Dix ans après sa création à Porto Alegre, l’événement a réuni plusieurs dizaines de milliers de personnes, jusqu’à 70 000 selon les chiffres officiels. Il faut cependant préciser que seuls 6 000 participants et 1 205 organisations auraient été enregistrés par le comité chargé des inscriptions. Ce rassemblement international des mouvements sociaux et citoyens s’est tenu au sein du campus de l’UCAD (Université Cheikh-Anta-Diop), l’une des principales structures universitaires d’Afrique francophone. Soulignons que ce continent a déjà accueilli le FSM en 2006 à Bamako dans le cadre de sommets polycentriques, et en janvier 2007 à Nairobi. Outre cette considération, mentionnons l’existence du Dakar étendu – permettant une participation à distance via Internet – et de rencontres parallèles – Dakar des banlieues – voire alternatives comme l’initiative Dakar, l’autre forum.
Dans un premier temps, il convient de revenir brièvement sur les différentes phases du rendez-vous mondial de l’altermondialisme placé sous le thème des Crises du système et des civilisations. En l’occurrence, le Forum a débuté le dimanche 6 février par une marche d’ouverture réunissant des milliers de manifestants provenant d’une centaine de pays. Ceux-ci ont défilé de la place de l’Obélisque – où se trouvent la Grande Mosquée et le siège de la RTS (Radiodiffusion Télévision Sénégalaise)– jusqu’à l’UCAD. Composé des principales coordinations et organisations de dimension internationale –ATTAC, Via Campesina, ActionAid, Enda-tm, CRID, etc. –, le cortège a également rassemblé nombre de petites associations établies au Sénégal ou dans des États voisins. En outre, plusieurs personnalités politiques de gauche ont accompagné la mobilisation. Citons Martine Aubry et Olivier Besancenot mais aussi le président bolivien Evo Morales, qui a prononcé un discours à la fin de la marche. Ensuite, les trois jours suivants – 7, 8 et 9 février – ont été consacrés à des centaines d’activités auto-organisées sous forme d’ateliers traitant de problématiques très diverses ; quant au lundi 7 février, il avait été dédié à l’Afrique et aux diasporas, en témoigne la cérémonie du souvenir animée par Aminata Traoré et Yayi Bayam Diouf à Thiaroye-sur-mer. Enfin, les deux dernières journées ont été le théâtre d’une trentaine d’assemblées thématiques et de convergence – dont l’Assemblée des Mouvements Sociaux qui a regroupé 2 000 personnes – en vue d’articuler les différents mouvements et actions.
Pour autant, ce programme a été fortement perturbé par un véritable chaos logistique, en particulier au début du Forum. Alors que le comité organisateur avait obtenu de nombreuses salles de l’université pour les 1 200 activités prévues, le nouveau Recteur Saliou Ndiaye aurait décidé de revenir sur cet arrangement. Par voie de conséquence, les cours et partiels n’ont pas été suspendus dans les facultés, occasionnant des annulations massives d’ateliers. Si bien que les tentes montées à la hâte n’ont pu accueillir qu’une partie restreinte des manifestations, tandis que de nombreux participants erraient sur le campus. De plus, les programmes quotidiens, édités le matin même – et fréquemment modifiés au cours de la journée –, ont été distribués de manière aléatoire. Il faut cependant noter que les délestages – ou coupures d’électricité –, récurrents à Dakar depuis quelques mois, n’ont revêtu finalement qu’un impact mineur sur le déroulement des rassemblements. Soulignons également que cette désorganisation a été amplifiée par l’irruption progressive de vendeurs ambulants à l’UCAD qui ont littéralement investi l’espace du Forum. Côtoyant les stands d’associations et d’ONG (Organisations Non Gouvernementales) proposant aussi des produits locaux, ces invités imprévus ont contribué à accentuer la marchandisation de l’événement. Certains acteurs ont alors dénoncé une foire internationale incompatible avec les objectifs de la rencontre.
Toutefois, ce désordre généralisé ne semble pas avoir frappé tous les acteurs de la même manière. En l’espèce, les grandes délégations ont pu réussir à s’approprier certains lieux pour y organiser leurs activités sans interférence extérieure. Citons les nombreux Brésiliens regroupés à l’Institut Goethe – situé non loin de l’UCAD mais en dehors du campus–, ou les membres du CRID (Centre de recherche et d’information sur le développement) installés dans l’hôtel Diarama à Ngor, au nord de Dakar. Dans la même logique, le FSM a constitué un espace privilégié de retrouvailles entre militants chevronnés, mais également de densification de réseaux individuels et collectifs. En l’occurrence, les personnalités fondatrices et emblématiques du mouvement altermondialiste ont occupé une place centrale, depuis Samir Amin jusqu’à Aminata Traoré en passant par Gustave Massiah, Chico Whitaker, Demba Moussa Dembelé ou Taoufik Ben Abdallah. Mais certains professionnels de la politique les ont concurrencés. Si l’on a déjà évoqué le discours d’Evo Morales, signalons les apparitions de Lula ou dirigeant de Guinée, Alpha Condé. Selon des commentateurs, les associations africaines – et asiatiques – n’auraient pas été assez présentes face à ces intervenants routiniers venant surtout d’Europe et d’Amérique latine. En effet, si les Sénégalais et les pays voisins – Mali, Mauritanie, Burkina-Faso – étaient relativement mobilisés, le coût du voyage a écarté de nombreux militants d’Afrique anglophone ou méridionale. Plusieurs caravanes ont cependant permis à des participants peu dotés en ressources de se rendre à Dakar.
S’agissant des problématiques abordées, un certain nombre de thèmes ont dominé les débats, à commencer par l’accaparement des terres – land grabbing – par les firmes multinationales. À cet égard, les mouvements paysans ont décrit l’accentuation du phénomène de rachat massif de zones arables par des compagnies qui y implanteraient des cultures industrielles d’exportation. Ce qui rejoint la défense de la souveraineté – voire la sécurité – alimentaire des États du Sud. Ensuite, la question des migrations a occupé une grande place dans l’agenda altermondialiste, avec de nombreuses initiatives comme la signature d’une Charte mondiale des migrants. Cette cérémonie s’est déroulée peu avant le début du FSM – les 2, 3 et 4 février 2011 – sur l’île de Gorée, lieu symbolique car étroitement associé à la traite négrière. Les revendications d’une citoyenneté universelle ont été doublées de manifestations comme celle du 10 février contre l’agence FRONTEX (Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des États membres de l’Union européenne). Des thématiques comme la dette – en particulier ses dimensions écologiques – ou le rôle de la femme africaine ont aussi connu un franc succès. Enfin, la conjoncture actuelle a considérablement alimenté les discussions, qu’il s’agisse des révolutions tunisienne et égyptienne ou du conflit en Côte d’Ivoire.
Autant dire que cet aspect proprement politique de l’événement, renforcé par l’intervention de chefs d’État, a suscité des controverses virulentes. D’une part, la querelle désormais ancienne sur la forme du FSM – manifestation engagée avec déclaration finale ou espace ouvert et citoyen – a été réactivée. Invoquant la Charte des principes de Porto Alegre, plusieurs critiques ont ciblé la présence d’acteurs politiques et syndicaux, et en premier lieu le discours d’Evo Morales. D’autre part, le financement du Forum, voire de certaines organisations par des gouvernements ou des firmes –ainsi, la compagnie Petrobras et la délégation brésilienne – a fait l’objet d’âpres débats. En outre, signalons le conflit entre le mouvement sahraoui et une partie des participants marocains – dont un groupe de policiers mandatés par le Ministère de l’Intérieur– qui a dégénéré en affrontement à de multiples reprises. Par ailleurs, des polémiques plus matérielles ont éclaté quant aux carences logistiques et aux conditions déplorables d’hébergement des caravaniers au Camp des jeunes. Enfin, le président sénégalais Abdoulaye Wade a également été dénoncé pour ses déclarations stigmatisant l’altermondialisme et son attitude ambiguë face au FSM. De manière générale, il importe en conclusion de souligner la faible implication des Dakarois, étudiants et marchands mis à part : des éléments qui nourriront les débats au sein du Conseil International dans les mois à venir, à commencer par le choix du lieu où se tiendra le prochain Forum.
* Un membre de Chaos International a participé à la onzième édition du FSM (Forum Social Mondial), qui s’est déroulée à Dakar du 6 au 11 février 2011et nous en rendons compte ici.