Par Catherine Wihtol de Wenden
Passage au crible n° 161
Source: Pixabay
Selon SOS-Méditerranée et MSF (Médecins Sans Frontières), un millier de migrants ont été secourus par les navires humanitaires dans la nuit de samedi 25 mars au dimanche 26 mars 2017 au large de la Libye. Cela porte ainsi à plus de 6 000 le nombre de personnes qui ont dû être secourues en une seule semaine migratoire
> Rappel historique
> Cadrage théorique
> Analyse
> Références
Rappel historique
En 2015, l’arrivée massive en Europe de demandeurs d’asile venus de Syrie, d’Irak, d’Afghanistan et de la Corne de l’Afrique a fragilisé les valeurs fondamentales de solidarité et de droits de l’homme sur lesquelles est fondée l’Union européenne. Des valeurs rappelées dans le Traité Constitutionnel de l’Union européenne de Lisbonne qui a été conclu en 2007. En mai 2015, un premier appel avait été lancé par Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne, enjoignant les pays de l’Union à se partager 40 000 réfugiés en vue de leur réinstallation dans les vingt-huit États membres. Mais il s’est heurté à un refus catégorique de ces derniers. Le quota étant déterminé en fonction de la population de chaque pays et de sa richesse, pour la France, il s’agissait de recueillir quelque 13 000 personnes. Cela impliquait un calcul rationnel pour chacun des vingt-huit selon des critères définis par le Bureau européen d’Appui aux réfugiés de Malte (EASO). Faisant suite à l’engagement allemand de recevoir 800 000 demandeurs d’asile, ce pays a reçu plus d’un million de nouveaux venus en 2015, dont plus d’une moitié de demandeurs d’asile. Quant aux pays européens de l’Ouest, ils ont accepté la nouvelle proposition formulée par Jean-Claude Juncker en septembre 2015, exigeant la réinstallation obligatoire de 160 000 demandeurs d’asile, soit 30 000 pour la France (qui en fait en a reçu à peine la moitié). Mais dans un climat de montée des extrêmes-droites, les pays d’Europe centrale et orientale, dits de Visegrad – Hongrie en tête, suivis de la République tchèque, de la Slovaquie et de la Pologne – ont décliné l’appel, considérant qu’ils appliquaient déjà le droit d’asile et que l’arrivée de nouveaux venus risquait de porter atteinte à l’homogénéité ethnique et culturelle qu’ils souhaitaient réaliser dans leurs pays respectifs.
Cadrage théorique
1. Crise de solidarité. La solidarité représente une valeur-clé de l’Union européenne et de sa citoyenneté. Elle a présidé aux politiques d’aide régionale qui ont bénéficié aux nouveaux entrants grâce aux fonds structurels européens. Inscrite dans le traité de Lisbonne, elle s’appuie sur de nombreux précédents mis en scène dans les relations internationales : aide au développement, construction d’espaces régionaux de circulation, de travail et d’échanges commerciaux. Elle suppose aussi une certaine convergence de vues entre les partenaires étatiques. Dans une perspective de paix, le solidarisme de Léon Bourgeois a tenu lieu de philosophie de l’équilibre après la Première Guerre mondiale. Or dans la crise de 2015, c’est la confiance qui a fait défaut entre les États européens. De la même façon, qu’elle a posé problème entre l’Union et ses membres. Cette dégradation intervenant dans un climat de montée des souverainismes et de poussée de l’extrême-droite. Plusieurs pays européens ont alors décidé de fermer leurs frontières pour se protéger sur le plan national en application du code Schengen, une disposition qui est permise en temps de crise et durant une période déterminée.
2. Une politique de fuite en avant. Il peut paraître surprenant de constater que l’Europe a besoin de garde-frontières pour se protéger des flux migratoires. En effet, elle ne parvient pas à gérer sa politique d’immigration et d’asile sans faire appel à la Turquie ou encore la Libye. Par ailleurs, d’autres pays comme le Maroc ont été sollicités de longue date pour accepter des accords multilatéraux avec l’ensemble de l’Union européenne (ce que le Maroc a refusé pour préserver ses relations diplomatiques avec ses voisins d’Afrique de l’ouest). Comme les arrivées se présentent de plus en plus comme des migrations en chaîne, chaque pays aux portes de l’Europe devient à son tour pays d’immigration et de transit, alors qu’auparavant, il n’était qu’un pays de départ. Jusqu’où peut donc aller ce processus ? Soulignons combien les analyses relatives à l’externalisation des frontières à distance sont dépassées depuis bien longtemps. En effet, les accords d’éloignement des sans-papiers et déboutés du droit d’asile peinent à être mis en œuvre en raison de la réticence des pays de départ à accepter les reconduites que l’Europe leur propose.
Analyse
La crise de 2015 a suscité nombre de tensions entre les pays européens. Une crise est-ouest, mais aussi sud-nord. Les pays d’Europe de l’ouest considéraient que les pays d’Europe du sud – Italie et Grèce – avaient tendance à négliger de tamponner les passeports et à faire passer les migrants et demandeurs d’asile vers d’autres pays voisins pour ne pas avoir à appliquer le régime de Dublin II («one stop, one shop »). Ceci obligeait les premiers pays d’arrivée à traiter les nouveaux entrants comme demandeurs d’asile sur leur territoire. Ces États ont développé des politiques d’accueil associant des acteurs privés, comme les ONG et associations, aux politiques publiques traditionnelles.
Pour alléger le poids des migrants en Grèce à la suite des arrivées massives provenant de la « route des Balkans » à travers la frontière gréco-turque, l’Union européenne a décidé, à l’initiative d’Angela Merkel, de conclure un accord avec la Turquie, signé en mars 2016. Or la Turquie – consciente de la place stratégique qu’elle représente – a demandé en échange du maintien sur son territoire des réfugiés, la suppression des visas pour les Turcs, la reprise des négociations d’entrée dans l’Union européenne ainsi que le versement de six milliards de dollars pour l’accueil des réfugiés syriens, irakiens, afghans et ceux de la corne de l’Afrique. Un curieux échange de réfugiés contre des sans-papiers syriens pour 72 000 personnes entre la Turquie et la Grèce a également été ajouté.
Il convient de rappeler que la Turquie est signataire de la Convention de Genève sur l’asile. Mais Ankara a maintenu sa réserve géographique à l’égard des seuls Européens, comme lors de la Guerre froide car elle est entourée par des pays non signataires de la Convention de Genève. Ceci explique que nombre de Syriens cherchent à passer en Europe pour consolider leur statut de réfugiés au lieu de recevoir en Turquie un titre de séjour de courte durée assorti d’un permis temporaire de travail. D’autant plus que ce pays abrite près de 5 millions de nouveaux venus. L’accord a eu pour effet de diminuer l’afflux vers la Grèce. En revanche, il a augmenté à nouveau le nombre des arrivées de sub-sahariens vers les îles siciliennes. Les associations de défense des droits de l’homme et les ONG ont critiqué l’accord UE/Turquie, considérant que la Turquie n’est pas un pays sûr pour les réfugiés, même si l’Union européenne semble entériner la thèse contraire. En novembre 2016, l’Europe a alors cherché à nouveau, avec le sommet de La Valette, à conclure un accord de réadmission avec la Libye, un pays sans gouvernement et peu respectueux des droits de l’homme, plus dangereux encore à traverser que le passage de la Méditerranée. On peut par conséquent se demander jusqu’où les Européens iront dans la poursuite de cette politique qui fait de chaque État riverain de l’Europe, un pays d’immigration et de transit, alors que la crise apparaît en fait multiforme.
Une réouverture des frontières aux migrations de travail dans les secteurs en tension aurait été plus à même de départager les flux dits mixtes entre demandeurs d’asile et migrants à la recherche de travail. En outre, elle diminuerait le nombre de morts et l’importance des trafics du passage en méditerranée.
Jaffrelot Christophe, Lequesne Christian (Éds.), L’enjeu mondial : Les migrations, Paris, Les Presses de sc Po, 2009.
Rodier Claire, Portevin Catherine (Éds), Migrants & réfugiés, Paris, La Découverte, 2016.
Wihtol de Wenden Catherine, Benoît-Guyod Madeleine (Éds.), Atlas des migrations : Un équilibre mondial à inventer, 2e éd., Paris, Editions Autrement, 2012.