de l’égale dignité de tous les hommes. Il semblerait donc avoir confirmé « la loi tendancielle à la réduction de la force employée » mise à jour par Raymond Aron en 1962.
Cadrage théorique
La question de la justice transitionnelle reste le plus souvent abordée sous l’angle de la technique juridique afin de mieux en rappeler les limites. En cas de carence, elle s’avère par définition complémentaire de celle de l’État et se trouve le plus souvent assimilée à celle des vainqueurs. Tentons par conséquent d’éclairer ces débats par une mise en perspective théorique.
Faut-il, avec René Girard, achever Clausewitz ? Autrement dit, peut-on continuer à considérer que la guerre reste toujours « la poursuite de la politique par d’autres moyens », tant la condamnation du recours à la force s’est généralisée, du moins dans les relations interétatiques ? Faut-il dès lors cestimer à l’encontre de Raymond Aron que la spécificité des relations interétatiques ne réside plus dans « la légitimité et la légalité du recours à la force » ? Faut-il, en complément à l’analyse du général Beaufre, affirmer que le vingtième siècle a connu deux ruptures stratégiques majeures, la première avec la découverte du nucléaire et la seconde avec la reconnaissance des droits inhérents à la personne humaine ?
Analyse
Les relations établies entre les entités étatiques font référence à trois concepts : le système international, la société internationale et la communauté internationale. Précisons d’emblée qu’il ne s’agit pas de la société-monde de Charles Manning et de John Burton ou de la société des individus de Norbert Elias qui intègrent toutes les deux d’autres acteurs que les seuls États. Rappelons qu’avant même l’avènement du monde westphalien, les unités politiques ont entretenu des relations constantes, tant sur le plan politique que sur le plan économique ou culturel. Dès le XVe siècle, ce réseau d’échanges est devenu suffisamment dense pour qu’il soit possible d’évoquer l’existence d’un système international.
S’agissant de la société internationale, elle correspond à une phase d’institutionnalisation. Contrairement au système international, elle ne se limite pas à un simple agencement mécanique d’unités politiques, interagissant les unes par rapport aux autres. Elle exige en effet que deux conditions soient remplies : un niveau d’interactions suffisamment élevé pour associer durablement les parties et la prise de conscience d’instaurer nécessairement un ordre international. Pour Hedley Bull, elle se présente comme « un groupe de communautés politiques indépendantes [… qui ont] établi par voie de dialogue et de consentement un ensemble de règles communes et d’institutions pour la conduite de leurs relations et qui reconnaissent leur intérêt mutuel à maintenir ces arrangements ». Cette société internationale représente, chez Bull, une construction politique consciente et autorégulée. Elle se fonde sur un contrat écrit, lequel jette les bases du droit des gens, le droit international public qui apparaît en 1625 avec l’ouvrage De Jure Belli ac Pacis de Grotius. Enfin, lors de l’ultime étape, se forme – contrairement à l’ordre interne où la Gemeinschaft précède la Gesellschaft – une communauté internationale. Cette dernière correspond à un groupement d’acteurs étatiques qui partagent des valeurs identiques, lesquelles permettent l’identification du groupe et lui servent de ciment. Cette entité repose sur la découverte d’un nombre restreint de valeurs communes (les valeurs des « nations civilisées » de l’article 38 du statut de la CIJ (Cour Internationale de Justice), auxquelles la majorité des acteurs étatiques accepte de se soumettre, sans même qu’il soit nécessaire de faire référence à un texte écrit. Cette communauté internationale dépasse donc la société internationale sous trois aspects : elle détient des responsabilités particulières, elle crée des normes qui s’imposent aux États, y compris en dehors de leur consentement. Enfin, elle dispose de la capacité de sanctionner les acteurs qui manqueraient à ce corpus normatif non écrit, fondement d’un ordre public international en devenir.
Promue aujourd’hui par les Nations unies, la justice transitionnelle et ses avancées civilisationnelles semblent donc désormais porter témoignage de l’émergence d’une communauté internationale au sens où l’entendait le théoricien réaliste Hedley Bull.
Références
Sur la justice transitionnelle
Turgis Noemie, La Justice Transitionnelle en Droit International, Bruxelles, Bruylant, 2014.
Aersten Ivo, Arsovska Jana (Eds.), Restoring Justice after Large Scale Violent Conflicts – Kosovo, DR Congo, the Israeli-Palestinian Case, Routledge, 2012
Sur le système international
Brecher Michael, « Système et Crises en Politique Internationale », Etudes Internationales, 14 (4), 1984, pp. 755-788
Waltz Kenneth, Theory of International Politics, Reading, Addison Wesley, 1979.
Sur la société internationale
Bull Hedley, The Anarchical Society – A Study of Order in World Politics, London, Macmillan, 1977
Bull Hedley & Watson Adam (ed), The Expansion of International Society, Oxford, Clarendon Press, 1984.
Laroche Josepha, Théorie des conflits internationaux. Les réalistes, 2e éd., Paris, L’Harmattan, 2016,
Sur la communauté internationale
Roche Jean-Jacques, Relations Internationales, Paris, Lextenso-éditions, 7° éd., chapitre 2.
Villalpando Santiago, L’Emergence de la Communauté Internationale dans la Responsabilité des États, Genève, Graduate Institute Publications, 2005.