Par Alexandre Bohas
Passage au crible n° 171
Source: Pixabay
À l’automne 2017, les révélations portant sur les agissements criminels d’Harvey Weinstein à l’égard des femmes, ont provoqué une indignation et une mobilisation sans précédent à l’échelle mondiale. Cette lutte contre le harcèlement sexuel témoigne de l’existence de dynamiques transnationales qui annoncent des changements sociaux de fond.
> Rappel historique
> Cadrage théorique
> Analyse
> Références
Rappel historique
Le 5 octobre 2017, deux journalistes du New York Times, Jodi Kantor et Megan Twohey, ont publié une enquête qui a mis en lumière le comportement inapproprié du producteur hollywoodien, Harvey Weinstein, envers ses employées et certaines actrices de ses films. Ces informations se fondaient en particulier sur les déclarations de plusieurs de ces femmes parmi lesquelles se trouvaient deux stars, Ashley Judd et Rose Mcgowan. Après cette publication, les témoignages se sont multipliés sur les pratiques immorales et abjectes que cette figure d’Hollywood aurait fait subir à de nombreuses femmes, révélant ainsi des abus perpétrés depuis plusieurs décennies. Au total, quatre-vingt-dix personnes se sont dites victimes, dont quatorze invoquant des viols. Parmi elles, on note des vedettes mondialement connues, telles qu’Angelina Jolie et Gwyneth Paltrow.
Ces divulgations ont suscité un émoi planétaire qui a encouragé des milliers de femmes, connues ou non – et ayant subi les mêmes outrages – à sortir également de leur silence. À cet égard, les réseaux sociaux ont pleinement joué un rôle de caisse de résonance. En effet, en quelques semaines, des centaines de milliers de messages relatant des cas similaires ont été publiés dans quatre-vingt-cinq pays, sous les mots-clés suivants : « #Metoo », « balanceTonPorc » en France, « #QuellaVoltaChe » et « #YoTambién » dans les pays hispanophones. Dans ce cas d’espèce, c’est la méthode d’humiliation et de dénonciation (shaming and naming) ayant déjà démontré son efficacité depuis plusieurs années, qui a été mise en œuvre à l’échelle mondiale. Des dizaines d’artistes tels que Kevin Spacey, d’universitaires comme Tariq Ramadan et d’hommes politiques – tels que l’ancien Président George H.W. Bush – ont été accusés publiquement. Au Royaume-Uni, l’ensemble de la classe politique a été frappé : de nombreux parlementaires et des ministres ont été directement mis en cause. Dans le gouvernement de Theresa May, Michael Fallon a été acculé en novembre dernier à la démission en raison des allégations portées à son encontre. L’onde de choc a même atteint des pays non occidentaux comme la Chine, le Japon ou bien encore la Russie.
À la suite de ces messages en ligne, des manifestations à l’appel de collectifs, ont été organisées aux États-Unis et en Europe. En outre, des projets de loi sont en cours d’élaboration afin de pouvoir engager plus facilement des recours contre les harceleurs et de durcir les peines relatives aux actes incriminés. Enfin, notons qu’une hausse des plaintes pour violences sexuelles a d’ores et déjà été enregistrée depuis ces événements.
Cadrage théorique
1. La prépondérance américaine dans la sphère des savoirs. Le processus de mondialisation provoque l’enchevêtrement des économies, mais aussi celui des cultures nationales, au profit des États-Unis d’Amérique qui y occupent une place dominante. De ce fait, ses courants d’opinion et ses modes de pensée induisent des dynamiques de transformations transnationales dans la structure des savoirs. Ces modifications déterminent ce que les individus croient et prennent pour acquis. Ainsi, une part fondamentale du pouvoir structurel des États-Unis provient-elle de ce façonnement d’ordre culturel (Strange).
2. La puissance du star-system mondial. Au cours des XIXe et XXe siècles, la figure de l’écrivain-intellectuel universel s’est imposée dans les débats publics. Mais aujourd’hui, lui succède celle de la star détentrice d’un rayonnement international. En effet, le charisme, que permet la participation à des créations audiovisuelles au succès planétaire, lui confère un capital symbolique propre à mobiliser les opinions publiques. Par leur célébrité, les stars se révèlent alors en mesure de faire inscrire certaines de leurs priorités à l’agenda politique de la scène mondiale.
Analyse
Rappelons que monde audiovisuel a connu de nombreuses affaires de mœurs qui ont déjà fait la une de l’actualité, comme celles des deux figures de la chaîne Fox news, Roger Ailes et Bill O’Reilly et celle de l’acteur à succès, Bill Cosby. Néanmoins, les révélations actuelles, amplifiées par les réseaux sociaux, revêtent un retentissement nouveau dû à l’émancipation de femmes-victimes qui restaient auparavant silencieuses. Sur ces sujets, nous avons assisté ces derniers mois à des ruptures profondes, d’ordre culturel. La honte qui envahissait les femmes abusées et les réduisait autrefois au silence, s’est reportée désormais sur leurs agresseurs. Les victimes, célèbres ou anonymes, sont à présent appelées des « briseuses de silence » et considérées comme des héroïnes. En l’espèce, elles ont été désignées comme « personnalités de l’année 2017 » par le magazine Time. Autrement dit, ce que les organisations féministes appellent la « culture machiste » semble avoir reculé. Nous pouvons souligner à ce propos que ce renversement s’est accompli également dans des pays comme la France ou l’Espagne, où un certain laxisme envers ces outrages prévalait jusqu’à ce jour.
Il importe surtout d’indiquer que le nombre et la notoriété des victimes ont mené à la constitution d’une parole collective qui s’est largement déployée à l’échelle transnationale. Cette nouvelle donne pourrait imposer cette thématique à l’agenda des gouvernements et faciliter dans le même temps les pressions sur les institutions politiques et les entreprises. Mentionnons en l’occurrence le rôle précurseur en juin 2017 de Susan Fowler qui – grâce à son blog et au récit de son expérience au sein de la firme Uber – a contraint à la démission le dirigeant emblématique de la Silicon Valley, Travis Kalanick.
Ce mouvement en faveur de la cause féminine tient à une organisation spécifique, caractéristique de tous les faits médiatiques d’envergure ; l’échelle transnationale offrant une visibilité cruciale et une capacité d’influence accrue. À l’instar des grandes organisations non-gouvernementales, cette campagne emprunte des formes réticulaires grâce auxquelles il apparaît plus aisé de capter l’attention des opinions publiques. Il s’agit de créer le buzz et de susciter une communication virale, pour reprendre les expressions des communicants. En fait, son ampleur tient davantage à une mobilisation de type individuel, désinstitutionnalisée et en ligne plutôt qu’aux interventions traditionnelles et routinisées des organisations féministes. En outre, son caractère américano-centré est dû avant tout à la prépondérance des acteurs non-étatiques organisés en réseau et non à une prétendue stratégie du gouvernement américain. Comment ne pas voir que les moyens de diffusion utilisés proviennent de ce pays ; les méthodes employées comme le boycott, le naming and shaming et le rôle clé joué par les stars hollywoodiennes se retrouvent dans toute l’histoire récente des États-Unis ?
En somme, l’affaire Weinstein révèle une nouvelle dimension d’un monde transnational dont l’émergence est souvent perçue à juste titre comme une brutalisation sociale (Laroche). Dès lors, peut-on discerner une dimension émancipatrice dans les événements récents qui témoignerait d’un aspect civilisateur de la mondialisation ?
Références
Dryef Zineb, « Et la parole des femmes se libéra », Le Magazine du Monde, (327), 23 déc. 2017, pp. 14-20.
Kantor Jodi et Twohey Megan, « Harvey Weinstein Paid Off Sexual Harassment Accusers for Decades », The New York Times, 5 Oct. 2017.
Laroche Josepha, La Brutalisation du monde, du retrait des États à la décivilisation, 2e éd. revue et augmentée, Paris, L’Harmattan, 2016.
Strange Susan, States and Markets, 2e éd., Londres, Pinter, 1994.