Par Yves Poirmeur
Passage au crible n°46
Inculpé depuis 1995 pour crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide, par le TPIY (Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie), le général Ratko Mladic a été arrêté le 26 mai 2011 par les autorités serbes. Colonel de l’armée Yougoslave à Knin en Croatie (1991), puis général commandant l’armée serbe de 1992 à 1995, il a été l’un des principaux artisans de l’édification militaire, sur les ruines de la Yougoslavie, d’une Grande Serbie qui aurait réuni les Serbes de Serbie, de Croatie, de Bosnie-Herzégovine et du Monténégro. Avec l’arrestation le 21 juillet 2011 de Goran Hadzic poursuivi pour son implication dans les meurtres de centaines de civils et la déportation de milliers de Croates pendant la guerre de Croatie (1991-1995) la Serbie a désormais remis au TPIY les 44 inculpés qu’il réclamait. Le TPIY va ainsi pouvoir disparaître dans les années à venir après avoir pleinement accompli sa mission puisque les 161 personnes qu’il avait inculpées lui ont bien été déférées.
> Rappel historique
> Cadrage théorique
> Analyse
> Références
Pour redessiner les frontières, dans un pays multiethnique, Ratko Mladic n’a reculé devant aucun crime. Il a conduit une politique d’épuration ethnique – par assassinats, déportations, massacres des populations civiles non-serbes, bombardements de villes – afin de relier la Serbie et la Bosnie orientale aux Krajinas croate et bosniaque. En outre, il a joué un rôle central dans la guerre de Bosnie qui a fait plus de 100 000 morts et a été marquée par le siège dramatique de Sarajevo (1992-1993) ainsi que le terrible massacre d’environ 8000 musulmans Bosniaques à Srebrenica (juillet 1995). Après les arrestations de Slobodan Milosevic (2001) qui avait été au pouvoir en Serbie de 1989 à 2000, et de Radovan Karadzic (2008), le chef des Serbes de Bosnie de 1992 à 1995, R. Mladic restait le dernier grand responsable de ce nettoyage ethnique encore en liberté. Il aura donc fallu seize ans pour qu’il soit rattrapé par la justice internationale et livré au TPIY.
Institué le 25 mai 1993 par la résolution 827 du Conseil de sécurité de l’ONU, le TPIY représente une juridiction ad hoc compétente pour juger les responsables des violations graves du droit international humanitaire commises dans l’ex-Yougoslavie depuis 1991. Première résurgence d’une justice internationale qui avait pour seuls précédents les tribunaux militaires ad hoc de Nuremberg (1945) et de Tokyo (1946), sa création – comme celle du TPIR en 1994 pour juger le génocide au Rwanda – a été rendue possible par la fin du conflit Est-Ouest. Dans cette nouvelle conjoncture internationale, le Conseil de sécurité a innové en interprétant largement la Charte des Nations Unies (Chapitre VII). En effet, il a décidé que la mise en place de juridictions pénales ad hoc pouvait participer du maintien de la paix et de la sécurité internationale. Malgré les obstacles fonctionnels et surtout politiques, ces deux instances ad hoc n’ont pas seulement apporté une contribution fondamentale à la lutte contre l’impunité. En faisant la démonstration que des juridictions pénales internationales rendaient efficacement la justice, elles ont aussi validé le projet d’en établir une nouvelle qui serait à la fois permanente et compétente pour connaître des crimes internationaux les plus graves, en quelque endroit qu’ils aient été commis. La création de la Cour pénale internationale en 1998 et son entrée en vigueur en 2002 se situent par conséquent dans leur sillage. Mais si cette dernière traduit bien l’enracinement de la justice pénale au sein des institutions internationales et la rationalisation de son fonctionnement, elle laisse toutefois persister les difficultés structurelles rencontrées auparavant par les TPI dans leur lutte contre l’impunité. Ne disposant pas d’une police judiciaire, les juridictions pénales internationales doivent obtenir la collaboration des États pour mener leurs enquêtes, recueillir les preuves et obtenir l’arrestation des inculpés. Pour ce faire, il leur faut développer une véritable diplomatie judiciaire auprès de l’ensemble des acteurs politiques impliqués dans le conflit. Autrement dit, ses chances de succès dépendent d’un ensemble complexe de rapports de forces, comme le montre le parcours du général Mladic.
1. Une diplomatie judiciaire en marche. Les juridictions pénales internationales consacrent une part substantielle de leurs travaux à nouer des relations avec les autorités nationales, locales et internationales afin qu’elles acceptent de mettre à leur service les moyens policiers dont elles disposent. L’avancée des procédures reste donc tributaire des intérêts de ces divers acteurs, que le procureur et le président doivent bien comprendre et analyser en vue d’une étroite coopération.
2. Le refus de l’impunité. En conditionnant une éventuelle adhésion de la Serbie au refus de toute impunité, l’Union européenne a montré que son soft power devenait efficace dès lors que les leaders serbes au pouvoir n’envisageaient pas l’avenir de leur pays hors de l’Europe.
Constitué tandis que la guerre faisait rage, le TPIY a été constamment confronté aux contradictions des logiques judiciaires et politiques, l’arrestation des inculpés et la réalisation des enquêtes dépendant des gouvernants. C’est seulement lorsque le mandat des forces de l’OTAN (1997), sous la pression de la présidente du TPIY, a été étendu aux arrestations des personnes inculpées, que les chefs de guerre ont commencé à être remis au tribunal. Les forces internationales ont alors pris d’autant plus facilement le relais de la police locale défaillante que ces arrestations facilitaient l’application des accords de Dayton (1995). L’OTAN a ainsi opéré pendant son mandat (achevé fin 2004), 30 arrestations. Ayant su s’installer en Serbie, à l’abri des forces internationales, Mladic a profité, comme Karadzic, d’une inertie des grandes puissances liée, sans doute, aux circonstances du drame de Srebrenica. En effet, alors qu’ils avaient commencé à négocier secrètement pour parvenir à des accords de paix, les gouvernements américains, anglais, français et l’ONU avaient laissé se préparer le siège autour de la ville.
Pendant longtemps, Mladic a bénéficié de multiples complicités dans l’armée, l’appareil d’État et les milieux nationalistes. Cependant, le changement des rapports de forces politiques en Serbie qui s’est manifesté en 2008 par l’élection à la présidence du démocrate, Boris Tlalic, et l’intransigeance de l’Union européenne sur la question de l’impunité, ont permis sa capture. Le choix fondamental de la Serbie d’intégrer l’Union européenne aura finalement scellé son sort.
La lutte contre l’impunité demeure un combat permanent auquel le TPIY a apporté une contribution éminente. Loin d’empêcher l’établissement de la paix – comme certains le redoutaient – il a démontré qu’il pouvait au contraire en faciliter la réalisation, en permettant aux forces internationales de mettre hors d’état de nuire les inculpés qu’elles pouvaient arrêter. Il a plus encore conféré une véritable crédibilité à la justice pénale internationale en se montrant capable de juger des crimes extrêmement graves qui, sans lui, n’auraient sans doute pu l’être. En outre, à l’issue de procès équitables, il a condamné leurs auteurs à de lourdes peines. Ainsi, en faisant de l’arrestation des inculpés qu’il réclamait un enjeu permanent sur la scène internationale et en parvenant, contre toute attente, à ce qu’ils lui soient tous remis, le TPIY a-t-il inscrit la répression des crimes internationaux dans l’histoire, combattant par là même la culture de l’impunité.
« Justice pénale et politique internationale », Confluences Méditerranée, (64), 2007-2008.
Gaboriau Simone, Pauliat Hélène (Éds.), La Justice pénale internationale, Limoges, PULIM, 2002.
Schoenfeld, Heather, Levi Ron, Hagan John, « Crises extrêmes et institutionnalisation du droit pénal international », Critique internationale, (36), 2007, p. 36-54.